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Vie des entreprises

Comment l'État-patron dégraisse les divisions de l'armement

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.05.2003 | Valérie Devillechabrolle

Changement de statut pour DCN, nouveau plan social pour Giat Industries : afin de rester dans la course européenne, l'industrie publique de l'armement emploie les grands moyens. Plutôt que de s'appuyer sur les préretraites, l'État compte, cette fois-ci, reclasser en masse. Un pari difficile pour des entreprises qui ont joué la carte des départs dès… 52 ans.

Finies les préretraites ? Une fois n'est pas coutume, c'est le secteur public qui tente de montrer l'exemple. Tandis que la plupart des groupes privés se précipitent sur les derniers dispositifs de cessation d'activité existants, les deux fabricants publics d'armement s'apprêtent à changer leur fusil d'épaule. Le prochain plan social de Giat Industries et le plan « d'ajustement d'effectifs », plus modeste, de l'ex-DCN vont mettre le paquet sur les reclassements. Un sacré pari et un vrai chamboulement culturel dans des entreprises qui ont toujours joué la carte du départ précoce… dès 52 ans pour certains salariés.

Dans moins d'un mois, le 31 mai prochain, DCN sera officiellement transformé en société commerciale, quittant son ancien statut de Direction des constructions navales du ministère de la Défense. « Nous tenons notre feuille de route », assure Jean-Marie Poimbœuf, le directeur de DCN, priant pour rester à l'abri de la tourmente qui s'est abattue, mi-avril, sur Giat Industries. Spécialisé dans la construction de blindés, ce dernier a été contraint, après une nouvelle perte de 118 millions d'euros en 2002, d'annoncer son sixième plan social depuis son changement de statut en 1991.

Pour le ministère de la Défense, qui supervise ces deux opérations, le temps presse. Pas question de rater le coche des restructurations de l'industrie européenne d'armement. Des grandes manœuvres qui se sont déjà traduites par l'émergence de géants tels qu'EADS dans l'aéronautique ou Thales dans l'électronique. Or, en raison du statut administratif de DCN et de la situation financière catastrophique de Giat Industries (4 milliards d'euros de pertes cumulées depuis 1991), les deux piliers publics de l'armement n'ont pas pu participer à ces gigantesques Meccano européens. Les deux ministres de la Défense qui se sont succédé, Alain Richard, du temps de Jospin, et Michèle Alliot-Marie, n'ont pourtant pas ménagé leur peine. Le premier en transformant l'ex-DCN en société commerciale, la seconde en autorisant Giat, en pleine période de remontée du chômage, à pratiquer une nouvelle saignée pour s'adapter à un plan de charge réduit à peau de chagrin d'ici à 2006.

Une facture salée

Reste que sur le front de l'emploi, la facture de ces restructurations est salée. Avec près de 4 000 emplois supprimés (tout juste compensés par le recrutement de 300 personnes), la fermeture de plusieurs sites historiques – Saint-Chamond, dans la Loire, et Cusset, dans l'Allier – et des cures sévères à Roanne et au siège social de Satory, dans les Yvelines –, Giat Industries devrait laisser sur le carreau 60 % de ses effectifs. C'est le prix à payer pour garantir la « visibilité industrielle » de l'entreprise, plaide-t-on dans l'entourage de la ministre. Au grand dam des organisations syndicales qui, jugeant cette stratégie « suicidaire » pour l'entreprise, ont demandé au président de la République un moratoire sur les licenciements.

Protégée par les 15 000 suppressions d'emplois déjà réalisées au cours des dernières années, un carnet de commandes « encourageant » et des résultats 2002 « à l'équilibre » selon son directeur, DCN n'est pas dans le même cas de figure que Giat. Néanmoins, pour tenir l'objectif de réduction de 12 % des coûts de production, fixé par l'État actionnaire et adapter « ses effectifs à son nouveau statut », le constructeur naval mise sur un effectif de 12 300 personnes d'ici à 2005. Ce qui induit encore 2 400 départs, compensés en partie par 1 000 recrutements, principalement dans le commercial et la gestion.

De même que pour les précédents plans de dégraissage, l'État n'a pas hésité à mettre la main à la poche pour Giat Industries : 485 millions d'euros rien que pour les mesures sociales. Mais avec une philosophie radicalement différente de celle des cinq plans sociaux précédents : « Alors que l'essentiel des plans reposait auparavant sur des mesures d'âge exceptionnelles, ce nouveau plan de sauvegarde de l'emploi sera avant tout un programme de reclassement », promet Jean-Pierre Aubert, le délégué interministériel aux restructurations de la défense. « Ces reclassements constituent une priorité absolue », renchérit-on au cabinet de Michèle Alliot-Marie, afin que « l'État actionnaire soit cohérent avec la politique générale du gouvernement en matière de préretraites ».

