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Vie des entreprises

Au régime sec, les commerciaux dépriment

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.03.2003 | Catherine Lévi

Les vendeurs ont mangé leur pain blanc. Avec l'atonie de la conjoncture, la réalisation des objectifs qui conditionne 20 à 30 % de leur revenu devient très hypothétique. Et il n'est pas question pour eux de baisser les bras, car les entreprises réagissent en accentuant leur contrôle. Une mise sous pression qui peut s'avérer contre-productive.

À Cegetel, les commerciaux ne sont pas à la fête. La plupart ont le sentiment d'être en permanence sous pression, contraints de réaliser des objectifs sans cesse surévalués et fixés par l'entreprise sans tenir compte de leur avis ni de la réalité des marchés. « Du coup, explique un cadre du service commercial, ils bossent sans compter leur temps, au détriment de leur vie personnelle, pour rester à flot en matière de rémunération. » En outre, la direction commerciale veut accentuer son contrôle en instaurant un compte rendu quotidien et pointilleux des visites à la clientèle, alors même que les équipes s'y opposent.

Le cas de Cegetel n'a rien d'exceptionnel. Rien ne va plus au pays des vendeurs, surtout dans le secteur des nouvelles technologies, l'informatique et les télécoms en tête. Aux abois, les directions font monter les enchères, et la rémunération variable censée motiver les équipes commerciales devient une épée de Damoclès. Car la réalisation des objectifs qui conditionne l'attribution des primes, représentant jusqu'à 30 % du salaire ou plus, apparaît de plus en plus hypothétique. Fini le temps où certains vendeurs pouvaient toucher le jackpot. Confrontées à un retournement de conjoncture et à la saturation des marchés, les entreprises tentent, coûte que coûte, de maintenir le cap à court terme. « Malgré la crise, beaucoup ont adopté la politique de l'autruche en 2002, en particulier dans le secteur high-tech, en fixant des objectifs de vente irréalistes », constate Norbert Moralès, ancien directeur commercial, reconverti dans le conseil.

En plaçant la barre très haut, les entreprises font le pari que les performances n'en seront que meilleures. De toute manière, par principe, elles ne rabaissent qu'exceptionnellement les objectifs, même lorsque les marchés sont en berne. « La figure du client dictateur est habilement utilisée pour augmenter le niveau d'exigence envers les salariés », estime Danièle Gonzalez, responsable d'études à Entreprise et Personnel. Résultat, certains vendeurs ont perdu le tiers de leur rémunération en 2002. Des montagnes russes particulièrement éprouvantes, même si la part variable fait partie de la culture commerciale. « Ils sont démotivés, car ils ont du mal à payer leurs impôts, au moment où ils devraient garder un esprit ouvert et de conquête, indispensable en période de crise », affirme Yves de Préville, un ancien directeur des ventes devenu lui aussi consultant.

Le diktat des actionnaires

Les firmes françaises n'y vont pas de main morte. « Nos managers ont tendance à demander l'impossible à leurs forces de vente, car ils viennent généralement de la production ou de la gestion et connaissent mal le milieu commercial », souligne Norbert Moralès. Mais cette dérive reflète aussi la prédominance du modèle anglo-saxon. Car les entreprises doivent rendre des comptes à des actionnaires exigeants qui imposent leur diktat et attendent des résultats immédiats. À mille lieues du terrain, les objectifs sont fixés au niveau mondial par des états-majors qui cherchent bien souvent à partager le « risque marché » entre les filiales, quitte à créer des systèmes locaux aberrants. Un processus top down qui ne laisse guère de place à la contestation. « Nos objectifs tiennent compte du marché mondial et redescendent ensuite dans chaque pays qui a nourri le système avec ses informations, précise, par exemple, Éric Poline, responsable des plans de motivation à IBM France. Ils sont peu discutables, car il serait difficile de se mettre d'accord, un commercial ayant naturellement tendance à sous-estimer le marché. Mais nous pouvons, si nécessaire, les revoir à la baisse en cours d'année. »

Et pourtant, en principe, « les objectifs ne peuvent être fixés unilatéralement, précise Élisabeth Laherre, avocate à la Cour. Ils doivent être déterminés par accord mutuel entre l'employeur et le salarié ». Au chapitre rémunération, le contrat de travail est révisé chaque année et les commerciaux signent un avenant ou un plan de commissionnement signifiant leur accord. En imposant leur loi, les entreprises flirtent donc avec l'illégalité. Mais c'est le combat du pot de terre contre le pot de fer. Même s'ils le font à contrecœur, la quasi-totalité des commerciaux se soumettent et acceptent les propositions qui leur sont faites. L'alternative consiste à entrer en conflit avec leur direction et à saisir les prud'hommes, ce qui se traduit immanquablement par leur départ de l'entreprise. « Nous n'avons pas vraiment le choix, sinon c'est la porte », confirme Alain Benoît, commercial dans un groupe de communication très attentif à la création de valeur pour l'actionnaire. L'insuffisance de résultats ne peut toutefois constituer en soi une cause de licenciement. Pour congédier un salarié, une entreprise doit démontrer qu'il y a eu des insuffisances ou des négligences imputables à l'intéressé. Mais, dans les faits, un vendeur qui se sent sur la touche part souvent de lui-même.

