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Politique sociale

Le management nippon rentre dans le rang

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.04.2003 | Anne Fairise

Remise en cause de l'emploi à vie, mise à mal du rituel marathon salarial, essor de la rémunération au mérite… la crise qui affecte le Japon n'en finit pas de miner son modèle social. Une évolution qui perturbe les salariés les plus âgés et fait surgir des comportements plus individualistes chez les jeunes.

Au riz sec et à l'eau. Dans un pays qui vit son 42e mois consécutif de déflation, l'annonce n'a surpris personne. Avant même que les négociations annuelles sur les salaires ne s'ouvrent à la mi-février, les salariés nippons ont été avertis qu'ils devraient se serrer la ceinture. « Il devient difficile d'accroître la compétitivité internationale des entreprises sans geler ou baisser les salaires », a prévenu Hiroshi Okuda, président du Keidanren, le Medef nippon, et de Toyota Motors, lors du lancement de la traditionnelle « offensive de printemps », rythmant les négociations salariales depuis plus d'un demi-siècle. Et plus question, a-t-il renchéri, que les employeurs s'alignent sur les augmentations accordées par la firme phare de leur secteur. Une pratique jugée « obsolète » qui offre des garanties aux syndicats uniques d'entreprise et constitue un point de repère précieux pour revendiquer dans les PME. Place aux négociations au cas par cas, en fonction du bilan de santé de chaque société. Une véritable révolution dans l'Archipel.

Depuis des mois, déjà, la presse nippone annonçait la fin du rituel marathon salarial, le fameux shunto, en prévoyant des « négociations vidées de leur substance ». Il faut dire qu'en 2002 elles s'étaient soldées par la plus faible hausse de salaire enregistrée depuis une décennie. Pour 2003, le suspense a tourné court, le Keidanren appelant les employeurs, dès la fin de l'an dernier, à refuser tout coup de pouce salarial, tandis que la principale confédération syndicale, Rengo (7,5 millions d'adhérents), ne donnait aucune consigne à ses troupes. « La question n'est même plus de savoir si les syndicats pourront limiter la casse, commente un spécialiste, mais si les entreprises pourront maintenir l'emploi.» 

La pilule est amère pour les 62 millions d'actifs de l'Archipel. Mais la crise qui affecte la seconde économie mondiale n'en finit plus de saper les fondements du modèle social japonais : le salaire moyen a baissé en 2002, les indemnités de retraite et d'assurance chômage sont régulièrement revues à la baisse, le taux de chômage reste scotché à un niveau historique (5,5 %), les demandeurs d'emploi de longue durée – une catégorie jusqu'alors inconnue – se multiplient et, désormais, plus du quart de la population active occupe un emploi précaire, sous forme d'intérim ou de temps partiel. À l'image du boom de l'intérim, marqué par l'entrée en Bourse de Pasona, l'un des leaders du secteur, le marché du travail s'est durablement transformé. Selon une étude du ministère de l'Emploi, la moitié des entreprises de plus de 300 salariés ont engagé une restructuration au cours des trois dernières années. Et les perspectives n'ont rien de réjouissant : la politique d'austérité menée par Junichiro Koizumi, le Premier ministre issu du Parti libéral démocrate (PLD), fait craindre le pire. En particulier, l'apurement des créances douteuses des banques japonaises pourrait faire disparaître 140 000 postes.

Un « downsizing » à l'américaine

Parmi les profonds bouleversements qui affectent les salariés nippons, la remise en cause de l'« emploi à vie » est l'un des plus traumatisants. Dans des entreprises connues pour accepter les sureffectifs, des réductions de personnel étaient impensables. Pourtant, il a suffi qu'en 2000 Carlos Ghosn, envoyé à Tokyo par Renault pour redresser le constructeur Nissan, ose annoncer 21 000 départs et la fermeture de trois usines pour que des géants de la métallurgie, de l'électronique, de la grande distribution – Toshiba, Sanyo Electric, Mazda, Mitsubishi, Isuzu, Daiei – embrayent, avec des coupes représentant jusqu'à 25 % des effectifs.

