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Enquête

LES PROS DE SANTÉ

Enquête | publié le : 01.09.2003 |

La santé des salariés serait-elle le cadet des soucis des entreprises ? C'est ce qu'affirment aujourd'hui des experts ou des médecins, entrés en guerre contre des dirigeants irresponsables, une législation défaillante et une administration aveugle. « Depuis vingt ans, la prévention des risques professionnels stagne, estime Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l'Inserm. En revanche, les atteintes à la santé se multiplient. » Pour Catherine Rondeau du Noyer, médecin inspectrice régionale aujourd'hui à la retraite, le constat est accablant : « La survenue d'une maladie professionnelle est banalisée comme faisant partie des risques du métier, explique-t-elle, c'est tout juste si la déclaration et les droits inhérents au salarié ne sont pas censés compenser un risque qui perdure. » Face à cette situation, les professionnels de la santé ne désarment pas. D'autant qu'après trente ans de combat, les victimes de l'amiante ont fini par gagner. L'an dernier, la Cour de cassation a reconnu le droit pour les victimes et leurs ayants droit à une réparation intégrale des préjudices. Une jurisprudence qui va contraindre les employeurs à mieux prendre en compte la prévention des maladies professionnelles.

Le dossier de l'amiante a suscité l'apparition d'associations de victimes, défendues par des avocats pugnaces. Des chercheurs font aussi entendre leur voix, comme le physicien Henri Pezerat, qui a mené en 1974 la première bataille contre le flocage à l'amiante. Dans les rangs des médecins du travail, la rébellion s'organise. Non sans difficulté, car contrairement aux inspecteurs du travail, ils ne disposent pas de pouvoir coercitif.

Il arrive aussi que ceux qui entrent en résistance le paient de leur personne. André Cicolella, chercheur à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), organisme paritaire de prévention des accidents du travail, a été licencié la veille d'un congrès international où il allait rendre publics ses travaux sur les risques liés aux éthers de glycol.

Limogée en 1996 pour « contestation systématique de toute autorité hiérarchique » et « insubordination caractérisée », Ellen Imbernon, cette médecin du travail à EDF-GDF qui refusait de livrer ses dossiers, a finalement été réintégrée sur décision des prud'hommes.

Annie Touranchet Toubib contestataire

Dans le landerneau de la médecine du travail, Annie Touranchet a la réputation d'être une forte tête. Lors d'un congrès réunissant la profession à Lorient, certains se sont donc inquiétés de son mutisme. « Cette image de contestataire finit par se retourner contre vous, explique cette femme de 55 ans, en poste à Nantes. Mais que mes collègues se rassurent, je reste encore très impulsive même si avec l'âge j'ai un peu modéré mon comportement. » Sur la quarantaine de médecins inspecteurs chargés au sein des directions régionales du travail du bon fonctionnement des services de médecine, ils sont une infime minorité à jouer le rôle de trublion. « Certes, nous n'avons pas de pouvoir répressif, mais nous avons la possibilité de dénoncer des dysfonctionnements. Lorsque j'apprends par exemple qu'un médecin du travail subit une mesure de rétorsion de la part de sa direction, j'interviens systématiquement, ce qui peut beaucoup déplaire. » Annie Touranchet a été l'une des premières à se rendre sur le terrain en opérant au côté d'inspecteurs du travail dans des missions de contrôle ou dans des réunions de CHSCT.

Cette médecin s'est aussi fait connaître par les différentes études qu'elle a menées. En 1984, elle enquête dans les entreprises de la chaussure en pensant mettre en évidence des difficultés liées à la consommation d'alcool. Elle y découvrira une tout autre pathologie, celle des troubles musculo-squelettiques (TMS). Dans une autre étude, elle mettra en avant le problème de la sous-déclaration des maladies professionnelles. « Mon but n'est pas d'enquiquiner les employeurs, mais de faire prendre en compte des risques afin de trouver des solutions dans l'organisation du travail. Cela fait dix ans, par exemple, que j'ai pointé les effets nocifs d'une accentuation de la pénibilité au travail. » Ce rôle d'empêcheur de tourner en rond lui a valu parfois des engueulades, quelques insultes, mais jamais de menaces, qui n'impressionneraient d'ailleurs guère cette médecin inspectrice. « Je suis médecin ; si j'étais virée, j'ouvrirais mon cabinet. »

Annie Thébaud-Mony Poil à gratter du nucléaire

Annie Thébaud-Mony est un oiseau rare dans le secteur de la santé au travail. Cette sociologue bénéficie grâce à son statut de chercheuse publique d'une totale liberté dans le choix de ses sujets d'investigation. Pas étonnant que ses travaux dérangent les industriels. Au début des années 90, elle mène une enquête dans le nucléaire qui échappe au financement et au contrôle d'EDF. « Tout est parti d'une demande du CHSCT de la centrale de Chinon de dresser un état des lieux de la radioprotection des travailleurs du nucléaire. » Son étude va sortir de l'ombre la grande précarité des intérimaires, directement exposés aux rayonnements. Une population de 20 000 à 30 000 salariés qui effectue à l'époque l'essentiel des tâches de maintenance des centrales et supporte plus de 80 % de la dose collective annuelle de radiation reçue dans le parc nucléaire français. En 1997, Annie Thébaud-Mony participe à la Marche du siècle en présence du directeur du parc nucléaire. « Un vrai dialogue de sourds, se souvient-elle. Ce responsable a feint de ne pas connaître la situation des intérimaires. Une stratégie du déni des réalités qui est loin d'être unique. Sans contre-pouvoir ou contrôle de l'Inspection du travail, les employeurs minorent le plus longtemps possible le risque d'atteinte à la santé de la personne. Les limites humaines ne sont pas opposables à la productivité. En entravant leur discours, on devient vite leur bête noire. »

Son étude aura au moins permis d'améliorer le suivi médical des intérimaires. Aujourd'hui, Annie Thébaud-Mony se bat sur le front des cancers d'origine professionnelle. Elle travaille sur une reconstitution détaillée des parcours professionnels des salariés atteints par la maladie. Un travail de fourmi. Pas de quoi la décourager pour autant.

