Prestations fictives, non-respect des règles de mutualisation, détachements de personnel pourtant proscrits… pour gagner des parts de marché et augmenter ses commissions, ce gros organisme collecteur des fonds de la formation n'a pas lésiné sur les moyens. Jusqu'à ce que ses administrateurs patronaux et syndicaux fassent, enfin, le ménage. Récit.
« Une très sale affaire ! » Alors que les partenaires sociaux poursuivent, depuis le mois de janvier, leurs laborieuses négociations sur la réforme de la formation professionnelle, patronat et syndicats se seraient bien passés d'une telle contre-publicité. Cogéré par le Medef et les cinq confédérations syndicales, l'Opcareg d'Ile-de-France, un gros organisme collecteur de fonds, vient en effet de se voir notifier un redressement de la bagatelle de 30 millions d'euros par les inspecteurs du travail du service régional de contrôle (SRC) d'Ile-de-France, le gendarme des organismes de formation. Ceci pour des motifs d'une extrême gravité : « pour accroître le volume de collecte et corrélativement celui des dépenses », l'Opcareg d'Ile-de-France a en effet eu recours à « des pratiques souvent contraires aux principes de base de fonctionnement des Opca » et même, « dans certains cas, illégales, voire frauduleuses ». Des escroqueries et des détournements de fonds se sont déjà soldés par une plainte en justice, deux placements en détention provisoire, plusieurs licenciements. Et une sérieuse remise en ordre de cet organisme collecteur, menée dans la plus grande discrétion, car il s'agit là d'une chasse gardée des partenaires sociaux.
L'affaire provoque d'autant plus de remous dans le monde de la formation professionnelle que l'Opcareg d'Ile-de-France est un gros poisson. Créées en 1995 dans le sillage de l'accord interprofessionnel de 1994 sur le financement de la formation professionnelle, ces structures régionales sont chargées de mutualiser au niveau interprofessionnel les fonds prélevés, au titre de l'obligation légale, auprès des PME qui ne sont pas couvertes par un accord de branche. En clair, « en Ile-de-France, quatre PME sur dix étaient potentiellement concernées », explique Henri Marichez, administrateur (Force ouvrière) de l'Opcareg francilien, l'un des protagonistes qui ont contribué à dévoiler le pot aux roses.
Les Opcareg ne sont pas les seuls à glaner la manne de la formation professionnelle chez les entreprises qui ne dépendent pas d'un organisme collecteur de branche. Ils sont en concurrence frontale avec l'Agefos-PME, l'autre réseau interprofessionnel cogéré par la CGPME (voir encadré p. 28). En Ile-de-France, les montants collectés par l'Agefos sont, selon Henri Marichez, « environ cinq fois plus importants que ceux de l'Opcareg ». Soucieux d'accroître sa part de marché par rapport au réseau concurrent, l'Opcareg d'Ile-de-France décide, en 1999, non seulement d'augmenter sensiblement le volume de sa collecte, mais aussi de stimuler les dépenses engagées dans des formations en alternance. Car, faute d'avoir dépensé les quelque 25 millions d'euros collectés cette année-là, l'organisme collecteur a dû reverser – comme la loi l'y oblige – plus de 15 millions d'euros inutilisés à l'Agefal, l'organisme mutualisateur au niveau national. Pour remplir ce double objectif, l'Opcareg, présidé à cette époque par le Medef, en vertu de la règle des présidences tournantes qui prévaut dans le paritarisme, confie à l'Association régionale de la formation professionnelle (ARFP) – créée par le Medef et mandatée par l'Opcareg pour gérer les fonds au quotidien – le soin d'embaucher un nouveau directeur « plus commercial », en la personne d'Olivier David.
