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Enquête

JE VEUX UN JOB QUI AIT DU SENS

Enquête | publié le : 01.05.2003 | Stéphane Béchaux

Pas question d'être opaque sur la stratégie de l'entreprise. Et gare au grand écart entre discours et réalité !

À l'Institut d'études politiques de Grenoble, l'entreprise n'a plus franchement la cote. Chaque matin, les exemplaires des Échos restent en pile, faute de lecteurs. Et pourtant, le quotidien économique est gracieusement mis à la disposition des étudiants. De même, la section « Éco-Fi » (abréviation d'économie et finances), l'une des quatre filières de spécialisation, est de loin la moins courue. Les étudiants l'ont même surnommée « Escroc-Fisc ». C'est dire si l'image de l'entreprise en a pris pour son grade. « La notion d'entreprise est très attachée, dans la tête des jeunes, à la finance, aux marchés boursiers, aux fusions et acquisitions, explique Clotilde Touvet, déléguée générale de l'association Jeunesse et Entreprises. Pour les attirer et les fidéliser, les sociétés n'ont d'autre choix que de travailler sur leur image. » Une analyse que corrobore Pierre Tapie, directeur de l'Essec. Selon lui, « les entreprises qui sont capables d'affirmer avec crédibilité leurs comportements en tant qu'acteur social sont clairement avantagées ».

Si l'objectif est de vendre plus de jambon que les autres, non merci !

À tout le moins, la génération montante se montre plus attentive aux finalités de l'entreprise. Ce que résume Benjamin, en 3e année à l'IEP de Grenoble : « Bosser dans une boîte, en petite équipe, et se donner les moyens pour réussir, pourquoi pas. Mais à condition que la finalité soit motivante. Si l'objectif c'est de vendre du jambon, et plus que les concurrents, non merci ! » Désormais intégrés dans les cursus des écoles de commerce et d'ingénieurs, relayés par les ONG, les syndicats et les « antimondialisation », les discours sur le développement durable et le socialement responsable ont gagné les jeunes esprits.

Reste à savoir si cette quête de sens, généreuse dans son principe, résistera au temps et aux réalités du monde du travail. « Quand on interroge les étudiants, de façon précise, sur les notions de développement durable ou de citoyenneté, on obtient des réponses floues, hésitantes, parfois ambiguës, constate Alain Lévy, responsable de l'espace Avenir Ingénieur à l'Insa de Lyon. Ils se positionnent sur le terrain éthique, mais on les sent aussi prêts à répondre à des sollicitations de sociétés qui ne sont pas en totale harmonie avec leurs valeurs personnelles. » C'est le cas de ces étudiants en biochimie qui hésitent à poser leur candidature chez Monsanto, l'une des firmes à la pointe de la recherche sur les OGM. Avant de franchir le pas.

Reste que certains n'hésitent plus, même au cours du sacro-saint entretien d'embauche, à interpeller leurs interlocuteurs sur la politique globale de l'entreprise. « Quelle est la stratégie ? Que veulent les actionnaires ? Que risque-t-il de se passer dans les prochaines années ? Ce sont les questions récurrentes des jeunes diplômés. On a dépassé le simple échange marchand autour d'un poste et de son contenu. Ils veulent en savoir davantage et s'inscrivent dans une démarche qualitative », commente Thierry Bourgeron, DRH groupe de Casino.

Du coup, fini les grands discours d'autocongratulation dans lesquels les entreprises vantent leur modèle de relations sociales ou leurs beaux principes managériaux. Aujourd'hui, les 18-25 ans veulent du concret et jugent aux actes. « Les jeunes recrues ont des jugements très sévères quand ils constatent des écarts entre les valeurs affichées et les comportements quotidiens de leurs managers ou de leurs dirigeants », prévient Bernard Lemée, DRH de BNP Paribas. Moins blasés que leurs aînés, qui n'accordent guère d'attention aux chartes de valeurs et autres principes directeurs conçus par leur direction générale, les jeunes embauchés n'hésitent pas à pointer du doigt les incohérences et à le faire savoir. Pointilleux sur les notions de transparence et d'équité, ils n'ont aucun scrupule à dénoncer ce qu'ils considèrent comme des injustices. « Ils sont à la fois individualistes et capables d'une grande solidarité entre eux », note Laurence Durand, responsable des carrières à KPMG. Comme lors de ces séminaires d'intégration où ils comparent leurs salaires et prennent la défense des moins bien payés.

Emportés par cet « individualisme solidaire », ils n'hésitent plus à faire part de leurs griefs aux clients, quitte à écorner la réputation de leur société. Dans les cas extrêmes, ce sentiment d'injustice peut même s'exprimer… dans la rue. L'année dernière, lors du conflit social qui a perturbé la Fnac, les grévistes – des jeunes, pour l'essentiel – n'ont pas hésité à prendre à partie les clients de l'enseigne pour dénoncer l'écart entre l'image citoyenne du distributeur et ses pratiques sociales, jugées inégalitaires. « Les jeunes développent une nouvelle forme de militantisme, remarque Patrick Brody, de la CGT Commerce. Ils ont très bien compris comment ils pouvaient obtenir gain de cause en jouant sur la solidarité des clients et l'image de l'entreprise. »

Le besoin d'être associé à la stratégie managériale constitue une autre illustration de cette quête de sens. Un souci qui traverse l'ensemble des catégories socioprofessionnelles, et pas seulement les « fameux hauts potentiels ». « Nos jeunes sont motivés mais exigeants. Ils n'acceptent plus les contraintes sans en connaître les raisons et veulent une reconnaissance rapide », explique Alain Cahen, directeur délégué à l'emploi de la SNCF. « L'envie de comprendre à quoi sert son boulot et dans quoi il s'inscrit est présente même au plus petit échelon », abonde Jean-Michel Vernet, qui dirige la mission « bénéficiaires » de l'Afpa, « l'école de la deuxième chance ». Récemment encore, il a bataillé auprès d'un jeune ouvrier du bâtiment en contrat d'alternance. « Il était prêt à jeter l'éponge car son responsable hiérarchique opposait un silence assourdissant à ses questions. Et il ne le supportait pas, répétant sans cesse qu'il ne voulait pas bosser comme un con ! »

Des aspirations aussi présentes dans le milieu bancaire. « Nos jeunes conseillers commerciaux, qui commencent leur carrière au guichet, sont très demandeurs d'informations sur la stratégie de leur caisse, mais aussi sur celle du groupe. Ils ont besoin de visibilité », constate Dominique Languillat, directrice emploi de la Caisse nationale des Caisses d'épargne. « Même s'il n'y a pas de pilotage stratégique, ou s'il se fait au fil de l'eau, il ne faut pas hésiter à le dire à ses jeunes collaborateurs. Ils préfèrent la franchise à l'opacité », martèle Daniel Lustin, de la société d'ingénierie et de formation Recif, qui intervient auprès de cabinets d'experts-comptables pour construire leur parcours d'intégration.

Cette nouvelle donne met la hiérarchie directe, sommée de fournir des explications sur les enjeux stratégiques, au pied du mur. D'autant plus que le niveau d'information ne cesse d'augmenter, notamment avec le développement des nouvelles technologies et la généralisation des intranets. « L'information n'est plus la base du pouvoir », constate Dominique Languillat. Aux Caisses d'épargne, on met donc l'accent sur la communication interne et l'appui aux managers de terrain. On organise aussi, pour les jeunes recrues, des rencontres régionales avec le directoire. Des grands-messes qui ne sont pas sans rappeler les forums régionaux de la SNCF, destinés à ses cheminots débutants.

Fini le chefaillon qui crie ses ordres !

Ces nouveaux modes de fonctionnement ont des répercussions jusque dans le travail quotidien. Impossible, aujourd'hui, de se contenter de donner des ordres sans la moindre explication. « Les jeunes veulent savoir pourquoi ils travaillent. Ils ont besoin de comprendre comment leur activité s'inscrit dans celle de l'entreprise », constate Gérard Perroud, directeur de la production et des RH de Caugant, une PME bretonne d'agroalimentaire. « Le petit chefaillon qui monte sur son tonneau pour crier ses ordres puis s'enferme dans son bureau, c'est terminé, abonde Jacques Lérisson, directeur de l'École des métiers de Boulanger. Les jeunes reconnaissent leur chef s'il est clair, prévisible et capable de donner du sens. » Forte de ce constat, l'enseigne nordiste a refondu le plan de formation de ses managers. Objectif : en faire à la fois des « patrons », des « meneurs » et des « accompagnateurs ». « On surforme nos encadrants pour qu'ils soient à la hauteur de ce défi, explique Jacques Lérisson. Sinon, ils sont très vite rejetés par leurs équipes. »

Reste que ce besoin d'informations est également exprimé par les aînés. Casino envisage d'ailleurs de mettre en place un stage de « connaissance du groupe » pour l'ensemble de ses 55 000 collaborateurs. « Nous souhaitons autant nous adresser aux jeunes débutants qu'aux salariés présents depuis vingt ans, qui ont débuté au sein de la famille Guichard et se retrouvent maintenant au sein d'une multinationale présente dans 12 pays, reprend Thierry Bourgeron. Tous expriment le même besoin de référents, les jeunes peut-être plus directement. » Un défi de taille pour les entreprises, confrontées à des marchés de plus en plus volatils. Et porteuses de stratégies de moins en moins pérennes.

Sébastien, à l'IEP de Grenoble et chez McDo…

Étudiant et salarié… Comme bon nombre de ses congénères, Sébastien travaille en dehors de ses heures de cours. « Mais je ne bosse pas pour financer mes études. C'est de l'argent de poche », prévient-il. Sans grande surprise, c'est vers la restauration collective que ce Grenoblois, qui termine sa troisième année à l'Institut d'études politiques, s'est tourné.

Sa première expérience, chez Quick, se solde par une… démission. La faute non pas au contenu du travail – « sans intérêt, mais je le savais » –, mais à l'équipe de direction. « Ils voulaient qu'on les vouvoie. Mais eux, ils nous donnaient des ordres comme à des chiens. C'était limite harcèlement moral. En plus, on nous demandait du travail supplémentaire au dernier moment. Ça a failli déboucher sur une grève. » Considéré comme l'un des fauteurs de trouble – « j'ai une fâcheuse tendance à ouvrir ma gueule », Sébastien est reçu, avec quelques autres, par le directeur régional pour mettre les choses à plat. Sans succès. Fatigué, il jette l'éponge.

Puis rejoint… McDonald's comme équipier. « Relationnellement, c'est mieux. Le directeur fait gaffe car il sait qu'on est étudiant et que ce job n'est pas notre priorité. »

Résultat, Sébastien, qui termine sa deuxième saison chez le géant américain du hamburger, vient d'être promu formateur chef d'équipe. « Le salaire est toujours aussi bas mais les tâches sont plus intéressantes. On gère une dizaine d'équipiers. » Reste qu'il ne fera pas sa vie dans le Big Mac. Son objectif professionnel ? Devenir journaliste. Un métier pour lequel il se dit prêt à ne pas compter ses heures. Et sur lequel il se fait déjà les dents comme rédacteur en chef, à titre gracieux, du mensuel de l'IEP.

Auteur

  • Stéphane Béchaux