Dignes par leur ampleur d'un downsizing à l'américaine, les chiffres annoncés n'en ont cependant pas la brutalité. Car même en pleine crise, les industriels nippons optent rarement pour des licenciements secs. Ils privilégient les départs volontaires ou en retraite anticipée, assortis de confortables indemnités, en général de quinze mois de salaire moyen, « conformément à la philosophie de l'emploi à long terme, qui sous-tend le système d'emploi à vie », note Évelyne Dourille-Feer, économiste spécialiste du Japon au Cepii (Centre d'études prospectives et d'informations internationales). « Même si celui-ci n'a couvert, à l'apogée de son application dans les années 70, qu'une minorité de salariés, il a durablement marqué. Les chefs d'entreprise ne licencient qu'en dernier ressort, pour garder la confiance de leurs salariés et jouer leur rôle social. »

Mais il est vrai qu'au Japon les employeurs bénéficient d'aides publiques pour conserver la main-d'œuvre. Le recours aux licenciements n'intervient qu'après épuisement de toutes les autres solutions : réduction des heures supplémentaires, baisse des bonus (primes équivalentes à un treizième mois), diminution du salaire des cadres, mobilité interne. Cela n'empêche pas le salaryman peu performant d'être poussé vers la porte, de plus en plus tôt, « dès 45 ans » selon le ministère de l'Emploi.

Même dans les entreprises les plus traditionalistes, le consensus tacite a volé en éclats. À 30 kilomètres de Nagoya, dans la ville de Toyota City, où 60 % des habitants travaillent dans l'une des 12 usines du constructeur, Takashi Hata, le responsable RH (62 000 salariés dans l'Archipel), se targue de n'avoir jamais engagé de licenciements, « rarissimes tant qu'on ne commet pas un crime ». Mais il n'en célèbre pas moins la fin des rigidités du marché du travail. « Le modèle japonais nous semblait l'idéal voici encore dix ans. Mais la crise nous a fait prendre conscience qu'il ne correspondait plus à la réalité mondiale et menait certaines entreprises dans une impasse », souligne-t-il. Lui-même en convient : même si ces pratiques n'ont pas cours chez Toyota, où « 70 à 80 % des jeunes accomplissent toute leur carrière dans l'entreprise », « les réformes menées par le Français Carlos Ghosn font tache d'huile ». Des réformes qui ont valu au P-DG de Nissan de recevoir, fin 2002, un prix des mains mêmes du Premier ministre japonais !

Coups de boutoir dans le modèle

Car le président du troisième constructeur automobile nippon n'a pas seulement levé le tabou du licenciement, il a revu l'ensemble du management de Nissan, l'orientant « résolument vers une culture du résultat et du profit, avec réduction des coûts et développement de l'activité », note Bernard Long, vice-président et responsable RH à l'international. Devenu la référence des élites économiques de l'Archipel pour avoir redressé Nissan sans sacrifier la paix sociale, Carlos Ghosn a relancé le débat sur l'évolution du modèle nippon, divisant économistes et chefs d'entreprise. D'un côté, les promoteurs d'une dérégulation à l'américaine du marché du travail et de la construction de marchés externes, assurant mobilité et flexibilité. « Une minorité », assure-t-on au ministère de l'Emploi. De l'autre, des partisans d'une simple adaptation.

Il n'est toutefois pas question de faire table rase du système, même dans les propositions les plus radicales du Keidanren. Comme en 1995, lorsque le patronat suggérait de diviser le personnel en trois catégories. Un tiers de salariés auxquels on réserverait « l'emploi à vie », considérant qu'ils ont besoin de temps pour acquérir des compétences, un tiers d'employés très qualifiés, mobiles d'une entreprise à l'autre, et un tiers de travailleurs temporaires, moins qualifiés… Les traditions ont la vie dure. Voici deux ans, un sondage indiquait que quatre entreprises japonaises sur dix hésitaient à abandonner la règle implicite de l'emploi à vie.

Mais la remise en cause de la sécurité de l'emploi n'est pas le seul coup de boutoir porté au modèle japonais. L'autre coup de canif, c'est l'essor de la promotion et de la rémunération au mérite. Les entreprises nippones veulent aujourd'hui se montrer plus réactives et motivantes, surtout à l'égard de leurs cadres. Dans le collimateur, la part du salaire assise sur l'ancienneté, qui a fait l'objet d'une attaque inattendue lors des négociations salariales de 2003. De nombreuses majors de l'électronique et de la métallurgie ont indiqué leur intention de geler cette rémunération à l'ancienneté. « Autant l'augmentation du salaire de base a toujours été un enjeu du shunto, autant celle liée à l'ancienneté relevait du compromis social et de la coutume. C'est la première fois qu'elle est aussi ouvertement remise en cause. Les syndicats sont désarmés », commente Bernard Thomann, chercheur à la maison franco-japonaise à Tokyo. Car il s'agit là de la pierre angulaire du système de promotion sociale.