« Reportings » et CRM

« La contractualisation est aujourd'hui battue en brèche et le temps où les entreprises étaient attentives au bien-être de leurs salariés est révolu », témoigne un chef des ventes. Tenus de remplir des objectifs qu'ils estiment inatteignables, beaucoup de commerciaux avouent leur stress. L'ambiance est d'autant plus tendue que les entreprises, confrontées au durcissement des marchés et au casse-tête de l'application des 35 heures, accentuent leur contrôle et exigent davantage de productivité des intéressés. « Elles veulent de plus en plus savoir ce qui se passe dans la boutique », confirme Norbert Moralès.

Pour y parvenir, elles augmentent la fréquence des reportings et utilisent des moyens informatiques sophistiqués qui stockent toutes sortes de données (nombre de visites par jour, durée d'un entretien, kilomètres moyens réalisés par mois dans un secteur…) et permettent d'établir des statistiques, des ratios commerciaux et des standards de vente. Ces informations sont de plus en plus fréquemment intégrées au customer relationship management (CRM), un système d'information et de gestion de la relation client accessible à tous. « Chez IBM, le suivi commercial est très sophistiqué. Tout collaborateur autorisé peut accéder à notre CRM. C'est très efficace, mais, c'est vrai, la pression est plus forte, car la productivité individuelle entre en ligne de compte », reconnaît Éric Poline. Les commerciaux n'utilisent jamais de gaieté de cœur cette « boîte noire » commune, car ils considèrent que leur valeur réside dans leur carnet d'adresses. « Toutes ces évolutions traduisent une conception plus autoritaire du management et même un certain retour au taylorisme », juge Danièle Gonzalez, d'Entreprise et Personnel.

Surtout ne pas faire de zèle

Cette logique stakhanoviste a toutefois ses limites. « Tout système de rémunération engendre des perversions, surtout s'il est mal conçu », explique Richard Beraha, président de la société de conseil Altedia Cogef. Face à des objectifs démesurés ou non rétribués dans leur totalité, certains commerciaux font le dos rond et « n'hésitent pas à se planter une année pour préserver l'avenir », raconte Alain Benoît. Dans une entreprise high-tech où les grosses affaires ne sont pas commissionnées à 100 %, les vendeurs ne font pas de zèle. Ils préfèrent saucissonner les commandes pour assurer leurs arrières. Les systèmes d'information les plus sophistiqués peuvent être aussi dévoyés. Ainsi, dans une société d'assurances, les commerciaux n'enregistraient que les rendez-vous fructueux afin d'entretenir un certain flou sur le potentiel de leur portefeuille et de rendre impossible la mise en évidence de ratios d'efficacité. La ficelle a fini par être mise au jour, mais les intéressés continuent de ne pas tout retranscrire…

De façon plus générale, cette pression excessive sur les résultats finit par devenir contreproductive. « Fixer des objectifs démesurés, c'est démotivant. Ce n'est pas l'intérêt à long terme des entreprises », estime Philippe Korda, directeur des activités commerciales et marketing de la Cegos. « Un vendeur devient mauvais si on lui demande en permanence des bonnes nouvelles », avance Norbert Moralès. En perdant sa liberté, il n'a plus un jugement sain sur une affaire et fait du rentre-dedans, ce qui lasse les clients, alors que la différence entre deux entreprises se joue de plus en plus sur le relationnel. « En revenir aux bonnes vieilles recettes de base de la performance individuelle facilement mesurable, alors que les enjeux commerciaux sont plus complexes, plus collectifs, à plus long terme, est un paradoxe, insiste Richard Beraha. Cette recherche de performance va, là encore, à l'encontre des relations de partenariat qu'attendent les clients. Ne pas tenir compte de leur satisfaction est une erreur stratégique. »

En faisant de l'individualisation à outrance de la performance commerciale, les directions transforment leurs vendeurs en mercenaires collaborant difficilement avec les autres services de l'entreprise. « Ils devraient s'intéresser davantage au comment, ce serait plus sain », insiste Philippe Korda. Enfermer les commerciaux dans un carcan de règles et de procédures pour mieux contrôler leur activité a également des effets pervers. À faire trop de reportings, ils finissent par perdre leur capacité d'initiative et font moins de prospection. Et ils deviennent, au bout du compte, des administratifs de la paperasse électronique. En introduisant un système d'objectifs revus trimestriellement pour gagner en performance et en réactivité, Rhodia avait buté sur cette difficulté. Un problème auquel s'expose aujourd'hui Schneider Electric qui prend la même voie que le chimiste.

