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Vie des entreprises

Le pouvoir des juges face au licenciement économique

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.03.2003 | Jean-Emmanuel Ray

Alors que la France connaît une nouvelle vague de plans sociaux, la Cour de cassation vient de rendre plusieurs arrêts qui ne vont pas faciliter la tâche des employeurs, soit qu'ils permettent au juge de porter une appréciation sur l'opportunité de la restructuration, soit qu'ils accordent au salarié le droit de refuser tout reclassement proposé.

Alors que la loi du 3 janvier 2003 a suspendu 11 des 30 articles de la loi de modernisation sociale relatifs au licenciement économique, la multiplication des annonces d'importants plans sociaux dans des régions en grande difficulté a relancé le débat sur leur contrôle juridictionnel. Ceci sous le regard attentif du droit communautaire sanctionnant les aides d'État, y compris les dégrèvements de charges sociales venant fausser la libre concurrence, avec remboursement à la clef : « Le caractère social d'interventions étatiques ne suffit pas à les faire échapper d'emblée à la qualification d'aides, qui ne peuvent être qu'exceptionnelles, dégressives et limitées dans le temps. » (CJCE, 7 mars 2002.)

1° Le contrôle juridictionnel des options de gestion

« L'employeur est seul juge de sa gestion » : depuis l'arrêt Brinon du 31 mai 1956, nombreux sont les juges jugeant de la gestion des entreprises. Or, depuis la décision du Conseil constitutionnel du 12 janvier 2002 censurant les articles emblématiques de la loi de modernisation sociale, en refusant au juge le droit « de substituer son appréciation à celle du chef d'entreprise quant au choix entre les différentes solutions possibles », l'affaire semblait entendue. D'autant plus que le Conseil avait discrètement repris l'arrêt SAT rendu par l'assemblée plénière de la Cour de cassation le 8 décembre 2000 : « Il n'appartenait pas à la cour d'appel de contrôler le choix effectué par l'employeur entre les différentes solutions possibles. » (En l'espèce la fermeture du site de Riom.)

Or les faits évoqués par l'arrêt Valeo Vision du 17 décembre 2002 ressemblent fort à l'affaire SAT. Ayant décidé de fermer le site d'Évreux pour regrouper sa fabrication dans deux autres usines, la société est assignée par la totalité des 121 licenciés. Elle répond que « le choix des mesures de réorganisation relevait du pouvoir de gestion de l'employeur ». Non, rétorque la chambre sociale : « La suppression du site d'Évreux n'était pas nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité du secteur signalisation de l'entreprise. »

Qu'il faille que chaque licenciement économique repose sur une cause réelle et sérieuse est une chose ; que le juge porte un jugement global sur l'opportunité de la fermeture d'un site en est une autre. Pourquoi ce niveau du contrôle judiciaire, cherchant à trouver un équilibre entre liberté d'entreprendre et droit à l'emploi, est-il si difficile à trouver ?

a) La « cause réelle et sérieuse » a été créée par la loi du 13 juillet 1973, à une époque où les licenciements économiques étaient rares : le législateur avait surtout en tête la faute réelle et sérieuse, que le commun des mortels peut apprécier plus facilement. En revanche, la cause sérieuse de licenciement économique prononcé dans un groupe de sociétés, a fortiori international…

b) Poussé jusqu'au bout, ce contrôle du sérieux permettrait au juge de se substituer a posteriori au chef d'entreprise, tant sur les options de gestion que sur l'exacte proportionnalité entre les difficultés rencontrées et le nombre de postes supprimés. L'équilibre est donc difficile à trouver : à l'instar du Conseil d'État concernant le contrôle de l'administration dans des domaines délicats, il paraît difficile d'aller au-delà de l'erreur manifeste d'appréciation.

c) Les licenciements économiques des années 1975-1986 touchaient pour l'essentiel des secteurs en pleine déconfiture, sinon en faillite. Si, par exemple, un puissant accompagnement était – et reste – nécessaire en Lorraine ou dans le Nord face à ces traumatismes individuels et collectifs, personne ne contestait vraiment les difficultés économiques majeures traversées par les mines ou la sidérurgie.

« La réorganisation de l'entreprise ayant pour seul objet d'en améliorer la rentabilité afin de réaliser des profits plus importants, le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse. » (Cass. soc., 15 janvier 2003.) Au-delà des très médiatisés « licenciements boursiers » mettant nos salariés actionnaires dans une situation schizophrénique, nombre de licenciements découlent aujourd'hui d'une « réorganisation liée à la sauvegarde de la compétitivité », de la bien française PME sous-traitante au groupe international.

