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Politique sociale

Comment Thibault rame pour manœuvrer le paquebot CGT

Politique sociale | METHODE | publié le : 01.03.2003 | Stéphane Béchaux

À la veille du 47e congrès, Bernard Thibault affiche un bilan contrasté. S'il a préservé la cohésion de la CGT, c'est au prix d'une grande prudence. Recherche de l'unité syndicale, rupture du lien avec le PC, mais pas une seule signature d'accord au sommet… les avancées sont timides. Et les modernistes s'impatientent.

Mardi 28 janvier 2003, cimetière du Père-Lachaise. Bernard Thibault est à la tribune, devant une foule dense et recueillie, venue rendre un dernier hommage à Henri Krasucki. « Tout le monde comprend qu'un nouveau chapitre est ouvert dans l'histoire de la CGT, mais il est loin d'y avoir unanimité sur la façon de l'écrire », déclare, au micro, le secrétaire général de la confédération, en faisant référence… aux interrogations qui ont traversé la centrale ouvrière au milieu des années 80. Un décryptage du passé qui garde une étonnante actualité. Car, à la veille du 47e congrès confédéral, du 24 au 28 mars à Montpellier, la CGT semble toujours chercher sa voie, louvoyant entre son vieux fonds protestataire et de timides velléités réformistes. « On est toujours entre héritage et mutation. On a du mal à intégrer les deux pour trouver une sortie par le haut », résume Gérard Alezard, l'un des anciens de la maison, vice-président du Conseil économique et social.

L'arrivée du prometteur Bernard Thibault à la tête de la centrale de Montreuil, voilà quatre ans, n'a pas, pour l'instant, vraiment permis de lever toutes les ambiguïtés. L'ancien leader cheminot, décrit par ses proches comme un « antiapparatchik », n'a pas retrouvé, au sein de l'appareil confédéral, le charisme qui en fit la coqueluche des médias et de toute la CGT lors des grèves de décembre 1995. « Il a pris la mesure de l'ampleur des problèmes de la CGT et du syndicalisme. Reste à savoir s'il a les moyens de sa politique », analyse-t-on dans les couloirs de la cathédrale de verre, porte de Montreuil. Beaucoup attendent que le sphinx Bernard Thibault sorte enfin de l'ombre, au cours de son deuxième mandat…

1 JOUER COLLECTIF ET ENTRETENIR LE MYSTÈRE

« Bernard n'a absolument pas la grosse tête. Il respecte ses interlocuteurs et les écoute véritablement. Il est capable de défendre son point de vue ou de le modifier si on est plus convaincant. » Venant de Maryse Dumas, numéro deux de la CGT, un temps pressentie pour succéder à Louis Viannet à la tête de la confédération, le compliment vaut son pesant d'or. Et il est très largement partagé dans l'organisation. « J'ai rarement vu un dirigeant syndical avec une telle capacité d'écoute. Il intègre, réfléchit, ne prend jamais de décision à l'emporte-pièce », abonde Michel Doneddu, l'administrateur de la CGT. Mais ce trait de caractère peut, aussi, déconcerter certains de ses interlocuteurs. Comme Lydia Brovelli, aujourd'hui conseillère sociale à l'ambassade de France à Dakar, qui l'a côtoyé, en tant que trésorière, jusqu'au printemps 2001. « Certes, il est très à l'écoute. Mais on ne sait jamais ce qu'il pense réellement. Pendant les deux années où j'ai travaillé au quotidien avec lui, je n'ai jamais réussi à me faire une idée précise de ce qu'il pensait sur les sujets essentiels. » « C'est un sphinx, poursuit un autre. On peut vraiment tout lui dire. Mais, en retour, on ne sait jamais sur quel pied danser. »

Les conditions de l'arrivée de l'ancien leader cheminot aux commandes du paquebot cégétiste ne sont pas étrangères à cette situation. « Quand Bernard a pris la direction de la CGT, il n'avait pas d'expérience confédérale, contrairement à ses prédécesseurs. Viannet était à la tête de la politique revendicative depuis des années. Krasucki aussi », rappelle Jean-Christophe Le Duigou, spécialiste des questions économiques à la CGT. « Auparavant, il dirigeait une fédération qui n'en était pas vraiment une, mais plutôt un syndicat de grande entreprise publique. Il connaissait peu les règles de vie de la confédération et le secteur privé », complète Lydia Brovelli. Autant de raisons qui ne pouvaient qu'inciter le jeune leader à faire preuve d'humilité et à tenir compte des débats au sein des instances confédérales. Une démarche opposée à celle de son prédécesseur. « Louis Viannet tirait l'organisation de façon assez personnelle, sans s'assurer que l'ensemble du mouvement suivait, explique un fin connaisseur de la centrale. Pour pousser ses orientations, il était toujours sur le fil du rasoir. »

Pour Bernard Thibault, entretenir un certain mystère sur ses intentions offre l'immense avantage de maintenir un minimum de cohésion dans une centrale très plurielle. Avec, d'un côté, des fédérations plutôt réformistes comme celles du textile, des banques, du livre-papier-carton ou des organismes sociaux. Et, de l'autre, des structures beaucoup plus conservatrices, telles que celles de l'agroalimentaire, des industries chimiques ou des travailleurs de l'État, auxquelles s'ajoutent quelques grosses unions départementales (Paris, Bouches-du-Rhône, Nord, Rhône). Sans oublier les cadres CGT, autrefois très avant-gardistes, qui ont, depuis le départ de Gérard Delahaye, en décembre 2001, fait quelque peu machine arrière. « Les modernistes font le pari qu'il est le secrétaire général dont la CGT a besoin. Les conservateurs font le pari inverse, explique une élue confédérale. C'est sur son flou qu'il rassemble et fait consensus. »

De fait, l'ancien cheminot est, de l'avis général, « incontestable et incontesté » à la tête de la confédération, même s'il est parfois chahuté dans les instances de direction. « Actuellement, c'est le seul que je vois capable de faire bouger la CGT de façon consensuelle », affirme Christian Larose, le très moderniste secrétaire de la Fédération du textile. « Il a, auprès du corps militant de base, une aura extraordinaire, complète Philippe Hourcade, ex-secrétaire général de la Fédération des organismes sociaux. Et il ne se démonte jamais quand il est chahuté. » Charles Hoarau, le bouillant dirigeant de la CGT Chômeurs, s'en est rendu compte le jour où, en commission exécutive, il a reproché à Bernard Thibault d'avoir dormi dans un palace – en tant qu'invité – lors d'une visite au Festival de Cannes. Réponse de l'intéressé : « Charles, si ton seul souci c'est de savoir où je dors, on n'ira pas loin ! »

2 TROUVER DES RELAIS DANS L'ORGANISATION

Pendant quatre ans, depuis le congrès de Strasbourg, Bernard Thibault a dû composer avec un bureau confédéral de 17 membres monté de toutes pièces par Louis Viannet. « Il n'a pas voulu imposer ses hommes, regrette Lydia Brovelli. Il était pourtant en position de le faire car on est vraiment venu le chercher. » Résultat, « il a hérité d'une équipe pléthorique, avec des jeunes inexpérimentés et des anciens en fin de carrière », estime l'un des secrétaires confédéraux. « Si on enlève les fainéants et les bons à rien, il ne reste pas grand monde », ose même un dirigeant de Montreuil.

Des erreurs de casting dont les conséquences ont été aggravées par la réorganisation interne effectuée par le nouveau secrétaire général. Pour favoriser la transversalité et développer la polyvalence au sein de l'appareil cégétiste, Bernard Thibault a, en effet, retiré aux secrétaires confédéraux la direction des différents services (luttes, garanties collectives, formation syndicale, etc.) pour leur confier des dossiers. En lieu et place, cinq grands « espaces » (politique revendicative, syndicalisme et société, vie syndicale, Europe et international, communication), chapeautés par des animateurs, ont été constitués. Une organisation matricielle efficace sur le papier, mais pas dans les faits. « On a dissous les services pour casser les baronnies. Résultat, on a créé un étage supplémentaire de grands féodaux et ajouté de la confusion à l'ensemble », juge Charles Demons, responsable de la documentation de la CGT. Une analyse partagée dans la maison. « Il faut arriver à mieux définir les rôles respectifs des animateurs et des membres du bureau confédéral », admet Michel Doneddu. Des réflexions sont actuellement en cours pour y remédier.

Pour son deuxième mandat, Bernard Thibault s'est d'ailleurs décidé à resserrer son équipe, en limitant à dix le nombre de secrétaires confédéraux. Un objectif que d'aucuns trouvent bien ambitieux, tant l'ancien cheminot répugne à couper les têtes pour imposer ses choix. « Bernard a horreur des conflits de personnes. Il est très mal outillé sur le plan managérial », souligne un ancien du bureau confédéral. Il se murmure ainsi que le départ – souhaité – de Jacqueline Lazarre, qui a piloté les négociations Unedic, a valu un énième cas de conscience au leader cégétiste face aux réticences de l'intéressée. En revanche, élargir le champ de compétences de Jean-Christophe Le Duigou, comme il en est question, constituerait un signe fort de sa volonté de changement. D'autant plus que ce spécialiste des retraites devrait pouvoir s'appuyer sur un proche, Bernard Saincy, cheville ouvrière du Comité intersyndical de l'épargne salariale, pour animer l'espace syndicalisme et société.