« Sa faconde et son charme, combinés à ses références professionnelles, ont emporté l'adhésion des administrateurs », se souvient Jean-Marc Bruneau, le représentant de la CFTC qui faisait alors partie du comité de sélection. Cerise sur le gâteau, ce nouveau directeur est issu de l'équipe dirigeante du centre jurassien de formation d'apprentis créé par… Alain Dumont, le pape de la formation professionnelle au Medef. Pour s'assurer de la motivation de sa nouvelle équipe dirigeante, l'ARFP lui mitonne un mode de rémunération très incitatif, puisque ses primes sont indexées à la fois sur les versements des nouveaux adhérents, le montant de la collecte générée et l'accroissement des dépenses engagées sur l'alternance. Soit une rémunération totale de plus de 91 000 euros en 2001 pour Olivier David et de 61 000 euros pour ses adjoints. Des sommes apparemment jugées insuffisantes par les intéressés : le SRC a pu constater que l'Opcareg avait aussi supporté des frais d'abonnement au golf et de location de véhicules de luxe…
Une chose est sûre, cette politique salariale « aberrante » combinée à « un management cupide dépourvu de contrôle » s'est rapidement transformée en machine infernale, selon l'analyse qu'en fait aujourd'hui Henri Laraize, le président CFE-CGC de l'Opcareg entre mars 2001 et mars 2003, également à l'origine de la découverte des premières malversations. Car, sous la houlette de leur nouveau directeur, les « commerciaux » de l'ARFP sont allés bien au-delà des souhaits d'expansion de l'Opcareg… au point de tripler en deux ans le produit de la collecte de l'organisme collecteur qui a atteint la coquette somme de 64,4 millions d'euros en 2001. Et d'augmenter de près de 70 % les dépenses dans le secteur de l'alternance, ce qui a, au passage, asséché les excédents auparavant versés à l'Agefal. Pour le plus grand bonheur des administrateurs de l'ARFP et de l'Opcareg qui, par ricochet, ont vu exploser leurs frais de gestion – autrement dit la rémunération du service rendu et légalement équivalente à 10 % de la collecte et des dépenses engagées.
Sauf que, pour parvenir à un tel exploit, les dirigeants de l'ARFP ne se sont guère embarrassés de préjugés. Pour attirer de nouveaux clients parmi les entreprises non adhérentes, les équipes commerciales de l'ARFP ont multiplié les protocoles particuliers de gestion avec des PME, mais aussi avec des grands groupes. En échange du versement à l'Opcareg de leur budget de formation, ces entreprises ont reçu la garantie de récupérer la totalité des fonds versés, par le financement d'actions de formation, voire plus grâce à la prise en charge de leurs frais de gestion administrative. Et tout cela sans quasiment aucun contrôle de l'Opcareg quant à la nature ou à l'exécution des prestations financées.
Parallèlement, l'ARFP n'a pas hésité, selon les inspecteurs du SRC, à pratiquer « une surenchère purement mercantile » vis-à-vis des autres organismes collecteurs régionaux ou de branche en offrant aux entreprises des conditions de prise en charge hors normes : « jusqu'à 600 heures pour un contrat d'adaptation, 1 500 heures pour un contrat de qualification ». De quoi susciter quelques grincements de dents chez les Opca de branche, victimes de cette forme de concurrence déloyale.
Exemple de protocoles contestés par le SRC, ceux conclus par Vacances Carrefour. Cette filiale du groupe de distribution a accepté de verser 950 000 euros en 2000, puis 1,2 million en 2001 à l'Opcareg. En échange, ce dernier s'engageait à lui reverser… 1,5 million d'euros en 2000 et 1,6 million l'année suivante au titre de formations « d'intégration des nouveaux vendeurs ». Un montage qui permettait, au passage, à cette filiale d'empocher la différence, soit 550 000 euros en 2000 (400 000 euros en 2001), aux dépens des autres adhérents de l'Opcareg.
Autres pratiques douteuses, celles profitant à l'ex-Seita, rebaptisée Altadis. Le fabricant de cigarettes a bénéficié, outre la prise en charge de ses formations, d'un financement complémentaire au titre de frais de gestion équivalents à 2 % des versements volontaires. « L'Opcareg nous l'avait proposé », se défend Yves Chidiak, le directeur de la formation d'Altadis, qui assure que ce « dédommagement » a été supprimé en 2002. Un cadeau en tout cas fort appréciable… sachant que l'ex-Seita consacre plus de 5 % de sa masse salariale à la formation professionnelle et en moyenne plus de 4 millions d'euros par an au financement de son plan de formation. Mieux, les inspecteurs du SRC ont découvert que, dans sa grande prodigalité, l'ARFP est allée jusqu'à détacher des salariés dans certaines grosses entreprises adhérentes, à l'instar de 3M ou de Vivendi Environnement, sous couvert de les faire bénéficier d'ingénierie financière et de conseil. « C'est formellement interdit ! » s'indigne-t-on à la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle.