Collectif de médecins Les élections libres de Bourg-en-Bresse

Pas facile pour les médecins du travail de s'exprimer sur la santé au travail. Placés sous la coupe des employeurs, ils n'ont pas forcément l'indépendance nécessaire pour cela. Aussi, lorsque des médecins se constituent en collectif et prennent la parole, l'événement ne passe pas inaperçu. En 1994, une dizaine de ces professionnels en service interentreprises à Bourg-en-Bresse décident de rendre public un rapport annuel pour le moins alarmant. « Cela fait plus de dix ans que nous écrivons sur une dégradation constante de la santé au travail, souligne le docteur Odile Chapuis. La liste des problèmes est longue : cancers, troubles musculo-squelettiques, aéropollution, surmenage, stress… »

Depuis, huit rapports ont été publiés et diffusés auprès de syndicalistes, des pouvoirs publics et de la presse. Ce groupe est devenu une sorte d'observatoire régional sur les relations entre travail et santé. Avec ces témoignages, les frondeurs de Bourg veulent aussi pointer leur impuissance, engendrée par un système trop dépendant du pouvoir économique. « Le médecin du travail est aujourd'hui une machine à débiter à la chaîne des certificats d'aptitude qui fait porter aux salariés la conséquence des effets délétères des conditions de travail, regrette Yusuf Ghanty. Nous avons en face de nous une banalisation, voire un déni des réalités vécues dans le monde du travail. L'insécurité routière scandalise aujourd'hui tout le monde, nous sommes encore très loin d'atteindre le même niveau d'indignation dans le travail. »

Cet esprit de résistance et de subversion n'est évidemment pas du goût des employeurs. Le collectif a parfois fait l'objet de pressions qui se traduisent notamment par des tentatives de mise à l'écart ou de mutation. « Il faut s'imaginer la chape de plomb qui pèse sur notre profession, explique Odile Chapuis. Le simple fait de témoigner provoque la colère. On nous fait passer pour des excités dont les propos seraient exagérés. On nous présente comme les durs à cuire de Bourg-en-Bresse qui parlent pour faire dans l'antipatronal primaire. Mais nous sommes loin d'être des superterreurs encartées à un syndicat ou à un parti politique. Notre seul engagement, c'est l'amélioration de la santé des salariés. Pour cela, nous sommes et nous voulons rester des électrons libres. »

Jean-Paul Teissonnière Défenseur opiniâtre des victimes de l'amiante

Il ne pouvait rêver meilleur point de vue. Les nouveaux bureaux dans lesquels Jean-Paul Teissonnière a emménagé, au début de l'été, ont une vue plongeante sur la Seine et la Cour de cassation. Un poste d'observation en or pour cet avocat qui a déjà été à l'origine d'une révolution jurisprudentielle. Par un arrêt du 28 février 2002, les hauts magistrats ont mis un terme à sept années d'un combat judiciaire acharné des victimes de l'amiante défendus par Jean-Paul Teissonnière ainsi que par Michel Ledoux et Sylvie Topaloff. Les sages du Quai de l'Horloge confirment ainsi la condamnation des employeurs pour faute inexcusable et l'indemnisation intégrale des victimes et de leurs ayants droit. Pour les industriels de l'amiante, c'est le coup de massue. Mais pas seulement pour eux, car avec cet arrêt pèse désormais une obligation de sécurité et de résultat sur toutes les entreprises ayant recours à des produits dangereux pour la santé des salariés. « L'expérience de l'amiante est réconfortante sur le fonctionnement de la justice », souligne Jean-Paul Teissonnière. Lorsque cet avocat de la CGT est saisi en 1995 par les premières associations de victimes pour assurer leur défense, la bataille est pourtant loin d'être gagnée. À l'époque, la jurisprudence n'était pas favorable aux victimes. « Les salariés étaient beaucoup moins bien indemnisés que des accidentés de la circulation », précise Jean-Paul Teissonnière.

Deuxième obstacle : la justice considérait qu'il y avait prescription pour les victimes décédées. Or plusieurs salariés atteints avaient déjà succombé à la maladie. Le trio d'avocats va passer plusieurs soirées et week-ends le nez plongé dans les archives pour rassembler les éléments de la contre-attaque. « En fouillant dans la gazette du Palais, nous sommes tombés sur une loi de 1893 portant sur les poussières industrielles et qui instaurait une obligation de sécurité. Nous avions trouvé notre arme pour partir à l'abordage. » Les retentissements de l'affaire de l'amiante n'ont pas encore révélé toute l'ampleur des catastrophes en matière de santé au travail. Pour Jean-Paul Teissonnière, les bombes à retardement sont un peu partout avec les dossiers des éthers de glycol, des contaminations au plomb, du nucléaire, des incinérateurs, sans parler de l'explosion des cancers professionnels.