Or, quoi qu'en disent les professeurs de « science économique », la gestion d'une entreprise reste plus un art qu'une science dans un monde où tout change autour de soi. Vérité cruelle pour un juriste comme pour un juge : « le bon père de famille prudent et avisé » du Code civil serait-il un bon entrepreneur dans le western quotidien qu'est aujourd'hui la gestion d'une entreprise sur un marché ouvert ? Gouverner c'est choisir, et savoir prendre des risques au bon moment. Alors sans doute « Yavaika », « Falaikon » et « Ivalaimieux »…

Statuant entre 1975 et 1986 sur les nécessaires autorisations administratives, le Conseil d'État avait dès l'arrêt Artisson de 1981 adopté une position plus réservée, sinon réaliste, refusant aux inspecteurs du travail le droit de contrôler les options de gestion du chef d'entreprise. Et il maintient aujourd'hui cette prudente position s'agissant des seuls représentants du personnel.

Ainsi a-t-il élargi, le 8 juillet 2002, le contrôle administratif des difficultés économiques « à la situation de l'ensemble des sociétés du groupe œuvrant dans le même secteur d'activité, sans qu'il y ait lieu de borner cet examen à celles d'entre elles ayant leur siège social en France, ni aux établissements de ce groupe situés en France ». Mais il approuve dans ce même arrêt la Cour administrative de Nantes d'avoir annulé la décision de l'inspecteur du travail ayant cru pouvoir juger du « bien-fondé du choix du site de Fakenham (Grande-Bretagne) pour le développement de la fabrication des machines agricoles en Europe ».

S'il ne peut être question de laisser à la loi « du marché » (c'est-à-dire « de la jungle ») la régulation des licenciements à une époque littéralement « insensée », où le destin d'une collectivité de travail peut être lié aux hoquets du CAC 40, où la religion laïque du changement permanent finit par déstabiliser les faibles sans troubler vraiment les titulaires de golden parachutes, il reste que le film en noir et blanc opposant le valeureux « salaire » au minable « profit » et les « patrons-voyous » (si possible étrangers et se réunissant discrètement dans une station suisse) aux salariés qui ont peur mais sont sans reproche finit par lasser : est-il possible de dépasser le raisonnement binaire des « disneyaiseries » de notre enfance ?

2° Droit pour le salarié de refuser tout reclassement

En droit français, le licenciement pour motif économique constitue en principe l'ultima ratio, c'est-à-dire le constat d'échec de toutes les tentatives de reclassement en amont. Découverte le 1er avril 1992 par la jurisprudence au visa de l'exécution de bonne foi des contrats, reprise par la loi de modernisation sociale de janvier 2002 qui l'a curieusement insérée dans la définition du licenciement économique, cette obligation en forme de devoir social naturel, si l'on croit à la « responsabilité sociale des entreprises », est large et très contrôlée.

À l'instar de l'obligation d'adaptation, ce devoir patronal, que le Conseil d'État a qualifié de « principe général du droit » le 2 octobre 2002, est-il symétrique ? « Le salarié menacé de licenciement économique est en droit de refuser les mesures de reclassement qui lui sont proposées par l'employeur. » Manifestement inspiré par celui rendu le 9 avril 2002 en matière d'inaptitude, l'arrêt du 29 janvier 2003 n'est pas vraiment de nature à mobiliser les services RH et autres cellules de reclassement des entreprises ; il nous vaut en revanche de sarcastiques remarques des DRH étrangers chargés de se décarcasser urbi et orbi pour proposer leurs postes vacants aux salariés français. L'espèce était, il est vrai, peu banale.

a) L'entreprise avait garanti qu'il n'y aurait aucun licenciement mais paiement intégral du salaire pendant seize mois. Trop de social tue le social ? Nombre de salariés ne se sont pas précipités sur les mesures de reclassement, pourtant généreuses.

b) Déçue de leur « rejet systématique de tous les dispositifs mis en place par les partenaires sociaux dans le cadre du plan social », la société avait alors licencié les deux salariés pour faute grave, privative des indemnités de rupture. Cette transformation du motif du licenciement s'agissant en l'espèce de personnes peu éloignées de la retraite est créative puisque fondée sur le seul caractère abusif des refus successifs.