Ces méthodes peu scrupuleuses ont évidemment dopé la collecte de l'Opcareg : les versements volontaires d'entreprises, qui représentaient moins de 2 millions d'euros en 1999, ont atteint plus de 26 millions d'euros en 2001. Reste qu'aux yeux du SRC ces protocoles particuliers contreviennent au principe fondateur de mutualisation des fonds régissant les Opca. En effet, légalement, les financements collectés sont mutualisés « dès le premier euro versé ». Ce qui implique, rappellent les inspecteurs du SRC, que non seulement « les entreprises perdent la libre disposition des fonds versés au profit de l'Opca », mais aussi que « les droits des cotisants ne sont pas liés à l'importance des fonds versés ».
Un principe mutualisateur que remet en cause le Medef d'Ile-de-France : « La généralisation de la logique d'investissement formation conduit un nombre croissant d'entreprises à consommer leurs fonds, ce qui réduit d'autant la part des fonds voués à mutualisation. » Pour Michel Cornic, le nouveau président Medef de l'Opcareg d'Ile-de-France, « il ne faudrait pas que les règles en matière de mutualisation pénalisent les possibilités de versement des entreprises à des organismes collecteurs ». Chargée dorénavant d'instruire la procédure contradictoire consécutive à la notification du SRC, la Direction régionale du travail et de l'emploi d'Ile-de-France appréciera…
Mais l'équipe dirigeante de l'ARFP ne s'est pas contentée de réaliser des collectes miraculeuses. En matière de dépenses, le SRC a également mis en évidence « une profonde dérive du système, via l'organisation de très nombreuses prestations fictives auprès d'entreprises, d'organismes de formation ou d'individus ». En clair, « nous avons été victimes d'une escroquerie », reconnaît Jean-Marc Bruneau, l'administrateur CFTC de l'Opcareg. Sous couvert de financement de formations de tuteurs pour encadrer des bénéficiaires de contrat d'alternance, ces détournements se sont élevés à plus de 10 millions d'euros, selon le SRC. Et les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que l'Opcareg n'avait financé la formation que de 202 tuteurs en 1998, leur nombre s'est élevé à 6 500 en 2000 et à plus de 16 000 en 2001. Une croissance exponentielle qui a mis la puce à l'oreille aux administrateurs salariés FO et CFE-CGC et les a incités à solliciter l'intervention du SRC. « Cela nous a au moins évité les conséquences d'un krach retentissant ! » se félicite aujourd'hui Henri Laraize, l'ancien président CFE-CGC de l'Opcareg.
Si la découverte de cette fraude à grande échelle a suscité un profond traumatisme parmi les administrateurs de l'organisme collecteur francilien, l'heure est aujourd'hui à la recherche des responsabilités et au retour dans le droit chemin. Le directeur de l'ARFP, Olivier David, et trois de ses principaux acolytes ont été limogés dès janvier 2002. Parallèlement, dans le cadre de l'instruction d'une plainte contre X déposée par l'Opcareg et l'ARFP, deux personnes – un des salariés licenciés de l'ARFP et un bénéficiaire des fonds détournés – ont été placées en détention provisoire.
Mais, au-delà de ces responsabilités directes, le conseil d'administration de l'Opcareg a été amené à se pencher sur l'efficacité de ses procédures de contrôle paritaire ainsi que sur ses relations avec l'ARFP. Plusieurs administrateurs salariés (ceux de FO, de la CFE-CGC et de la CGT) ont vivement dénoncé « l'obstination de la présidence Medef de l'ARFP à n'exercer aucun contrôle sur son encadrement » et fustigé « le manque flagrant d'esprit critique, voire de discernement, de la part du collège patronal de l'Opcareg ». Pour sa part, Michel Cornic, le nouveau président Medef de l'Opcareg, rejette « ces mauvais procès », ne voulant voir dans ces « dysfonctionnements, en dehors des actes délictueux, que des défauts souvent inhérents à un organisme qui a grandi trop vite ».