Jusqu'à 20 % de part variable !

Mieux, certaines entreprises ont annoncé la suppression pure et simple de la part de rémunération liée à l'âge. Honda, qui avait déjà joué les précurseurs en 1995 en lui substituant, dans le salaire de ses cols blancs, une part variable liée aux performances, vient d'étendre l'accord à l'ensemble de son personnel. Du jamais vu. Même chez Nissan, qui n'a introduit de nouvelles méthodes de rétribution, de promotion et d'évaluation que pour ses 2000 cadres supérieurs et dirigeants : leur salaire comporte désormais une part variable pouvant aller jusqu'à 20 %. Et, dans le même temps, leur échelle hiérarchique a été réduite de sept à deux grades. « Cela oblige à une vraie gestion de la performance. Car on ne peut plus récompenser par un grade », explique Bernard Long, vice-président de la filiale de Renault. Du coup, la progression à l'ancienneté a pris du plomb dans l'aile. « Elle n'est plus le premier critère, mais intervient après la performance et la compétence. » Même si, reconnaît Bernard Long, le réflexe « ancienneté » persiste pour les promotions.

Autre signe fort de la révolution culturelle entreprise par Carlos Ghosn : des promotions au poste de vice-président à 45 ans (contre 53 à 55 ans auparavant). Inédit encore dans l'Archipel : les cadres ont un entretien annuel sur leurs résultats, la manière dont ils portent les valeurs et… leur carrière ! Mieux, en 2002, 40 % des recrutements ont concerné des « milieux de carrière », des ingénieurs et managers victimes des restructurations bancaires. Une pratique inédite dans une maison « où l'on entrait dès la sortie de l'université pour y passer toute sa vie active ». Mais, note Bernard Long, ces changements sont « complètement acceptés par les managers ». Aussi les cols bleus n'ont pas été oubliés. Leurs bonus reflètent les résultats. Et, en 2002, Nissan a été l'un des seuls groupes à accorder une hausse du salaire de base. Ce qu'il veut réitérer en 2003.

Salaire au mérite chez Fujitsu

Toutefois, l'irruption du salaire au mérite ne s'opère pas sans mal. Certaines compagnies ont déjà fait marche arrière. Tel Fujitsu, l'un des premiers à introduire le salaire au mérite pour ses ouvriers qualifiés et ses cols blancs. « Chaque salarié se voyait assigner un objectif à atteindre. Il ne pouvait que réussir ou échouer. C'était sans doute trop binaire. Désormais, nous évaluons le processus. Ne pas atteindre son objectif ne signifie pas qu'on a totalement démérité pour autant », note le géant de l'électronique, qui a remis à l'honneur le travail en équipe. Fujitsu s'est notamment heurté à la difficulté d'évaluer les performances et surtout à une montée de comportements opportunistes très inhabituels au Japon. L'entraide qui existait entre les équipiers pour vérifier la qualité des produits a volé en éclats avec le nouveau système, tout simplement parce qu'elle n'entrait pas en ligne de compte dans la rémunération.

Les craintes d'une mise à mal du modèle d'entreprise coopérative sont telles que certaines sociétés veulent résolument conserver une partie du salaire assise sur l'ancienneté et n'y ajouter une part au mérite que sous forme de complément. C'est le cas de Mitsubishi, qui introduira pourtant la rémunération à la performance en 2004. « Les salariés ont au moins besoin de dix ans pour apprendre leur métier. Il faut garder une part de salaire fondée sur l'ancienneté », affirme-t-on au sein du groupe industriel. Si 60 % des grandes entreprises japonaises déclarent avoir introduit une part de salaire au mérite, les différences en termes d'évolution de salaire ou de carrière entre les plus méritants et les autres restent faibles. « On commence à récompenser marginalement et on n'a pas commencé réellement à sanctionner », observe un consultant. Mais c'en est fini des pratiques de management uniformes. « On va vers un éclatement des modèles et des pratiques d'emploi », renchérit Bernard Thomann.