Rien de nouveau dans le fait qu'un salarié puisse légitimement refuser toute modification de son contrat de travail, y compris au titre de l'obligation de reclassement : vérité d'évidence. Mais l'arrêt indiquant que « les salariés s'étaient bornés à ne pas adhérer à la mesure de préretraite interne, à ne pas recourir à un cabinet d'outplacement et à refuser une mutation géographique », le doute plane sur ce nouveau droit au refus. Or on voit mal sur le fondement de quel texte l'ensemble du droit de la révision serait écarté s'il s'agit simplement de reclasser en amont un salarié dont le poste est supprimé, dans un emploi strictement identique situé dans le même secteur géographique (exemple : caissière mutée d'un magasin à un autre, situé à 2 kilomètres). Mais, comme souvent en France, les mots pèsent davantage que les actes. Les deux partenaires savent parfaitement que, pour toutes sortes de raisons et à l'instar des pays étrangers, la question essentielle reste celle du montant du chèque départ. Ce n'est pas l'arrêt du 29 janvier qui va limiter ce raisonnement « court termiste », mais qui arrange tout le monde dans l'immédiat.

Gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences ou plan de sauvegarde de l'emploi ? La question est alors de savoir ce que la société en cause aurait pu faire en amont. Si la mobilité géographique proposée intervenait dans le même secteur géographique, pouvait-elle au nom d'une « simple mesure de gestion prévisionnelle des emplois » (cf. Cass. soc., 23 octobre 2002) muter les personnes dont le poste allait être supprimé sans se heurter aux arrêts Framatome-Majorette ?

La loi du 3 janvier 2003 n'a pas touché à cette créative jurisprudence. L'arrêt du 24 septembre 2002 avait pourtant enfoncé le clou : « La procédure de licenciement collectif est nulle si un plan social n'a pas été établi avant que l'employeur ne notifie à 10 salariés au moins une proposition de modification de leur contrat de travail. L'établissement d'un plan social après que 10 salariés au moins ont refusé la proposition ne peut avoir pour effet de régulariser la procédure. » Mais, a contrario, s'il ne s'agit pas d'une proposition de véritable modification du contrat mais d'une simple mesure de réaffectation du personnel vers les postes vacants, il serait tout à fait singulier que cette légitime gestion prévisionnelle des emplois fasse l'objet d'un traitement Livre III façon loi de modernisation sociale revue Fillon II. Sur le plan collectif, la consultation Livre IV suffira. Sur le plan individuel, le refus de ce simple changement des conditions de travail constitue une faute.

Pour un simple d'esprit n'ayant jamais lu le Code du travail, c'est justement toute la différence entre un plan de sauvegarde de l'emploi (qui « sauvegarde l'emploi ») et un plan social (qui ne se résume pas à un grand licenciement pour motif économique).

FLASH

Les deux devoirs d'adaptation

Fondée sur l'exécution de bonne foi des contrats, l'obligation jurisprudentielle d'adaptation à l'évolution des emplois (ou devoir de maintien de l'employabilité) est logiquement permanente. S'agissant d'une salariée à qui était reproché « sa lenteur et sa dissipation », mutée sur une chaîne puis licenciée pour insuffisance de résultats, l'arrêt du 29 mai 2002 décidait (au visa de l'article L. 932-2, créé par la loi Aubry II) : « L'employeur avait maintenu Mme R. à un poste qu'elle était incapable de tenir, de sorte que l'insuffisance de résultats dans l'accomplissement de ses nouvelles fonctions ne pouvait constituer une cause sérieuse de licenciement. » Sur le même fondement (ici, l'article L. 122-28-7), l'arrêt du 29 octobre 2002 s'étonnait du licenciement pour insuffisance professionnelle d'une maman quelque temps après son retour d'un long congé parental d'éducation. À bon entendeur…

Mais il faudra ajouter désormais l'adaptation… des postes disponibles pour assurer le reclassement des salariés en voie de licenciement. Ainsi, pour un salarié déclaré « totalement inapte à tout poste dans l'entreprise », l'obligation de reclassement demeure, « par la mise en œuvre de mutations ou de transformation des postes de travail » (Cass. soc., 11 décembre 2002). Idem en matière de reclassement pour motif économique : « L'employeur doit proposer des postes accessibles, ou rendus accessibles par des mesures d'accompagnement. » (Cass. soc., 29 mai 2002.)

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray