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Vie des entreprises

GRH à l'anglo-saxonne chez Christie's, gestion à la papa chez Drouot

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.04.2003 | Catherine Lévi

Hormis la passion du métier, un climat social serein et un no man's land syndical, tout oppose Christie's et Drouot. « Reportings », mobilité interne, gestion des carrières… la maison de ventes britannique obéit à une stricte logique d'entreprise alors que l'hôtel Drouot continue de fonctionner à l'ancienne, avec une armada de professionnels indépendants et une politique RH embryonnaire.

Tractations interminables, querelle des chefs, rebondissements en tout genre : au terme d'une belle bagarre avec Pierre Bergé, l'ancien patron d'Yves Saint Laurent Couture, et une nuée d'investisseurs, le mythique hôtel Drouot, qui avait ouvert ses portes en 1852, a été racheté, fin novembre 2002, par 84 des 110 commissaires-priseurs parisiens qui en détenaient collectivement le capital. Une nouvelle structure à caractère commercial et non plus corporative, Drouot Patrimoine, holding détenant 100 % de Drouot SA, a été créée et sa présidence confiée à l'un de leurs pairs, Georges Delettrez. Une opération rendue indispensable par la profonde réforme de la profession intervenue en octobre 2001. Cette année-là, les commissaires-priseurs ont perdu le monopole vieux de cinq siècles qu'ils détenaient sur les ventes aux enchères, dorénavant ouvertes aux sociétés commerciales, françaises ou étrangères. C'est dans ce contexte que la maison de ventes Tajan est passée sous la houlette de LVMH, que Briest et Poulain-Le Fur ont rejoint Dassault. Et que Christie's, propriété depuis 1998 de l'entrepreneur François Pinault, a transformé son bureau de représentation parisien en maison de ventes et organisé sa première mise aux enchères dans l'Hexagone en décembre 2001. Basé à Londres, Christie's emploie 600 personnes dans la capitale britannique, 500 à New York et 100 à Paris. Dans l'Hexagone, l'illustre maison anglo-saxonne, fondée en 1766, se retrouve désormais en concurrence frontale avec le vétéran Drouot, ses 80 salariés et son armada d'anciens commissaires-priseurs indépendants qui ont dû troquer leur statut d'officier ministériel pour le costume de chef d'entreprise.

Le crieur relance le chaland

Nouveau venu sur le marché français, Christie's se limite encore à la vente d'œuvres d'art prestigieuses. Une trentaine ont eu lieu en 2002 pour un chiffre d'affaires de 57 millions d'euros. Rien de comparable avec les 2 000 ventes, allant des objets de brocante à quelques dizaines d'euros aux tableaux de maîtres, qui ont drainé, chaque jour, près de 6 000 visiteurs chez Drouot, et laissé dans les caisses quelque 370 millions d'euros. Mais c'est surtout dans leur logique commerciale et leur mode de fonctionnement que les deux maisons s'opposent. « Drouot est un prestataire qui loue ses salles et ses services aux maisons de ventes », explique Cyrille Cohen, associé chez l'une d'entre elles, l'étude Calmels et Cohen. À travers ses services et filiales, l'hôtel assure la gestion des salles des ventes, la logistique, la formation du public et des professionnels, la publication de gazettes, sans oublier une activité de vente pour le compte de la collectivité des commissaires-priseurs par l'intermédiaire de Drouot Estimation. Hormis cette prestation, Drouot a externalisé la vente aux professionnels, actionnaires ou non de l'entreprise, qui conservent la maîtrise des enchères.

À l'inverse, Christie's est une maison de ventes intégrée, qui contrôle l'ensemble de la chaîne, de l'accueil des clients aux enchères elles-mêmes. Les ventes sont réalisées dans les deux salles de son hôtel de l'avenue Matignon, mais elles n'hésitent pas à se transporter ailleurs, lorsque la nature des collections le réclame. Chez Drouot, les ventes ont lieu dans l'hôtel du même nom ou sur trois autres sites, dont l'avenue Montaigne pour les collections les plus prestigieuses, dans un joyeux capharnaüm. Rituel immuable, le commissaire-priseur qui organise la vente tient le marteau, tandis que les clercs enregistrent les ordres et que les crieurs relancent le chaland. « Des vieux métiers qui s'exercent à temps partiel ou complet pour le compte des différentes maisons de ventes », explique Alberte René-Corail, DRH de Drouot. Clerc de son état, Élisabeth Monteil compte ainsi quatre employeurs. Le personnel de Drouot – hôtesses, manutentionnaires et agents de sécurité – assure l'intendance. Autour de cette grande famille gravitent les 600 salariés des sociétés de ventes parisiennes et environ 2 000 professionnels, experts, transporteurs, imprimeurs, photographes ou restaurateurs d'objets d'art…