Du côté des réformistes, on continue cependant à s'inquiéter du manque de poigne dont fait preuve Bernard Thibault. « Que l'organisation interne et les combats d'appareil ne soient pas sa tasse de thé n'est pas irrémédiable en soi », explique l'un d'eux. « Le problème, c'est qu'il n'a personne de sûr dans son entourage pour faire le boulot à sa place », ajoute un vieux connaisseur de l'appareil. Une analyse que fait sienne Christian Larose : « Son staff est beaucoup trop léger. Il faudrait au moins trois personnes de confiance pour s'occuper de l'interne, de sa communication et de la gestion des cadres syndicaux. » Et les modernistes de critiquer, en chœur, ceux qui détiennent les postes clés de l'appareil confédéral. « Il y a un petit clan qui a complètement noyauté le dispositif des permanents. À force de rouler pour eux, ils finissent par travailler contre Bernard. Le gros problème de la CGT, il est là », dénonce l'un d'eux.

Les modernistes n'ont, il est vrai, guère été choyés depuis le congrès de Strasbourg. Dernier départ en date, celui de Philippe Hourcade, que la confédération n'a pas cherché à retenir. « On a laissé partir l'un des meilleurs spécialistes de la Sécu », peste Charles Demons, en faisant remarquer que « la balance bascule toujours du côté des conservateurs ». « Bernard veut solder le passé et travailler à l'émergence d'une nouvelle génération qui n'est pas marquée par les vieilles querelles internes », explique pour sa part Philippe Hourcade, désormais à la FNMF.

Arrivé pour l'essentiel au tournant des années 80, le personnel confédéral est effectivement en plein renouvellement. « Par le biais de départs en retraite, en préretraite ou de conversions, près de la moitié des 120 permanents sont partis ou vont partir », explique-t-on à Montreuil. Parmi eux, l'actuel directeur du personnel, Jean-Claude Gay, qui laisse sa place à Joël Simon, ex-directeur de la formation continue au Cnam et responsable du centre de formation Benoît-Frachon de la CGT.

3 EN FINIR AVEC LE « TOUJOURS NON »

« Le cap est fixé, et Bernard n'en bougera pas. La grande inconnue porte sur la vitesse de croisière. Car, sur le paquebot CGT, certains rament tandis que d'autres jettent des ancres. » À en croire cet observateur bien placé, le leader cégétiste serait, à titre personnel, résolument dans le camp de l'ouverture. Mais il n'aurait d'autre choix que de manœuvrer en douceur pour tenter d'entraîner l'organisation à sa suite. Sur le délicat dossier des retraites, il serait ainsi sur la ligne de Jean-Christophe Le Duigou qui, depuis longtemps, explique que le statu quo n'est plus possible et qu'il faut réformer le système. Sans jamais prendre officiellement parti dans le récent débat qui a agité EDF et Gaz de France, Bernard Thibault misait sur la victoire du « oui ». Preuve parmi d'autres, la Nouvelle Vie ouvrière (NVO), l'hebdo de la CGT, ouvrait ses colonnes à Denis Cohen, dans son édition datée du lendemain du vote du personnel. Le patron de la Fédération CGT de l'énergie, que Bernard Thibault n'apprécie guère, y justifiait son approbation du texte…

La victoire du « non » sonne-t-elle le glas des velléités de réforme de Montreuil ? « Les contrecoups de ce vote à l'intérieur de la centrale sont surestimés, assure Jean-Christophe Le Duigou. Je ne dis pas que le résultat me sert, mais il s'agit d'un dossier relativement indépendant. Heureusement qu'on a signé, auparavant, un texte unitaire à sept organisations syndicales. » Depuis, les observateurs ont quand même noté un certain raidissement de la CGT sur la question. Avec l'apparition d'une nouvelle exigence, dans la bouche de Bernard Thibault : « Il est inévitable de revenir sur la réforme Balladur. » De quoi désorienter un peu plus les militants qui, en interne, jugent que le positionnement confédéral manque de plus en plus de clarté.