Le ministère et les directions concernées ont aussi tiré les leçons des effets dévastateurs des précédents dispositifs de préretraite. En autorisant les départs dès 52 ans pour les ouvriers de l'État et 55 ans pour les fonctionnaires et les contractuels, dans des conditions financières très attractives (une rémunération supérieure à 85 % de l'ancien salaire net), « le système avait été poussé jusqu'à l'absurde », admet Jean-Pierre Aubert. Au point de se solder, selon les syndicats, par « une absence totale de contrôle des départs et une énorme perte de compétences professionnelles », à la source d'une certaine désorganisation de la production, tant à Giat Industries qu'à DCN.

Mesures d'âge moins attractives

Si, poussés par leur base et inquiets d'avoir à gérer leurs premiers « vrais » licenciements, les représentants du personnel revendiquent la reconduction de ces préretraites exceptionnelles, le ministère de la Défense ne l'entend pas de cette oreille : « Non seulement ces mesures d'âge seront moins attractives que les précédentes, mais nous ne les utiliserons qu'en cas de défaut de reclassement », promet le délégué interministériel. Au total, seuls 202 ouvriers sous décret et 475 salariés sous convention collective pourraient bénéficier d'une préretraite, mais à 55 ans révolus et moyennant une rémunération équivalente à 65 % de leur ancien salaire. « Conformément aux modalités du dispositif Casa auquel nous sommes éligibles », précise Pierre Marcajous, le DRH de Giat. De même, les seuls dispositifs de départ anticipé automatique maintenus à DCN intéressent les salariés exposés à l'amiante et effectuant des travaux insalubres. Et encore, la date de départ est fonction de leur durée d'exposition, à raison d'une année d'activité en moins pour trois ans d'exposition reconnue. Seules 500 personnes seraient concernées dans les arsenaux…

A contrario, l'objectif gouvernemental de « réaliser le maximum de reclassements internes » suscite aussi une grande incrédulité dans les rangs syndicaux : « Cela va faire beaucoup de monde à reclasser dans un contexte général de réduction du nombre de fonctionnaires », résume Jean-Louis Naudet, le secrétaire de la Fédération CGT des travailleurs de l'État. En se fiant au bilan du dernier plan social de Giat, mais aussi aux premières réactions négatives de certains patrons de régiment d'ores et déjà sollicités pour accueillir des salariés de Giat, le leader cégétiste ne croit pas une seconde à la « grande transhumance » annoncée.

Un gâchis de compétences

D'après ce bilan, environ un quart des 3 500 salariés concernés par le plan 1999-2002 ont bénéficié d'une mesure de mobilité. « Sur la base du volontariat », précise André Golliard de la CFDT. Et, pour plus de 85 % d'entre eux, elle a eu lieu au sein de la défense. Toutefois, comme l'a signalé en décembre le député Yves Fromion dans un rapport consacré à Giat, « ces mesures ont sans doute atteint leurs limites ».En clair, « nous avons vu des experts en systèmes d'armement reconvertis en magasiniers de régiment ou en gardiens de lycée professionnel », s'insurge Florian Narboux, le délégué syndical central FO de Giat Industries, en fustigeant ce « gâchis de compétences ». L'autre frein à la mobilité, c'est l'âge des salariés de Giat. « Les commandants de base ne vont pas se bousculer pour accueillir des ouvriers qui ont largement plus de 43 ans d'âge moyen », souligne un syndicaliste.

En réalité, le ministère de la Défense n'envisage de proposer de solution interne qu'aux 470 fonctionnaires détachés et aux quelque 1 500 ouvriers sous décret non éligibles aux préretraites. Et encore, avec de sérieuses réserves. Les fonctionnaires n'auraient droit qu'à une proposition « dans toute la fonction publique ». De leur côté, les ouvriers sous décret auraient le choix entre un poste au ministère de la Défense qui s'engage à en mettre 2 000 à leur disposition et un autre « dans les trois fonctions publiques ». Sachant que « les propositions qui leur seront faites ne les dispenseront pas d'opérer des arbitrages entre leur activité professionnelle, la mobilité géographique et le niveau de rémunération statutaire », précise-t-on au ministère. Pas question, en revanche, de mobilité interne pour les 1 300 salariés sous convention collective concernés par le plan et non éligibles au Casa : ils devraient se contenter de deux « offres valables d'emploi » dans le privé. Pour les organisations syndicales qui s'étaient fait fort de « limiter au maximum les drames sociaux », « ce plan apparaît tout bonnement inacceptable en l'état », selon André Golliard, délégué syndical central CFDT de Giat. Ce qui laisse augurer une importante mobilisation sur le terrain.