Ventes feutrées chez Christie's

Changement de décor chez Christie's, où les ventes sont plus feutrées, plus aseptisées, au dire des nostalgiques des enchères à l'ancienne. L'accès est ouvert à tous, mais il faut préalablement s'enregistrer, ce qui n'est pas le cas à Drouot. Sur l'estrade, le marteau peut aussi bien être tenu par le responsable des inventaires, un spécialiste de l'art décoratif, ou encore la responsable business development… Seul point commun, tous ont reçu l'indispensable formation de commissaire-priseur. Les crieurs sont remplacés, ici, par des hôtesses qui circulent le micro à la main. Quant au rôle du clerc, il est assuré par des employés du service administratif de Christie's.

Chez Drouot, rien n'a en apparence changé depuis la réforme de 2001-2002. La majorité des ex-commissaires-priseurs continuent de travailler exactement comme avant, même s'ils ont changé de statut. Ils s'occupent toujours de l'estimation, du catalogage et de la promotion des œuvres d'art et s'entourent de l'avis d'experts indépendants pour les évaluations les plus complexes. À l'image de la maison de ventes Calmels et Cohen, qui comprend trois commissaires-priseurs et cinq employés administratifs, les maisons de ventes sont constituées de petites équipes exerçant leur métier de façon artisanale, dans une logique de profession libérale.

Rien de comparable chez Christie's, dont le fonctionnement répond à une rigoureuse logique d'entreprise. « Nous sommes organisés en 20 départements couvrant l'ensemble du marché de l'art : tableaux impressionnistes, arts décoratifs, mobilier, dessins, bijoux… explique la DRH, Sabrina Craunot. Chacun compte un à trois spécialistes, assistés d'un administrateur. » Spécialiste du XVIIIe siècle, Claire Galteau travaille au département meubles anciens. Elle expertise les objets, suit leur entreposage, prépare le catalogue et assiste à la vente. « Nous sommes en quelque sorte l'expert du commissaire-priseur traditionnel », dit-elle. Quant à l'administrateur, « c'est le bras droit du spécialiste », ajoute Antoine Géraud, qui s'occupe des dessins anciens. Il assure le suivi administratif des articles, de la réception à la vente, et rédige les contrats, assurant une partie de l'activité du commissaire-priseur.

Les ours en peluche à Londres

Autre particularité de la maison Christie's, spécialistes et administrateurs sont épaulés par des gestionnaires. « Nous sommes dans un fonctionnement entrepreneurial adapté au marché de l'art. Notre maître mot, c'est la qualité de service », précise Sabrina Craunot. Au sein de l'organisation, le département business development, fort de 10 personnes, joue un rôle primordial. Le service des inventaires répartit les clients entre les différents spécialistes. Le conseil à la clientèle annonce les ventes ou organise des visites d'expositions privées. Le marketing est chargé de la publicité et des mailings. Une petite cellule CRM (customer relationship management) scrute les attentes des vendeurs comme des acheteurs. Une autre équipe répartit les objets entre les différents pays. Les ours en peluche, très prisés des acheteurs britanniques, sont ainsi expédiés à Londres et mis en vente par la maison mère. Cette multinationale de l'art a adopté une organisation matricielle. Chaque responsable de département en France rapporte au « patron » international de sa spécialité, basé à Londres ou à New York, et au président de Christie's en Europe, François Curiel.

Pas de logique marketing ni de dimension internationale chez Drouot. L'hôtel des ventes stricto sensu fonctionne sur un mode quasi administratif. Il emploie une cinquantaine de personnes, alors que 25 personnes font le même travail chez Christie's. Le management n'est pas le fort de Drouot. Les services fonctionnent de façon traditionnelle, sans logique d'équipe ou de développement personnel. Et la politique de ressources humaines reste à l'état embryonnaire, malgré les efforts de la DRH. On observe encore, dans la nouvelle entité Drouot constituée en fin d'année dernière, des embauches par cooptation, des promotions internes aléatoires ainsi qu'une absence d'évaluation des performances.

