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Enquête

CES JEUNES QUI BOUSCULENT L'ENTREPRISE

Enquête | publié le : 01.05.2003 | Anne Fairise

Pas facile de gérer les 18-25 ans qui déboulent sur le marché du travail. Une génération qui veut tout et tout de suite : un job intéressant, des évolutions rapides de carrière, des formations. Et beaucoup de temps libre ! Un cocktail que les entreprises devront leur offrir, démographie oblige.

Devant tant d'audace, le DRH groupe de Casino est resté coi. Recevant un candidat, Thierry Bourgeron s'est retrouvé en position d'interviewé. « Qu'est-ce que vous pensez, avec le recul, de votre intégration à Casino ? » lui a carrément demandé le jeune ingénieur informaticien de 25 ans qu'il recevait. « En vingt-trois ans de carrière, jamais une recrue potentielle ne m'a interpellé de la sorte », s'étonne-t-il. Il n'est pas le seul à s'avouer dérouté par le comportement de la génération montante. Une autre anecdote a fait le tour des professionnels des RH, invités par le sociologue Henri Vacquin à plancher sur la valeur travail : alpagué par un jeune employé venu l'avertir qu'il ne viendra pas le lendemain, un chef de rayon rétorque qu'il est prévu au planning et qu'on ne peut se passer de lui. Réponse : « C'est simple, ne me paye pas la journée. » Loin de la grande distribution, l'Institut des experts-comptables et des commissaires aux comptes a lancé, l'été dernier, une réflexion sur les parcours d'intégration, sous la pression de ses adhérents, désarçonnés par l'attitude de jeunes experts-comptables pourtant hyperqualifiés (bac + 8). Et notamment par « les libertés prises avec les consignes, le code vestimentaire ou les horaires », souligne Daniel Lustin, du cabinet Recif. Lequel avait été, pour des raisons identiques, contacté peu de temps auparavant par Manpower afin de monter un stage d'avant-mission pour de jeunes opérateurs.

Les airbags de l'emploi

Les jeunes ont toujours été montrés du doigt, rappelle Nicolas Flamant, d'Entreprise et Personnel. Individualisme, moindre investissement au travail, exigences fortes en matière de carrière ou de salaire, rapport aléatoire aux règles établies : ces symptômes étaient déjà décrits dans une étude datée de 1972, souligne ce consultant. « Le problème n'est pas qu'une question d'âge. La différence se crée entre de jeunes arrivants et des salariés qui se sont coulés dans le moule de l'entreprise en adoptant les comportements qu'elle attend d'eux », note-t-il. Mais les moins de 25 ans qui entrent aujourd'hui dans la vie active ne ressemblent en rien à leurs aînés. Née autour des années 80, cette génération a connu en toile de fond un chômage de masse et des discours martelant la nécessité de s'adapter, d'être flexible, mobile, de se former tout au long de la vie… Elle a subi les contrecoups de la crise, été maintenue à la porte de l'entreprise, ou contrainte aux contrats précaires pour glisser un pied dans la porte. Le phénomène est allé croissant selon les enquêtes Génération 92 et Génération 98 du Centre d'études et de recherches sur les qualifications. « La stabilisation en emploi passe par la mobilité », souligne Alberto Lopez, du Cereq. Parmi les jeunes qui avaient trouvé un emploi en 1998 à leur sortie du système éducatif et qui en occupaient un trois ans après (soit 55 % de la classe d'âge), la moitié avaient changé plusieurs fois d'entreprise. Une mobilité contrainte, pour les deux tiers.