Cette évolution inquiète les salariés les plus âgés. Ils redoutent que le nouveau système serve à sélectionner ceux qui devront quitter l'entreprise. Selon une étude du Dentsu Institute for Human Studies, les partisans du salaire au mérite sont logiquement les trentenaires, chez qui l'on trouve aussi le plus grand nombre de salariés prêts à changer d'entreprise. De fait, la crise a aussi fait émerger de nouveaux comportements chez les jeunes Japonais. Certaines recrues sèchent la traditionnelle cérémonie d'entrée dans l'entreprise (nyushashiki), au grand dam des DRH. Selon une étude du ministère du Travail, 36 % des jeunes diplômés quittent leur entreprise peu de temps après leur embauche. Un phénomène qui touche davantage les PME que les grands groupes. Mais ces derniers ne sont pas exempts de surprises, comme Toyota, qui a vu un jeune diplômé démissionner sans raison six mois après son arrivée. Un nombre croissant de jeunes, rebaptisés freeters, de l'anglais free et de l'allemand arbeiter, préfère prendre un petit boulot, souvent à mi-temps, dans les enseignes ouvertes 24 heures sur 24 qui ont envahi Tokyo plutôt que de rejoindre une entreprise.

Licenciés à 28-30 ans

Autre signe que le modèle nippon se lézarde, de plus en plus de trentenaires prennent leur carrière en main. Dans un pays où la formation est traditionnellement gérée en interne par les grands groupes, certains choisissent même de suivre un MBA, sésame pour entrer dans les firmes étrangères. Depuis 1995, des dizaines d'universités en proposent. « Les sociétés nippones n'en reconnaissent pas encore la valeur », note Isabelle Bruckert, chargée de développement chez Disco Inc, deuxième agence de recrutement du Japon, qui organise des forums de recrutement à mi-carrière avec des profils spécialisés. Le nombre de candidats ne cesse d'augmenter : « Alors qu'hier ils étaient majoritairement en poste, ils sont plus nombreux à être au chômage, après avoir été licenciés dès 28-30 ans. » Cependant, « le marché du travail pour les professionnels a besoin d'être construit », estime Bernard Thomann. En créant des dispositifs de formation hors entreprise ou d'équivalence entre emplois sur le plan national. Ce qui fait aujourd'hui défaut.

Le fait est que les entreprises japonaises préfèrent encore recruter des jeunes diplômés, frais émoulus de l'université, même s'ils ne sont pas immédiatement opérationnels. À la fois parce que les traditions ont la vie dure et qu'elles préfèrent les former elles-mêmes. Mais aussi parce que, « dans un Japon vieillissant, les entreprises anticipent les pénuries de main-d'œuvre attendues. La baisse de la population estudiantine est déjà effective », reprend-on chez Disco. Reste qu'un tiers des étudiants sortis de l'université en avril n'avaient pas trouvé d'emploi en décembre 2002 !

Un système d'assurance conçu pour 1 % de chômage

Les principales victimes des plans de restructuration, des cadres souvent cinquantenaires, connaissent de sérieuses difficultés pour retrouver du travail. Surtout au même niveau de salaire. Seule planche de salut pour ces cols blancs au chômage : les entreprises de taille moyenne, qui offrent des conditions de travail moins attractives. Mais, difficile de faire la fine bouche dans un pays où les allocations de chômage, qui représentent 60 à 80 % du salaire de base, ne sont versées que pour une période de trois mois à un an. À l'heure actuelle, seuls un tiers des demandeurs d'emploi inscrits à l'agence pour l'emploi nippone sont indemnisés. Et les conditions risquent de se durcir en raison de la hausse continue du chômage. « Le système a été créé pour un taux de chômage de 1 % », commente un spécialiste. Pour renflouer des caisses quasiment vides, le gouvernement japonais a déjà augmenté à deux reprises les cotisations en un an. La troisième tentative, fin 2002, a échoué, face aux levées de boucliers. La nouvelle mouture, présentée début 2003 au Parlement, privilégie donc une diminution des indemnités et la chasse aux abus.

Tout comme ils se sont opposés à une troisième hausse des cotisations, les syndicats contestent farouchement cette dernière mesure. En perte de vitesse, comme en témoignent la baisse du taux de syndicalisation, passé de 35 % en 1960 à 20,7 % en 2001, ou leur inexistence lors du dernier round salarial, le « shunto », ils privilégient d'autres combats. Ainsi, la confédération syndicale Rengo compte élargir son champ de revendications à l'amélioration des conditions de travail des travailleurs à temps partiel… Il y a de quoi faire, car la crise a des effets dévastateurs. Si les firmes nippones prenaient en charge, jusqu'à une période récente, une partie de la protection sociale en gardant des salariés en surnombre, en versant des primes ou des pensions de retraite, des allocations logement, voire en proposant pour certaines des prestations médicales gratuites revues à la baisse aujourd'hui, rien n'est venu compenser leur désengagement progressif.

Auteur

  • Anne Fairise