On manque de spécialistes d'art

Aux antipodes, Christie's a adopté un mode de fonctionnement typiquement anglo-saxon. « Nous traitons les affaires d'une manière consensuelle, nous ne manquons pas une occasion de consulter nos équipes », indique Emmanuelle Vidal, directrice du développement. Chaque département se voit fixer des objectifs portant sur l'augmentation du chiffre d'affaires, l'amélioration du taux de remontée des mailings ou le développement des nouvelles actions marketing. Mais la célèbre maison de ventes ne distribue pas encore de part variable liée à la réalisation de ces objectifs. « Cela ne favoriserait pas l'esprit d'équipe. Et quand une affaire rentre, il serait impossible de savoir à qui l'attribuer », argumente Sabrina Craunot.

Contrairement à Drouot, Christie's offre à ses collaborateurs des opportunités de carrière, y compris à l'international. « La mobilité interne est possible et même souhaitée, indique la DRH, à condition de parler anglais. » Les exemples sont légion. Emmanuelle Vidal a travaillé cinq ans à Londres avant de rejoindre la structure parisienne, tout comme Éric Pourchot, responsable des réserves. La DRH a d'autres projets dans son sac, comme la consolidation de la politique salariale ou encore la mise en œuvre de véritables plans de succession pour les fonctions stratégiques, à l'instar des spécialistes d'art, difficiles à trouver. Elle réfléchit également aux modes d'accompagnement des juniors. Car, chez Christie's, les équipes sont jeunes, même si la maison de ventes n'embauche guère de débutants.

Seul point commun entre Drouot et Christie's, tous leurs salariés exercent leur métier avec passion et la plupart possèdent une formation artistique. Ce qui n'a rien de surprenant pour les experts, mais qui l'est davantage pour les collaborateurs occupant des postes fonctionnels et administratifs. Par exemple, Nathalie de Andréa, responsable des hôtesses de Drouot, est diplômée de l'Institut des carrières artistiques. Un bagage utile lorsqu'il s'agit de se plonger dans les catalogues pour répondre aux questions des collectionneurs, amateurs ou professionnels. Quant à Éric Pourchot, qui veille sur les réserves dans les sous-sols de Christie's, s'il devait un jour quitter l'entreprise, ce serait pour devenir… brocanteur.

Cette passion commune déteint sur le climat social, globalement bon dans les deux entreprises, où les syndicats brillent par leur absence. « Quand quelqu'un a un problème, il s'adresse directement à la DRH », souligne Claire Galteau, membre du comité d'entreprise de Christie's. « Il n'y a pas de culture syndicale dans le monde des ventes aux enchères », confirme Frédéric Elkaïm, responsable de la formation à Drouot. Les commissaires-priseurs ont toujours freiné des quatre fers. Et les syndicats, qui ont tenté de s'implanter à l'hôtel Drouot, ont fini par jeter l'éponge.

Le CE, un vrai partenaire

Chez Christie's, le dialogue social est toutefois plus actif. « L'absence de syndicats n'empêche pas de dialoguer, souligne Sabrina Craunot. Le comité d'entreprise est associé à une grande partie de nos décisions. C'est un vrai partenaire. » Contrairement à celui de Drouot, créé en 1994, qui ne s'occupe quasiment que des œuvres sociales. Reste que la législation sur les 35 heures a obligé les mentalités à évoluer. « Il n'y avait aucune expérience de négociation à Drouot, explique Frédéric Elkaïm, mandaté par la CGT pour mener les discussions. Nous en avons donc fait l'apprentissage. »

L'accord signé il y a deux ans chez Drouot prévoit, selon les catégories de salariés, un passage à 37,5 heures hebdomadaires avec quinze jours de RTT ou à 35 heures avec heures supplémentaires. Chez Christie's, c'est la CFDT qui a mandaté un salarié pour négocier. Le texte conclu dès la fin 1999 porte l'horaire hebdomadaire à 37,5 heures, moyennant un jour de RTT par mois. Si, à Drouot, l'accouchement n'a pas été sans douleur en raison de l'inexpérience des commissaires-priseurs en la matière, le personnel semble toutefois satisfait des résultats de la négociation, comme chez Christie's. Dans ce secteur d'activité très particulier où l'on ne compte pas ses heures et où les horaires atypiques, propres aux ventes aux enchères, souvent le week-end, sont considérés comme partie intégrante du job, la réduction du temps de travail n'était, à vrai dire, pas jugée prioritaire au sein du personnel.

En prélude à la réforme des ventes aux enchères et du statut de commissaire-priseur, un rapport sénatorial publié en avril 1999 avait conclu à la supériorité du modèle anglo-saxon : « La compétition n'est pas équilibrée entre des professionnels ayant longtemps exercé leur activité dans un esprit libéral, presque comme des dilettantes, et le professionnalisme anglo-saxon. »

Président de Drouot Patrimoine, Georges Delettrez est conscient des lacunes du leader français des ventes aux enchères. Il s'apprête d'ailleurs à nommer dans les prochains mois un nouveau directeur général, recruté à l'extérieur et chargé de rationaliser la gestion et de doper le marketing. Drouot va également se doter de bureaux de représentation à l'étranger et ouvrir de nouvelles salles de ventes haut de gamme à Paris. Liés au sort de Drouot, les commissaires-priseurs doivent aussi passer à la vitesse supérieure. Associé de la maison Calmels et Cohen, Cyrille Cohen est confiant, convaincu qu'il existe de la place sur le marché pour de petites structures dynamiques. En tout cas, il n'a pas hésité à recruter près de 50 personnes en CDD pour organiser la gigantesque vente de la collection André Breton, au nez et à la barbe de Sotheby's et de Christie's !

Une vague de départs

Engagés dans une course à la rentabilité, les deux géants ont parfois du mal à plaquer la rigueur d'une gestion rationnelle sur une activité aussi spécifique que les ventes aux enchères. Chez Christie's, l'organisation complexe de l'entreprise et les méthodes de reporting ne conviennent pas à tous les collaborateurs parisiens. Un certain nombre d'entre eux ont quitté l'entreprise depuis que le petit bureau de ventes a grossi et épousé une logique entrepreneuriale. La succession de changements à la tête de la filiale française du groupe Christie's en 2001 et 2002 avec les départs de Hugues Joffre, l'une des figures de la maison, puis de Dominique-Henri Freiche de la présidence du directoire, montre également à quel point il est difficile de trouver l'homme de l'art sachant manier le marteau aussi bien que les chiffres.

Christie's et Drouot font école

Après Londres, New York et Melbourne, Christie's a créé en octobre 1996 une école à Paris. « L'objectif de Christie's Education est de dispenser un enseignement en histoire de l'art appliqué à la vie professionnelle en formant le regard et en assurant une solide connaissance du monde international de l'art, tant académique que commercial », explique Frédéric Ballon, son directeur. La formation prévoit l'acquisition de connaissances théoriques et des exercices pratiques liés à l'histoire des beaux-arts et des arts décoratifs ainsi que des principaux courants artistiques européens. Des visites sont organisées dans les musées, les maisons de ventes ou chez les collectionneurs.

Les élèves sont aussi sensibilisés à la conservation et à la restauration grâce à la collaboration d'artisans. La pédagogie repose sur l'étude directe d'œuvres grâce aux liens étroits établis avec les maisons de ventes, musées, marchands et collectionneurs qui assurent les cours. Chaque promotion comprend 30 à 35 élèves, étudiants ou professionnels. La plupart recherchent une qualification pour poursuivre une carrière dans le monde de l'art, d'autres souhaitent simplement approfondir leurs connaissances. Les étudiants sont admis sur dossier et entretien. Au bout d'un an, ils peuvent décrocher un diplôme validé par Cambridge International Examinations. Un responsable des carrières et de l'orientation les aide alors à bâtir un projet professionnel. Pour Christie's, cette école est une vitrine, une opération de mécénat et, aussi, un vivier pour recruter de futurs talents…

Pas de programmes généraux, par contre, chez Drouot qui organise depuis 1994 au sein de ses services des cycles pointus qui « s'adressent aux amateurs comme aux professionnels souhaitant acquérir une connaissance approfondie dans une spécialité du marché de l'art », indique Frédéric Elkaïm, responsable de la formation. Comme chez Christie's, les cours sont dispensés par des professionnels et assortis de visites techniques. Entre 300 et 400 personnes sont formées chaque année.

Auteur

  • Catherine Lévi