Reste que le Groupement des industries métallurgiques, autrement dit l'UIMM d'Ile-de-France, ainsi que deux unions patronales départementales, celles de Seine-et-Marne et des Hauts-de-Seine, ont décidé de se retirer du conseil d'administration de l'Opcareg. Nouvelle vice-présidente CFDT de l'organisme collecteur, Françoise Lareur préfère se tourner vers l'avenir et mettre en avant « l'opportunité » qu'a constituée cette crise pour reprendre en main le fonctionnement de cette structure.
Sous la houlette d'Henri Laraize, l'ancien président CFE-CGC, le conseil d'administration de l'Opcareg a effectivement procédé à un grand ménage. Un nouveau directeur a été embauché en août 2002, cette fois par l'intermédiaire de l'Apec. En janvier 2003, une nouvelle convention de délégation entre l'Opcareg et l'ARFP a été adoptée au terme de plusieurs mois de négociations : « Aujourd'hui, l'association patronale n'est plus responsable que des relations avec les entreprises, alors que l'ensemble du contrôle est désormais du ressort du paritarisme, conformément à la philosophie de l'accord de 1994 », se félicite Henri Laraize.
Parallèlement, tous les protocoles de gestion avec les entreprises ont été revus : « Il n'y a plus de droits de tirage, plus de personnels dédiés, ni de dédommagements complexes », assure ainsi Yves Hinnekint, le nouveau directeur de l'Opcareg. La crise a enfin permis de définir des orientations politiques en matière de financement de lutte contre l'illettrisme, de développement du multimédia, de gestion des âges et autre insertion des handicapés. Il était grand temps. « Nous allons pouvoir fonctionner sur ces bases renouvelées », promet Françoise Lareur, notant que, jusqu'à présent, « tous ces travers n'ont pénalisé aucune entreprise ».
Si, dans cette affaire, les pratiques de gestion des Opca ne sortent pas grandies – la DRTE se prononcera d'ici à l'automne sur le cas de l'Ile-de-France –, ce réseau de collecte est pourtant, au dire des fonctionnaires de la DGEFP, « plutôt mieux organisé » que celui de la taxe d'apprentissage. Lequel est assuré par une myriade d'organismes dans la plus grande opacité. Un constat qui n'est pas vraiment rassurant… Il reste qu'en réformant les modalités d'agrément de ces quelque 600 structures, la loi de modernisation sociale pourrait à l'avenir donner un sacré coup de pied dans la fourmilière.
L'Opcareg d'Ile-de-France n'est pas le seul organisme collecteur de fonds de formation à se faire épingler par les pouvoirs publics. L'Agefos-PME s'est aussi fait rappeler à l'ordre par l'Inspection générale des affaires sociales, comme en témoigne son rapport de janvier 2002. Les deux rapporteurs observent ainsi que le principal réseau de collecte interprofessionnel n'avait, lui non plus, « pas abandonné la pratique des droits de tirage », au bénéfice des entreprises cotisantes, contrairement au discours « très volontariste » affiché par l'Agefos-PME dans ce domaine. Ainsi, les sommes effectivement mutualisées – parce que non utilisées par les entreprises – représenteraient moins de 10 % des montants collectés. Différence notable, toutefois, avec l'Opcareg d'Ile-de-France, les gestionnaires de l'Agefos-PME font en sorte que « le solde [de chaque compte adhérent] ne soit jamais négatif ». Autrement dit, « si la dépense de formation s'avère supérieure aux sommes versées, il est demandé à l'entreprise d'effectuer un versement complémentaire », souligne le rapport. Une pratique que la direction de l'Agefos-PME justifie par son souci d'éviter que « seules les entreprises les plus informées, les plus réactives, en clair les grandes entreprises, soient à même de bénéficier et de confisquer les fonds à leur profit ».
Reconnaissant que ces écarts par rapport au Code du travail sont largement répandus dans les réseaux de collecte interprofessionnels, les inspecteurs ont invité les Opca à « engager une réflexion commune, sous l'égide des pouvoirs publics », afin de voir comment « donner une plus large part à la mutualisation ». Une invitation à laquelle les partenaires sociaux n'ont pas souhaité jusqu'à présent répondre. Dans le cadre de la négociation engagée sur la formation professionnelle, patronat et certains syndicats, CFDT en tête, semblent au contraire vouloir s'affranchir encore un peu plus de cette contrainte, en réclamant davantage de liberté et de négociation paritaire dans la gestion de ces fonds. Le trésor caché de la formation risque de l'être longtemps encore…