De quoi, aussi, donner du grain à moudre aux très nombreux partisans de l'immobilisme. Car convaincre l'ensemble de l'organisation de la nécessité d'avancer sur le dossier des retraites est encore loin d'être gagné, surtout du côté des salariés du secteur public. « Le sujet fait toujours débat en interne. Il y en a encore beaucoup qui plaident pour le statu quo », confirme François Lemarié, secrétaire de l'Union départementale d'Indre-et-Loire. Un constat qui n'étonne pas Gérard Alezard. « Comme il n'y a pas de débat de fond, les évolutions ne sont pas tranchées, explique-t-il. Résultat, ce sont ceux qui parlent le plus fort, c'est-à-dire ceux qui bloquent, qu'on entend le plus. »

Du côté des modernistes, on attend donc toujours le premier signe fort de l'évolution de la maison. « L'ouverture est davantage dans les discours que dans les actes. On ne signe pas plus d'accords qu'auparavant », remarque Christian Larose qui, à l'automne 1998, s'est fait remarquer en paraphant le premier accord de branche 35 heures signé par la CGT, malgré l'opposition de Louis Viannet. Et le numéro un de la Fédération du textile de fustiger le « poids démesuré » du secteur public dans l'organisation. « Il y a dix ans, on n'aurait même pas été aux discussions sur la refondation sociale », tempère Jean-Christophe Le Duigou, en rappelant que la CGT n'était pas loin de prendre le stylo sur le dossier de la santé au travail ou sur celui des retraites complémentaires. « Le fait que l'on n'ait rien signé ne change rien à la démarche mise en œuvre. Nous souhaitons toujours, et Bernard aussi, être en capacité de signer des accords », complète Maryse Dumas, pourtant considérée comme une représentante de l'aile dure de la centrale. Dans l'organisation, tout le monde s'accorde d'ailleurs à dire que les positions jugées très dogmatiques du Medef n'ont pas aidé Bernard Thibault à franchir le pas.

Seul acte fort de la capacité de la confédération à faire preuve de pragmatisme et à investir des champs nouveaux, sa participation active à la constitution du Comité intersyndical de l'épargne salariale (Cies), créé l'année dernière avec la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC. Une initiative qui, bien qu'unique en Europe, n'est cependant pas mentionnée dans le rapport d'activité qui sera discuté à Montpellier. La vive réaction de la base, très critique à l'égard de cet organisme, n'y est sans doute pas étrangère. « Il y en a encore beaucoup qui pensent qu'il ne faut pas se compromettre », explique ce responsable, qui juge toutefois la participation de la CGT « emblématique » de son évolution.

4 CONFIRMER LES ORIENTATIONS

« Pendant ces quatre ans, il n'y a pas eu de grande conquête sociale. Le principal acquis, c'est d'avoir confirmé ce que Louis Viannet avait impulsé », explique Jean-Christophe Le Duigou. C'est particulièrement vrai sur la question de l'indépendance syndicale, amorcée lors du précédent mandat. Un dossier très symbolique sur lequel la détermination de Bernard Thibault en a étonné plus d'un. Avec, en point d'orgue, le départ du secrétaire général du Conseil national du PC à l'automne 2001.

« C'était gonflé de le faire aussi vite », reconnaît, par exemple, Christian Larose. Que deux membres du bureau confédéral, Christine Puthod et Jacqueline Lazarre, aient fait le chemin inverse – un acte que Bernard Thibault, rancunier, n'a pas oublié – ou qu'une pétition ait circulé, quelques mois plus tard à Montreuil, pour appeler à voter Robert Hue à la présidentielle n'y change rien : la courroie de transmission semble définitivement rompue.

Autre symbole fort des petits pas de la centrale, son adhésion à la Confédération européenne des syndicats, quelques mois après le congrès de Strasbourg. La CGT a, depuis, fourni de gros bataillons lors des manifestations européennes, par exemple à Nice, à Bruxelles ou à Barcelone, activement participé à l'élaboration de la Charte des droits sociaux et impulsé le dispositif de travail des organisations syndicales françaises avant les réunions de la CES à Bruxelles. Quant à Bernard Thibault, il ne rate aucun des conseils exécutifs de l'organisation. Preuve que le travail cégétiste est apprécié par les autres centrales syndicales, Joël Decaillon, l'animateur de l'espace Europe, a été pressenti pour faire son entrée au secrétariat confédéral de l'organisation européenne. En interne aussi, l'adhésion à la CES est aujourd'hui acceptée et assumée. « Il n'y a plus de débats forts dans la CGT sur cette question. Il y a quelques années, les craintes d'une perte d'identité s'exprimaient partout, dans toutes les réunions », affirme Maryse Dumas.

Enfin, le « syndicalisme rassemblé » cher à la confédération cégétiste a marqué des points. Dernier exemple en date : la manifestation unitaire sur les retraites, le 1er février, doit beaucoup à la centrale ouvrière. « Pour Bernard, la question de l'unité est une boussole dont on ne le fera pas bouger », assure même Jean-Christophe Le Duigou. En interne, cette stratégie n'a pourtant pas manqué de susciter des critiques. En particulier à la suite des négociations sur l'assurance chômage, marquées par le mano a mano entre la CFDT et le Medef. « Après la signature du Pare, il y a eu en interne des débats serrés, confirme Michel Doneddu. Certains disaient qu'on ne pouvait pas continuer ainsi vu ce qui s'était passé. Bernard a tranché. » Preuve que le sujet continue aujourd'hui à provoquer des remous, la Fédération du commerce a tenu à rajouter dans le rapport d'activité l'arrivée en son sein, à l'automne 2001, d'un millier de transfuges du Sycopa, le Syndicat CFDT du commerce parisien. « Un pied de nez à la CFDT », commente un permanent confédéral.

5 GARDER LE CONTACT AVEC LES SYNDIQUÉS DE BASE

« L'appareil CGT, de par son inertie et sa capacité de résistance, peut tuer n'importe quel secrétaire général. » D'après cet observateur averti, c'est aujourd'hui le plus grand danger qui guette Bernard Thibault. Les structures fédérales et territoriales de la CGT constituent, en effet, des bastions dont les liens avec la confédération ne cessent de se distendre. « Historiquement, la confédération s'est construite sur la méfiance, explique Maryse Dumas. Aucune structure ne détient le pouvoir à elle seule. » « Avec le délitement du ciment communiste, on est en train de redécouvrir que la CGT est profondément fédéraliste », complète Jean-Christophe Le Duigou. Une analyse que Lydia Brovelli ne reprend pas complètement à son compte : « L'organisation est très légitimiste, rappelle-t-elle. Son secrétaire général peut être contesté, mais ce n'est pas quelqu'un qu'on renverse facilement. De ce point de vue, Bernard détient une certaine forme de pouvoir. » Reste que, statutairement, Bernard Thibault ne dispose d'aucun moyen pour contraindre une fédération à signer un accord de branche ou en obliger une autre à relayer une journée de mobilisation. D'autant moins qu'il lui manque les relais dont disposait son prédécesseur auprès des principaux secrétaires généraux de fédération.

La préparation du 47e congrès en a fourni une bonne illustration, lorsque le secrétaire général a voulu envoyer à tous les adhérents le rapport d'activité et les projets de résolution via la Nouvelle Vie ouvrière. Le journal s'est alors heurté aux résistances des fédérations, dont bon nombre refusaient de fournir leurs fichiers à la confédération. « Elles veulent empêcher que la confédération puisse mener le débat d'idées en s'adressant directement à leurs adhérents, sans contrôle de leur part », explique une élue confédérale. Au final, la moitié des 670 000 syndiqués ont reçu la NVO directement, l'autre moitié par l'intermédiaire de leur syndicat.

Pour faire passer ses messages, Bernard Thibault doit donc d'abord compter sur les meetings et les rencontres de terrain. Ce qu'il a très largement fait au cours de son premier mandat. « Les militants sont des écrans. Il faut qu'il parle directement avec les adhérents », approuve un moderniste. Parmi les initiatives les plus symboliques, l'organisation d'une rencontre, en octobre 2000, avec 1 700 responsables de syndicats d'entreprise au palais de la Mutualité, à Paris. Autre opération d'envergure, les meetings régionaux organisés à l'automne dernier dans la perspective des élections prud'homales.

6 DÉPOUSSIÉRER LA CENTRALE POUR COLLER AU SALARIAT

Convaincu de la nécessité de faire évoluer l'outil CGT pour coller davantage aux transformations du salariat – marquées par le développement de la sous-traitance, de l'intérim et de la précarité de l'emploi –, Bernard Thibault manque de ficelles pour contraindre les fédérations et les unions départementales à évoluer. Un chantier extrêmement délicat que le nouveau patron n'a pas fait progresser. Une commission, présidée par Lydia Brovelli jusqu'à son départ, avait pourtant été mise en place pour faire avancer la réflexion sur les structures et les cotisations. Sans résultat. « Les choses sont restées en place, explique l'intéressée. Des organisations ont freiné des quatre fers car elles craignaient de perdre leur pouvoir. Sur ce dossier, Bernard n'a pas fait preuve de fermeté ni de courage. »

De l'avis de tous, la refonte des champs fédéraux et territoriaux est pourtant une nécessité. Avec 31 fédérations, dont des mastodontes comme l'Énergie, la Métallurgie ou les PTT, et des poids plumes comme les officiers de marine marchande ou les professionnels de la vente, la CGT est l'une des confédérations les plus éclatées.

