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Repères

Le nouveau credo de l'entreprise

Repères | publié le : 01.05.2003 | Denis Boissard

Quelle mouche a donc piqué les entreprises du CAC 40 et les groupes cotés ? Il y a à peine deux ans, à la veille d'une spectaculaire dégringolade boursière, leurs dirigeants proclamaient urbi et orbi leur foi dans « la création de valeur pour l'actionnaire ». Autrement dit : priorité absolue à la profitabilité financière. Depuis, les mêmes lancent des fondations ou font du mécénat social, édictent des codes de bonne conduite ou des chartes applicables dans leurs filiales et chez leurs fournisseurs, s'engagent à respecter et faire respecter par leurs sous-traitants telle ou telle norme sociale ou environnementale, mettent au point des tableaux de bord ou des reportings d'indicateurs de responsabilité sociale, diffusent un rapport annuel sur leurs actions en matière de développement durable, font évaluer leurs pratiques par des agences de notation sociale, demandent à des ONG de labelliser leurs produits ou d'auditer leurs politiques…

Voilà donc les entreprises saisies par le prurit de la citoyenneté, soudainement acquises à l'idée qu'elles ne doivent pas prendre en compte le seul intérêt de leurs actionnaires (les shareholders), mais aussi celui de toutes les parties prenantes de leur activité (les stakeholders, c'est-à-dire les clients, les salariés, les collectivités locales et pays où elles sont installées, les fournisseurs et sous-traitants). Une conversion si fulgurante que beaucoup s'interrogent sur la sincérité de ce ralliement.

Et soupçonnent les intéressées de se livrer à une habile opération de marketing, en enfourchant la dernière des modes managériales made in USA.

Ne soyons pas naïfs. Dans une économie de marché, le profit reste et restera le moteur de l'entreprise. Mais l'engagement encore balbutiant de plus en plus de groupes dans des politiques de développement durable ne doit pas être sous-estimé. Le foisonnement des initiatives, la multiplicité des acteurs et la structuration, même embryonnaire, de la démarche au niveau mondial augurent d'une lame de fond. La raison ? Les entreprises, et surtout les plus mondialisées d'entre elles, ont aujourd'hui un besoin vital de se reforger une légitimité. Car leur image s'est terriblement dégradée. Dans les années 80, l'entreprise était sacralisée ; la presse diffusait les success stories d'entrepreneurs charismatiques et de redresseurs d'entreprises en difficulté. Les années noires de la décennie 90, qui ont vu des vagues de plans sociaux mettre pour la première fois les cadres au rebut, émerger un actionnaire tout-puissant et se développer un management rugueux à l'anglo-saxonne, ont fait descendre l'entreprise de son piédestal. En ce début de siècle, une nouvelle étape est franchie : de plus en plus avertis, éduqués, informés, les citoyens consommateurs n'hésitent plus à interpeller l'entreprise sur ses « mauvaises pratiques » en matière d'emploi, d'environnement, de santé publique… Les scandales Enron et WorldCom, la descente aux enfers de Vivendi Universal ou de France Télécom ont fait le reste.

En France, la grave crise qui a secoué Danone au printemps 2001, comme les affaires Renault Vilvorde, Michelin ou TotalFinaElf (après l'Erika) avant elle, a servi d'avertissement. L'entreprise doit désormais rendre des comptes sur sa politique sociale à l'opinion publique, et plus seulement à ses interlocuteurs syndicaux. Les risques qu'elle court sont d'autant plus grands que, face à la mondialisation économique, s'est peu à peu constituée une opinion « citoyenne » structurée autour d'ONG, d'associations de consommateurs ou de défense de l'environnement, de mouvements antimondialistes, de comités de chômeurs et d'une nébuleuse radicale présente dans le syndicalisme et les organisations politiques. Et le phénomène n'est pas qu'hexagonal. La globalisation économique va de pair avec une mondialisation de l'opinion qui a pris corps avec l'organisation de manifestations spectaculaires lors des rencontres de Davos, des sommets de l'OMC et du G8, ou avec la réunion annuelle d'un forum social à Porto Alegre. Combattant une mondialisation jugée trop libérale, ce contre-pouvoir citoyen est prompt à se saisir d'un conflit collectif ou d'une atteinte à l'environnement pour en faire un symbole. Une marque puissante, une entreprise reconnue n'est donc pas à l'abri d'une crise majeure, susceptible de porter durablement atteinte à sa réputation auprès de ses clients potentiels et des candidats éventuels à ses offres d'emploi. Et elle est d'autant plus vulnérable que son logo, ses produits sont mondialement connus.

Bref, le délitement syndical laisse place à une contestation extérieure à l'entreprise, menée par des organisations pugnaces et peu prévisibles, avec lesquelles le dialogue est autrement plus difficile qu'avec des interlocuteurs soucieux de la pérennité de l'entreprise et rompus à l'élaboration de compromis. Face aux risques de déstabilisation encourus, les démarches de développement durable relèvent, dès lors, d'un élémentaire principe de précaution.

Auteur

  • Denis Boissard