logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Un bijou d'État providence

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.03.2003 | Isabelle Lesniak

Retraites, relations du travail, dialogue social… la Suisse de l'Europe centrale se réforme en préservant ses avantages sociaux, et sans renier la cogestion.

« En dix ans de séjour en Slovénie, je n'ai pas rencontré une seule personne qui me dise qu'elle a perdu son emploi. En dix ans de présidence du plus grand exportateur national, je n'ai connu qu'une journée et demie de grève dans mon entreprise. En dix ans de présence ici, je n'ai jamais cessé de m'étonner de la qualité de la main-d'œuvre : homogène, dynamique, en un mot productive. » Les mémoires « slovènes » du Français Bernard Coursat, ancien directeur général de Revoz, le fabricant automobile national racheté par Renault, commencent comme un véritable conte de fées. Dans ce petit pays de 2 millions d'habitants, présidé depuis l'élection de décembre 2002 par Janez Drnovsek, ancien Premier ministre de centre gauche, père de toutes les réformes menées depuis 1991, patrons, salariés et gouvernants ont choisi de lutter ensemble contre les conséquences dramatiques de l'éclatement du marché yougoslave pour bâtir de concert un nouveau système plus équilibré…

Bienvenue en Slovénie, la Suisse de l'Europe centrale, le plus riche des futurs pays membres avec un PIB par habitant égal à 69 % de la moyenne communautaire ; le champion régional de la productivité avec 71 % de la moyenne de l'UE ; LA référence de la Commission européenne en matière de dialogue social… Le contraste avec les autres candidats est tellement frappant qu'il conforte, chez les Slovènes, ce sentiment de supériorité qui agace bon nombre de ses voisins plus mal lotis. « Nous nous sentons si bien dans notre système que beaucoup s'inquiètent des conséquences sociales de l'adhésion à l'Union européenne », sourit Peter Pogacar, conseiller du Premier ministre Anton Rop pour la réforme des retraites.

« Notre État providence ne sera pas remis en question, jure pourtant Metka Debevec, élégante sous-secrétaire d'État aux Affaires sociales. Les Quinze nous ont toujours promis que l'intégration n'entraînerait pas une révision à la baisse de nos acquis. D'ailleurs, si nous sommes assez riches pour financer certaines mesures plus généreuses que celles en vigueur dans beaucoup de pays de la Communauté européenne, libre à nous de continuer à le faire. » C'est clair, les Slovènes n'ont aucune intention de revenir sur leurs avantages, comme ces cent vingt-cinq jours de congé maternité qui peuvent éventuellement être prolongés par un congé parental de deux cent soixante jours durant lesquels le père ou la mère a droit à un salaire versé par l'État ! Ou de voir rogner les augmentations de salaire auxquelles ils sont habitués à bénéficier chaque année (+ 3,2 % en termes réels en 2001). Bien avant l'indépendance de 1991, la Fédération yougoslave récompensait déjà les performances de la Slovénie en lui accordant une autonomie de gestion et des transferts à la hauteur de ses résultats.

Par exemple, les négociations salariales étaient largement décentralisées. L'économie slovène pouvait donc offrir à ses salariés des rémunérations supérieures à celles des Croates ou des Serbes, à l'issue de concertations régulières entre syndicats et chambres de commerce (les représentants des grandes sociétés publiques), institutionnalisées par une loi sur les relations du travail datant de 1989. Au minimum, les dirigeants et l'opinion slovènes attendent donc aujourd'hui de Bruxelles autant de souplesse que celle dont témoignait, hier, Belgrade à leur égard…

Le consensus social avant tout

Dans cette culture de la cogestion librement inspirée de l'Allemagne, l'essentiel est de préserver le consensus social. « L'histoire s'est chargée de nous convaincre des atouts de la négociation, analyse Zoran Vaupot, associé chez Sigem, ex-filiale slovène de Cap Gemini reprise par ses employés. Nous avons toujours eu de grands voisins, ou fait partie d'empires puissants qu'il était vain de vouloir combattre. La lutte est donc inconnue dans notre culture. »

Lorsque la perte du marché yougoslave a imposé de revoir les conditions de rémunération, en 1991, le gouvernement de l'époque a naturellement invité les partenaires sociaux à négocier. Ces discussions ont débouché, en 1994, sur la création d'un Conseil économique et social tripartite, désormais consulté sur toutes les questions d'emploi et même de société, bien au-delà des seuls dossiers des salaires et des conditions de travail, qui font l'objet de conventions collectives couvrant la totalité des salariés. Une autre exception dans la région, due à une centralisation comparable à celle de la Belgique ou de l'Irlande. Comme sous l'ancien régime, les grandes entreprises doivent obligatoirement être affiliées à une chambre de commerce. Les accords que cette dernière paraphe dans le cadre du Conseil économique et social les lient automatiquement. Les syndicats et les chambres de commerce ont également été associés à la réforme des retraites, à laquelle la Slovénie s'est attaquée dès 1996, en raison d'une évolution démographique préoccupante : non seulement la natalité a diminué, le nombre de naissances ne représentant plus aujourd'hui que 18 100 par an contre 30 000 au début des années 80, mais l'espérance de vie des hommes est passée en vingt ans de 67 à 72 ans.

Les puissants syndicats, auxquels sont affiliés 41,3 % des travailleurs slovènes (un record seulement partagé par la Slovaquie), ont obtenu de substantiels aménagements par rapport au projet de loi initial. Les femmes ne partiront pas à la retraite à 63 ans, comme les hommes, mais à 61 ans (contre 53 ans sous l'ancien régime) ; la souscription à des fonds de pension privés sera volontaire, contrairement aux souhaits du gouvernement, de la Banque mondiale et du FMI, qui souhaitaient introduire un système par capitalisation. Et la réforme des retraites ne donnera ses pleins effets qu'en 2017.

Des parlementaires jaloux

L'association des partenaires sociaux aux grandes réformes est telle que cela suscite parfois la jalousie des parlementaires. « La nouvelle loi sur les relations du travail, entrée en vigueur en janvier 2003, a été si intensément discutée en amont avec les représentants des travailleurs que les députés s'en sont offusqués, raconte Metka Debevec. Chaque mot avait été pesé, chaque détail évalué. Il n'y avait plus aucun amendement possible. »

Même souci de dialogue dans les entreprises, comme chez la célèbre enseigne Mercator, qui contrôle 37 % du marché de la grande distribution. Aljosa Prat, le DRH de la société, a beau critiquer en privé des syndicats qu'il juge « mal organisés et peu constructifs », il ne peut que les écouter : 80 % de ses 13 800 employés sont affiliés à l'une des six centrales représentées dans la maison. En Slovénie, les conditions de salaire ont de quoi faire pâlir d'envie les salariés des pays voisins : un simple vendeur touche 600 euros en moyenne par mois, versés sur treize mois et demi ; et un jeune cadre en marketing, 1 400 euros. Autres menus avantages, les frais de repas et de transport sont pris en charge. Et l'entreprise contribue à hauteur de 313 euros par an à un fonds de pension auquel souscrivent volontairement les trois quarts du personnel. Enfin, chaque salarié bénéficie au minimum de neuf heures de formation par an.

Aljosa Prat, le DRH de Mercator, se défend pourtant d'être particulièrement généreux : « Ce sont des pratiques courantes en Slovénie, où le salaire mensuel moyen tourne autour de 980 euros. Dans notre culture portée sur l'éthique et marquée par la tradition yougoslave de cogestion, il est naturel de partager ce que gagne l'entreprise. » Dans la même logique, les plans sociaux qui ont traumatisé les autres pays de l'ex-Yougoslavie ont été systématiquement évités depuis dix ans, avec d'autant plus de facilité que les entreprises slovènes étaient relativement compétitives avant 1991 et que la privatisation a massivement profité à des investisseurs nationaux. Chez Mercator, le passage de 22 000 à 13 800 salariés s'est fait en douceur, avec des départs en retraite massifs, ce que permet la pyramide des âges slovène. Le niveau des indemnités de licenciement a permis à un tiers des salariés de créer leur entreprise, d'autres ont pu racheter à prix préférentiel des petits magasins cédés par la chaîne…

Gare au vent de la concurrence !

Au niveau national, le chômage dépasse à peine 6 %. Même si les allocations (d'un montant moyen de 375 euros par mois, ce qui représente tout de même plus du double du salaire moyen bulgare ou roumain) peuvent sembler modestes, beaucoup de chômeurs complètent leurs revenus par des activités au noir. Reste à savoir si la Slovénie aura les moyens de préserver ces nombreux avantages une fois entrée dans l'Union européenne. Beaucoup en doutent. « La Slovénie offre des conditions de travail extraordinaires par rapport au reste de l'Europe ; elles sont comparables à celles de la France, alors que le pays est nettement moins riche », estime Gilles Della Guardia, chef de la Mission économique française à Ljubljana. L'économie de la Slovénie, relativement fermée, permettait jusqu'ici la pratique de prix élevés et la distribution d'importantes augmentations de salaire. Mercator applique ainsi des marges de l'ordre de 35 % ! Mais les entreprises se montreront sans doute moins prodigues quand le vent de la concurrence soufflera…

Auteur

  • Isabelle Lesniak