Conscientes des risques de démotivation de leurs équipes commerciales, certaines entreprises ont changé leur fusil d'épaule. Pour redonner la pêche à leurs forces de vente, elles fixent désormais des objectifs qui tiennent mieux compte de la réalité des marchés. Chez Axos Technologies, spécialiste de la vidéo professionnelle, ou chez SAP, les commerciaux, véritables patrons de leur secteur, établissent eux-mêmes leurs objectifs. D'autres firmes introduisent des critères qualitatifs à côté du chiffre d'affaires réalisé, ce qui permet de mieux faire coller le salaire à la stratégie. Dans une grande chaîne de distribution, la rémunération variable porte, à parts égales, sur des données économiques et sur la satisfaction de la clientèle. Jobpilot, le site de bourse à l'emploi sur Internet, a introduit des variables inédites à côté du volume réalisé : nouveaux clients par trimestre, signature des contrats en cours, nombre de rendez-vous par semaine. Un commercial peut ainsi augmenter sa commission, même s'il ne réalise pas son chiffre d'affaires.

Gare aux usines à gaz

D'autres s'efforcent de privilégier le collectif. « Pour maintenir ses relations à long terme avec ses clients, Dupont ne distribue pas de commissions liées à des objectifs individuels, mais attribue des bonus récompensant la performance globale de l'entreprise », explique Yves de Préville. À la Lyonnaise de banque, on combine une prime individuelle et une prime collective de territoire. Schneider Electric, qui se lance dans le variable, en tenant compte de la marge et non du chiffre d'affaires, reste prudent : « Nous ne distribuerons des primes que si la création de valeur est collective », relate Marc Chevenard, directeur des ressources humaines pour la partie commerciale. Certains, enfin, panachent les objectifs qualitatifs et collectifs. « Notre société de conseil a fait ce choix, encore rare dans notre secteur, et a ainsi progressé de 20 à 30 % avec des gens heureux, affirme Richard Beraha, d'Altedia Cogef. Nous avons bien résisté à la crise. » Mais attention, toutefois, à ne pas construire des usines à gaz, qui se révéleront impossibles à gérer.

La part variable sur la sellette ?

Faut-il revenir sur le principe du salaire variable ou, du moins, diminuer son importance pour éviter les dérives ? Pour beaucoup, le variable est le symbole de l'organisation ouverte, flexible, adaptée au système libéral. Il créerait une sorte d'insécurité, évitant les comportements routiniers. Enfin, gagner plus d'argent serait la première motivation des commerciaux, et les jeunes générations y seraient particulièrement sensibles.

D'ailleurs, tout le monde y passe, même les entreprises publiques ou les secteurs qui faisaient de la résistance, comme les banques. « Nous venons d'introduire une part variable qui représentera entre 6 et 12 % de la rémunération à l'horizon 2004, car notre système n'était pas assez motivant », explique Marc Chevenard, DRH pour le commercial de Schneider Electric. Même logique dans une entreprise de location de véhicules : « Nous ne voulons plus d'automaticité pour les commerciaux.

Il est important de les responsabiliser », fait valoir la DRH.

D'autres, plus minoritaires, estiment que le variable a pris trop d'importance et ne peut constituer un mode de management. « On n'a pas besoin de mettre la pression sur les commerciaux pour que cela marche. On reste sur des vieux stéréotypes anglo-saxons », affirme Yves de Préville, ancien directeur des ventes. Et de faire état d'études montrant que les commerciaux privilégient l'intérêt du travail, les perspectives de carrière et l'ambiance aux considérations plus mercantiles. La meilleure preuve, c'est que les jeunes cadres de passage dans la fonction commerciale ne font pas des primes une priorité et bénéficient généralement d'une part variable faible. C'est le cas chez Unilever, où elle représente seulement 6 % de la rémunération.

« Ils préparent leur carrière, tandis que les vendeurs remplissent leur mission », note Dominique Nioré, responsable de la gestion des cadres. Les perspectives de gain représenteraient-elles finalement une sorte de compensation face à des possibilités d'évolution professionnelle limitées ? C'est sans doute là que réside le problème…

Auteur

  • Catherine Lévi