Car les jeunes sont les premiers à vivre les Yo-Yo de l'économie. L'embellie de 1997-2001 sur le front de l'emploi leur a été particulièrement favorable. Depuis, ils ont été « les premiers concernés par la reprise du chômage », commente l'enquête annuelle Emploi. Le taux de chômage des jeunes actifs a ainsi baissé de 29,3 % à 19,6 % entre février 1997 et février 2001, pour remonter à 22 % en février 2003. Même constat pour les jeunes cadres. Sur un marché de l'emploi en retrait en 2002, « les jeunes diplômés paient un plus lourd tribut à la baisse des embauches que les cadres expérimentés (– 26 %, contre – 13 %) », note l'Apec dans son bilan 2002. « Les jeunes jouent le rôle d'airbag de l'emploi », estime Pascale Levet, responsable de Lab'ho, laboratoire de recherche en organisation du groupe Adecco. Un matelas de sécurité où l'on puise en période faste et dont on se détourne en période de crise. « Pour les jeunes, l'appartenance à un collectif de travail est a priori précaire », reprend Nicolas Flamant. Embauchés souvent à des postes inférieurs à leur niveau de diplômes, ils se sentent dévalorisés. « C'est la surprise de notre dernière enquête : le taux de déclassement à l'embauche n'a cessé d'augmenter, passant de 49 % en 1992 à 52 % en 1998. L'amélioration temporaire de la conjoncture n'a pas eu d'impact », reprend Alberto Lopez, du Cereq.

« Génération sida et compassion »

De quoi susciter un mode d'engagement dans l'entreprise bien différent chez cette « génération sida et compassion », comme la qualifie Jacques Marseille, prof d'histoire contemporaine à Paris I et directeur de l'Institut d'histoire économique et sociale. Instabilité, individualisme forcené, recherche de l'exaltation du moi : voilà, selon lui, les grandes caractéristiques des nouveaux venus. « Ils ont grandi avec le sida, dans des familles décomposées ou en difficulté, se retrouvant souvent seuls pour régler les problèmes. Et ce au moment où les structures intégrantes (école, syndicats, partis politiques) sont mal-en-point. Cela explique leur désaffection des formes de solidarité, du syndicalisme ou de la politique. En revanche, ces jeunes sont en permanence dans l'affectif, la compassion, l'apitoiement sur les misères du monde », explique-t-il. Cet individualisme trouve aussi son explication « dans l'allongement de la période d'adolescence », selon Jean-Marie Petitclerc, spécialiste de la prévention et directeur de l'Institut de formation aux métiers de la ville, qui intervient chez PSA. « Il y a quinze ans, quand on embauchait un ouvrier de 20 ans, on avait affaire à un jeune adulte. Aujourd'hui, c'est un grand adolescent. » D'où cette volonté d'affirmation de soi, « une autorité vécue comme une menace » avec, pour certains jeunes, des dérapages dans l'agressivité. C'est une génération qui passe d'un extrême à l'autre, renchérit le sociologue Jean-Luc Excousseau. L'auteur de la Mosaïque des générations (Les Éditions d'Organisation, 2001) les a rebaptisés young yobbos (jeunes loubards). Portrait type ? Des jeunes certes démobilisés, mais capables de s'investir en masse, comme lors de la présidentielle de 2002. Ils peuvent se donner à fond dans le travail, puis se relâcher complètement. « Ils fonctionnent aux défis limités dans le temps. Quant à l'intérêt au travail, il repose avant tout sur les relations aux personnes et les valeurs de plaisir. C'est une génération plus insouciante car elle a été un peu protégée par la prolongation des études. » A contrario des trentenaires, qui seraient dans le donnant-donnant, en quête de transparence, de progression rapide de carrière et de salaire, d'un management très opérationnel. Mais aussi décontractés que leurs cadets dans le rapport au temps, le travail n'étant, ni pour les uns ni pour les autres, une fin en soi. D'où d'inévitables incompréhensions entre ces générations et les baby-boomers, actuellement aux manettes de l'entreprise.

Un brin caricaturales, ces typologies ont le mérite de saisir les grands traits de ces jeunes qui gèrent l'« entreprise de soi », selon le consultant Bob Aubrey, tout en s'affirmant propriétaires de leur temps. Mais mieux vaut relativiser. « Les jeunes n'ont rien d'un tout homogène. Leurs parcours sont de plus en plus individualisés », reprend Nicolas Flamant. Sans compter les clivages, de plus en plus prononcés entre ceux alignant un bagage (diplômes ou expérience) et les autres, qui jouent sur les modes d'insertion et la posture face à l'entreprise. Rien de comparable entre le diplômé d'une grande école et le jeune sans qualification. Mais, pronostique Jacques Rojot, du Ciffop, « les moins de 30 ans représentent les premières générations d'un nouveau modèle d'entreprise qui ne promet plus la stabilité. Leur comportement s'inscrit dans une tendance de fond ».

Difficile, donc, pour les entreprises de s'exonérer d'une réflexion sur l'intégration et de s'interroger sur les attentes, les motivations des nouveaux venus, en quête d'autonomie, d'un autre type d'encadrement, de feed-back… Elles ne sont pas légion à avoir pris en compte la nécessaire adaptation du management. Beaucoup ont mis l'accent sur l'accueil, l'accompagnement renforcé, l'information, les évolutions de carrière, les formations professionnalisantes. D'autres déroulent le tapis rouge. Contrat de qualification payé au smic, mêmes avantages sociaux que les permanents : Sobea Environnement a mis les bouchées doubles pour attirer 12 jeunes sans qualification. Cette PME du BTP verra partir d'ici à cinq ans 18 % de ses ouvriers.

Chez PSA, l'encadrement est incité à revoir sa relation aux jeunes. « On nous demande plus de suivi et de mieux valoriser les jeunes, recrutés en CDI comme en intérim », commente Marc Guinot, responsable d'unité à l'usine de Poissy, qui regrette certains abus du passé avec les intérimaires. « À une époque, il n'y avait pas vraiment d'accueil. À la moindre faute, leur contrat était rompu. » « L'entreprise redevient, pour les jeunes un peu désocialisés, un partenaire éducatif, comme elle l'a été jusque dans les années 60 », reprend Jean-Marie Petitclerc. De quoi redonner un vrai sens à l'intégration en entreprise. « Refuser de comprendre les aspirations des jeunes serait aussi imbécile que de refuser de comprendre ses clients», note Jacques Lérisson, de l'École des métiers de l'enseigne Boulanger.

Pas d'heures sup à tire-larigot

C'est d'autant plus nécessaire que le retournement démographique va redonner la main aux jeunes. Hier encore parents pauvres de l'emploi, ils vont devenir une denrée rare. La conjugaison des départs massifs à la retraite des générations pléthoriques nées au lendemain de la guerre (650 000 personnes se retireront chaque année de la vie active, contre 480 000 aujourd'hui) avec l'arrivée sur le marché du travail des générations maigrelettes des années 80 va avoir un effet destructeur sur la population active : dans trois ans, celle-ci pourrait diminuer de 20 000 personnes par an, alors qu'elle croît de 130 000 actuellement. Résultat, les entreprises risquent fort de manquer de bras. De quoi présager de jolies foires d'empoigne.

Pour attirer et fidéliser la génération montante, les entreprises ont donc tout intérêt à comprendre ses exigences et à s'efforcer d'y répondre. Notre enquête sur le terrain, comme auprès de chercheurs et d'universitaires, met trois aspirations en évidence. Les jeunes veulent tout d'abord du sens et détestent par-dessus tout l'écart entre le discours des dirigeants d'entreprise et leurs actes. Les 18-25 ans souhaitent ensuite un rapide retour sur investissement, des perspectives d'évolution, des formations, des nouvelles missions… et vite. Pas question, enfin, pour ces individualistes forcenés de sacrifier leur vie personnelle, d'accepter des plannings contraignants ou des heures sup à tire-larigot. Portrait, sous ces trois angles, d'une génération plutôt déroutante pour les professionnels des ressources humaines.

Auteur

  • Anne Fairise