Des fonctions surdimensionnées

Et cela ne sera pas de nature à rassurer les salariés de DCN. Car la nouvelle société créée ce 31 mai compte bien aussi profiter de son changement de statut pour alléger sensiblement ses effectifs. Le régime minceur concernerait de 900 à 1 100 postes environ, dans les fonctions administratives (comptabilité et gestion statutaire des personnels) et de soutien (garages, imprimeries, etc.), jugées « surdimensionnées par rapport aux besoins », selon son directeur. « C'est un plan social qui ne dit pas son nom ! » s'indigne Jean-Jacques Manach, de la CFDT. « Cette adaptation se fera de façon naturelle et concertée dans la durée », rétorque Jean-Marie Poimbœuf. Tout en récusant le terme de « plan social », il reconnaît que des aides à la mobilité géographique et aux projets personnels pourront être proposées.

Mais DCN s'attend aussi que des agents choisissent, au terme des deux ans de réflexion qui leur sont laissés à compter du changement de statut, de revenir dans le giron de l'État plutôt que d'opter pour le nouveau contrat d'entreprise, régi par la convention collective en cours de négociation (voir encadré). Selon elle, ils devraient être 550 environ sur les 3 300 cadres et fonctionnaires concernés. « Nous avons ferraillé pour que ce droit de retour ne se limite pas à la Défense, compte tenu des disponibilités parfois insuffisantes des sites militaires situés à proximité », souligne Jean-Jacques Manach. Ce qui ne manquera pas de générer des arbitrages douloureux.

Une chose est sûre, en optant pour la voie du reclassement, tant chez Giat Industries qu'à DCN, l'État n'a pas choisi la facilité. Néanmoins, il lui reste trois ans, jusqu'à l'échéance du plan 2003-2005 pour démentir les préjugés syndicaux, vaincre les résistances et apporter la preuve de la fluidité de ses dispositifs.

Un contrat social âprement négocié

Le nouveau contrat social d'entreprise, régi par la convention collective de la métallurgie, dont bénéficieront d'office les nouveaux embauchés et, à terme, tous les cadres de DCN, fait l'objet d'âpres négociations entre direction et syndicats. Premier obstacle sur lequel ont buté les discussions : la définition du périmètre des instances représentatives du personnel. Arguant du fait que les ouvriers de l'État resteront régis par celui-ci tout en étant mis à la disposition de la nouvelle société, la CFE-CGC leur a en effet contesté le droit de participer aux élections. Un casus belli pour la CGT, majoritaire dans cette catégorie de salariés. Si, après quatre mois de bras de fer, le ministère de la Défense a finalement promis de prendre les dispositions réglementaires autorisant les ouvriers d'État à participer aux nouvelles instances, les négociations, reprises en mars, sont entrées dans la dernière ligne droite.

Quatre autres thèmes sont au menu de ces discussions. Le droit syndical, la prévoyance, l'organisation du travail (horaires atypiques) et surtout le très sensible dossier des « rémunérations-classifications ». « Nous sommes assez pessimistes sur l'issue des négociations sur ce dernier point car nous sentons la direction soucieuse de passer en force sur la base d'un accord a minima », observe Jean-Louis Naudet en faisant remarquer que lors du changement de statut de Giat en 1991 le basculement des rémunérations sur les grilles conventionnelles s'était traduit par une perte de pouvoir d'achat équivalente à 1 % par an.

Jean-Marie Poimbœuf tient d'ores et déjà à dissiper d'éventuels faux espoirs :

« Contrairement à ce qui a pu se passer à France Télécom dans les années 90, il n'y aura pas de bonus lors du passage dans la nouvelle grille de rémunérations, prévient le directeur de DCN. Car, avant de pouvoir distribuer des bénéfices, DCN se doit d'abord de faire ses preuves en réussissant sa modernisation et son adaptation. » Ce qui laisse augurer une fin de négociation au forceps…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle