Révélation des élections prud'homales, l'Unsa, créée sur les décombres de la FEN, a fait du chemin depuis dix ans. Regroupement de syndicats autonomes, en majorité du secteur public, elle cherche à s'enraciner dans le privé. Non sans mal, car directions et concurrents lui contestent, sur le terrain, la représentativité qu'elle revendique désormais au niveau national.
Banco ! En récoltant 5,1 % des voix aux élections prud'homales de décembre 2002, contre 0,7 % cinq ans auparavant, l'Union nationale des syndicats autonomes a réalisé la plus forte percée sur l'échiquier syndical français. Résumé par l'équation 1 = 4, le mot d'ordre qui invitait chaque adhérent du secteur privé à convaincre au moins quatre salariés de voter en faveur de l'Unsa a bien fonctionné. Re-cueillant près de 260 000 suffrages, le « Petit Poucet » du scrutin de 1997 a pratiquement multiplié son audience par huit. À Bagnolet, au siège de l'Unsa, un petit immeuble de quatre étages acheté à crédit, qui abrite les huit permanents du secrétariat national et quelques-unes des organisations membres, on savoure encore ces bons résultats.
Ce succès, Alain Olive, 53 ans, un ancien professeur d'économie, de gestion et de droit, secrétaire général de l'Unsa depuis 1994, l'attribue avant tout à un militantisme « pas spectaculaire, mais de terrain ». Distribution de plaquettes (sur le harcèlement moral, les prud'hommes, les discriminations à l'embauche…) et de tracts aux portes des entreprises, sur les marchés, bouche-à-oreille : les troupes de l'Unsa n'ont pas ménagé leur peine. Les militants du public en tête, qui ont soutenu leurs collègues du privé, conscients qu'il fallait les aider à faire entendre leur voix.
Assez logiquement, cette incursion réussie dans ce qu'ils estiment être leur pré carré intrigue, dérange, voire irrite le « club des cinq » (la CGT, la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFTC). « Quand on multiplie les listes, il est normal d'obtenir plus de voix », lâche Jean-Claude Mailly, dauphin de Marc Blondel à FO. Même son de cloche à la CFDT, où Jean-Marie Toulisse, secrétaire national, refuse d'admettre une « percée de l'Unsa ».
Difficile, cependant, de réduire le succès de l'Unsa au seul effet mécanique du nombre de listes déposées : 903 en 2002 contre 247 en 1997. Les idées affichées par l'Unsa – avec une profession de foi habilement déclinée à la première personne du singulier, « Avec l'Unsa, je suis libre » – ont visiblement fait mouche. Sans négliger un possible report de voix de quelques grandes centrales sur l'Unsa, reflétant un certain ras-le-bol à l'égard des cinq confédérations représentatives. « Beaucoup de salariés qui ont voté Unsa ou SUD ne se retrouvent pas dans les forces traditionnelles », estime Annick Coupé, secrétaire générale du Groupe des 10.
En tout cas, si son audience reste très inégale sur l'ensemble du territoire français – elle a obtenu plus de 5 % des votes à Paris et dans la grande couronne, ainsi que dans le Sud-Ouest, mais moins de 5 % dans le Nord ou en Corse –, l'Unsa a gagné des points dans toutes les sections. Principalement dans l'agriculture (9,04 %) et l'encadrement (8,14 %), loin devant l'industrie (2,53 %).
Que de chemin parcouru depuis la création de cette nouvelle organisation, il y a tout juste dix ans. Tout a commencé le 5 juillet 1992. Ce jour-là, plusieurs responsables syndicaux se retrouvent à l'Auberge de Ribeauvillé, rue Blanche, à Paris. Il y a là des « rescapés » de la puissante Fédération de l'Éducation nationale (FEN), qui a implosé peu de temps auparavant avec le départ de la majorité des militants pour créer la FSU, des représentants de la Fédération générale autonome des fonctionnaires (Fgaf), de la Fédération maîtrise et cadres de la SNCF (FMC), de la Fédération autonome des transports (FAT), ou encore de la Fédération générale des syndicats de salariés et des organisations professionnelles de l'agriculture et de l'industrie agroalimentaire (FGSOA).
Leur objectif ? Se regrouper autour de valeurs et de principes communs : l'attachement au réformisme syndical, la laïcité et l'autonomie. Sept mois plus tard, au début de l'année 1993, l'Unsa voit le jour. D'un commun accord, les nouveaux « associés » portent Jacques Mallet, de la FMC, à la présidence de l'Unsa et confient le secrétariat général à Martine Le Gal, venue de la FEN. À l'origine, le fonds de commerce de l'Unsa était majoritairement constitué de fonctionnaires. Rédacteur des premiers statuts de l'Unsa, Alain Olive ne souhaitait pas, cependant, que la nouvelle organisation reste une grande fédération du public. Car cela revenait à créer, selon ses propres termes, « une réserve d'Indiens ». Mais aujourd'hui, sur les 360 000 adhérents (dont 45 000 retraités) revendiqués par l'Unsa, 80 % sont des salariés du secteur public. Ce qui n'est guère surprenant, car, au fil du temps, l'Unsa s'est révélé un regroupement de bric et de broc de syndicats autonomes, en grande partie issus du public, comme la Fasp devenue Unsa Police, ou l'ex-FEN, devenue Unsa Éducation.
Seule l'arrivée tonitruante de Jacques Mairé, l'ancien patron de l'Union départementale Force ouvrière de Paris, qui a rallié l'Unsa avec une bonne partie de l'appareil militant en janvier 1998, a véritablement initié la démarche « interprofessionnelle » chère à Alain Olive. Opposant tenace à la radicalisation de la ligne de FO – il s'est présenté contre Marc Blondel lors du congrès de 1996 –, le secrétaire général de l'UD de Paris a fini par tourner la page. Cet ancien éducateur aujourd'hui âgé de 63 ans souhaitait participer à la construction d'une « histoire de famille qui impulsait une démarche nouvelle dans le camp réformiste ». L'autonomie, c'est le fil conducteur du positionnement de l'Unsa sur l'échiquier syndical. « Au niveau politique et idéologique, l'Unsa est cohérente. Elle a une logique réformiste, contractuelle et partisane de la négociation d'accord, comme la CFDT », souligne Guy Groux, du Cevipof. De là à comparer l'Unsa à une CFDT bis, il y a un fossé que ce spécialiste du monde syndical refuse de franchir : « Elles ont des implantations sectorielles différentes et des héritages historiques différents. La CFDT a une référence catholique, l'Unsa, c'est le socialisme laïc avec une influence historique maçonnique, qui existait dans la FEN. » Mais l'histoire n'est pas la seule distinction. « Contrairement à la CFDT, nous sommes plutôt favorables au tripartisme avec l'État », note Alain Olive. D'ailleurs, avec les cédétistes, les bans n'ont jamais été publiés, même si les deux organisations font délégation commune à la Confédération européenne des syndicats depuis mai 1999.
Avec la CFE-CGC non plus, il n'y a guère d'atomes crochus. « En 1997, explique Jean-Luc Cazettes, le numéro un de la confédération de l'encadrement, un rapprochement avait été envisagé, car nous étions complémentaires. » Mais les négociations ont avorté lors des élections professionnelles dans la police, l'Unsa Police et le syndicat Alliance, affilié à la CGC, étant à couteaux tirés. Critique, une ancienne de la maison reproche à l'Unsa de « jouer sur deux tableaux : un côté réformiste et un côté pro-CGT. On le voit bien sur les retraites ». Ce dossier a valeur de test. Sans faire aujourd'hui un trop grand écart en interne, l'Union revendique en effet le maintien des 37,5 années de cotisation pour le public et le maintien des 40 années pour le privé, en revoyant certaines dispositions de la réforme Balladur.
Si, pour certains petits syndicats, rejoindre l'Unsa était une question de survie, d'autres y ont vu l'occasion de conserver leur autonomie, au cœur de la stratégie de l'Unsa. Chaque organisation est en effet autonome, que ce soit pour fixer le montant de la cotisation ou organiser ses congrès. « Tout fonctionne de bas en haut. Les décisions sont prises à la majorité pour éviter une crise de pensée unique liée à la forme confédérale. Les organisations sont libres de faire ce qu'elles pensent être bon pour leurs adhérents », indique Hervé Baro, secrétaire général de l'Unsa Fonctionnaires. Sur le terrain, les délégués syndicaux disposent également d'une grande marge de manœuvre. Pour Jean-Yves Dubreuil, directeur des relations sociales de Vivendi Environnement, le délégué syndical Unsa se rapproche de son homologue anglo-saxon. « Il est déconnecté des perspectives nationales. Et ses revendications sont plus proches du terrain. »
Surtout implantée à l'origine dans le secteur des transports, l'Unsa est désormais présente à Disneyland Paris – c'est elle qui a appelé à la grève sur Main Street en mars 2002 –, dans certains magasins Lidl, chez Eurest, au Crédit mutuel, au BHV Rivoli, ou encore à Renault Douai… « C'est le résultat d'un travail de fourmi », explique Jean Grosset, secrétaire national de l'Unsa. Qui s'est révélé particulièrement payant dans les compagnies aériennes, Air France en tête. Cette garantie d'autonomie a également convaincu le Syndicat autonome des visiteurs médicaux, pourtant courtisé par la CGT, de rejoindre l'Unsa en 1997, qui abrite depuis décembre 1999 une fédération Unsa Pharma. D'autres secteurs sont en plein essor. C'est le cas de l'Unsa Sport, qui regroupe à présent 25 syndicats, selon Dominique Quirion, son secrétaire général. Une liste très éclectique où figurent le Syndicat des salariés du surf ou l'Union syndicale des enseignants de karaté.
Mais il faut bien reconnaître que l'Unsa peine à planter son drapeau dans le secteur privé. « C'est par exemple quasiment mission impossible de nous implanter dans les trois vieilles banques, la Société générale, le Crédit lyonnais et BNP Paribas, confirme ainsi Luc Martin-Chauffier, responsable de la Fédération des banques et assurances. Car, pour être représentatif, il faudrait syndiquer en masse. » Or, à chaque fois que l'Unsa veut s'implanter dans une entreprise, elle est systématiquement contestée devant les tribunaux par les directions, mais aussi par les organisations syndicales, FO en tête, qui veillent jalousement sur leur pré carré, hormis SUD, un « pacte de non-agression » ayant été signé entre les deux trublions du paysage syndical. « On nous interdit de nous présenter dans les entreprises. Et ça, je ne peux pas l'accepter », tonne Alain Olive.
Lorsque l'Unsa pointe le bout de son nez, tout va très vite. Quinze jours au plus tard après avoir rendu publique la désignation d'un délégué syndical, l'organisation d'Alain Olive est attaquée en justice et se retrouve devant le juge d'instance. La suite est devenue presque de la routine pour l'Unsa, qui présente l'acte de constitution du syndicat, fournit la liste des syndiqués, avec copie des chèques d'adhésion à la clé, et produit les tracts distribués dans l'entreprise pour prouver l'action militante…
« Depuis quatre ans, explique Jean Grosset, ex-bras droit de Jacques Mairé à l'UD FO de Paris, on nous a intenté près de 400 procès en représentativité. Et nous en gagnons environ 90 %. » Exemple, « à la caisse primaire d'assurance maladie de Chartres, poursuit cet ancien enseignant, artisan du succès aux prud'homales, nous avons obtenu 130 voix aux élections du personnel, 10 de moins que FO. Mais nous avons été attaqués en justice. Il a fallu produire toutes les pièces, dont dispose bien entendu la partie adverse ».
Pas simple pour le néodélégué Unsa, dont l'adhésion n'est plus confidentielle et qui n'est donc pas considéré comme un salarié protégé. L'argumentaire du syndicat est désormais bien rodé, mais comme « les juges d'instance connaissent mal le sujet, il arrive souvent qu'ils rendent des jugements différents sur des dossiers pourtant similaires », explique Patrice Goardou, juriste à l'Unsa. Il faut parfois tout reprendre de zéro. Une perte de temps, mais aussi d'argent.
Outre cette guérilla juridique, d'autres sujets assombrissent quelque peu le succès de l'Unsa aux prud'homales : le problème d'identité toujours pointé par certains, les carences d'un secrétariat général qualifié parfois de « coquille vide », la persistance du corporatisme. « La chance de l'Unsa, estime Jean-François Amadieu, professeur à Paris I, c'est sa double culture. Comme les grands dossiers sociaux ont tendance à être traités conjointement dans le public et dans le privé, elle a une carte à jouer. » Qu'elle pourrait monnayer en échange de la reconnaissance de sa représentativité dans le privé. L'Unsa en a fait la demande, à la mi-janvier, en déposant Rue de Grenelle un copieux dossier de 13 kilos. La balle est dans le camp du gouvernement, qui ne semble guère pressé d'ouvrir la boîte de Pandore. Un recours en conseil d'État semble donc inévitable.
Si la reconnaissance de sa représentativité semble en bonne voie dans le privé (elle est acquise dans le public où elle fait un score de 12,7 % dans la fonction publique ; 14 % à l'Éducation nationale), l'Unsa sait qu'elle ne doit pas crier trop tôt victoire « Le jour où notre représentativité sera reconnue, nous devrons réfléchir à l'organisation de l'union, qui fonctionne aujourd'hui de manière artisanale », reconnaît Hervé Baro, secrétaire général de l'Unsa Fonctionnaires.
Sur le plan financier, les choses seront cependant plus faciles. L'Unsa bénéficiera de la manne de l'État et ne sera plus obligée de recourir aux emprunts comme elle a dû le faire pour son congrès de janvier 2002, mais aussi pour les prud'homales (1,4 million d'euros), dont une partie lui sera remboursée dans les sections où elle a obtenu plus de 5 % des voix. C'est au niveau de l'organisation que les choses vont prendre une tout autre tournure. Car qui dit reconnaissance dit participation à la gestion des organismes paritaires et aux négociations interprofessionnelles. Ce qui n'est pas considéré comme automatique par certains leaders syndicaux. « Que l'on révise l'arrêté de 1966 ne me pose pas d'énormes problèmes. Mais ce n'est pas pour autant que l'Unsa pourra venir à la table des négociations », estime ainsi Jean-Luc Cazettes, de la CFE-CGC. Certains reprochent en effet à l'Unsa de ne pas être structurée et surtout son absence de culture confédérale, à l'instar de la FEN, avant sa scission. « S'il n'y a pas de ligne de conduite au niveau interprofessionnel, cela pose un problème car la négociation interpro nécessite une unité. Or le corporatisme va à l'inverse de l'intérêt général », explique un dirigeant d'une grande confédération.
Faux, rétorque Jean Grosset, qui revendique l'autonomie des syndicats, mais réaffirme aussi l'existence « d'un cadre commun avec une colonne vertébrale et des choix qui sont pris ». Sceptique, un observateur qui connaît bien la maison prédit : « Ils vont être débordés par leur succès. » Et de s'interroger : « Même représentative, que va bien pouvoir apporter de plus l'Unsa que les autres syndicats à ses adhérents ? » Réponse peut-être bientôt.