À ces difficultés de découpage s'ajoutent des clivages politiques. Difficile, par exemple, d'imaginer la création d'une grande fédération des industries des biens de consommation regroupant les dirigeants modernistes du textile et ceux de l'agroalimentaire qui plaident encore pour la collectivisation des moyens de production ! « La réforme des structures ne se fera que sous la contrainte de la misère », pronostique Christian Larose. Du côté des structures territoriales, les résistances sont identiques. « Tout le monde reconnaît que la région est un lieu extrêmement important pour porter les revendications. Mais personne n'est prêt à donner un pouvoir politique aux comités régionaux », explique Charles Demons.

Devant l'impossibilité de faire progresser ce chantier, Bernard Thibault s'est résolu à ne s'attaquer qu'à la réforme du financement de l'organisation. Objectif : passer à un système de cotisations des syndicats en pourcentage permettant à ces derniers d'obtenir davantage de moyens. C'est Michel Doneddu, le trésorier, qui a porté ce projet, qui fera l'objet d'une résolution à Montpellier. Un dossier qui a nourri toutes les craintes, les structures territoriales et fédérales redoutant la diminution de leurs budgets et rejetant catégoriquement la centralisation des cotisations. Des - inquiétudes dont la confédération a dû tenir compte, en imaginant un circuit très complexe. « Les dirigeants craignaient qu'on puisse couper les robinets de ceux qui ne seraient pas dans la ligne confédérale. C'est maintenant impossible », explique Michel Doneddu. Finalement, la résolution propose qu'une banque reverse les cotisations plutôt que la confédération. C'est dire si la confiance règne…

Et pourtant, les craintes n'ont pas disparu. Bernard Thibault s'en est rendu compte à l'automne en comité confédéral, lorsqu'il a dû appeler les dirigeants à la raison. De l'avis de tous, le congrès sera, sur cette question, extrêmement animé. « Il y aura une alliance de tous les refus pour rejeter cette résolution, ou la vider de sa substance », prévoit un bon connaisseur de la centrale. « Tous les désaccords politiques vont apparaître, de façon plus ou moins masquée, sur cette question », abonde Gérard Alezard, en craignant que le congrès de Montpellier « ne soit pas le lieu du débat nécessaire ». Un pronostic qui, s'il s'avérait exact, n'aiderait guère le sphinx à révéler son vrai visage.

Entretien avec Bernard Thibault
« Les adhérents de la CGT sont à l'image de la société française, moins politisés qu'il y a quelques années »

C'est sans surprise – il est le seul candidat à sa succession – que Bernard Thibault sera reconduit, à l'issue du 47e congrès de Montpellier, au poste de secrétaire général de la CGT. Un parcours express pour ce fumeur de gauloises de 44 ans, entré à la SNCF à 15 ans comme apprenti mécanicien. Adhérent à la CGT depuis 1977, Bernard Thibault prend la tête du syndicat du dépôt de Paris Villette trois ans plus tard, puis intègre la direction fédérale en 1986. À la même époque, il prend sa carte au parti communiste.

Patron de la puissante Fédération des cheminots en 1993, il crève l'écran deux ans plus tard lors des grèves de l'hiver qui paralysent la France. Un titre de gloire qui le propulse au sommet de la CGT en 1999. Prudent et mesuré durant son premier mandat, Bernard Thibault est attendu au tournant. Ses partisans comptent maintenant sur lui pour qu'il montre définitivement sa capacité à tenir la barre. Un beau défi pour ce père de famille qui souhaite garder du temps afin de voir grandir ses deux fils.

Après quatre ans de mandat, quel bilan de santé faites-vous de la CGT ?

Notre carte d'influence va bien au-delà de notre carte d'implantation syndicale, comme l'ont montré les élections prud'homales. On a pris de plein fouet le déclin de l'industrie mais on a gagné beaucoup de terrain dans le commerce ou les activités diverses. Ça dégage un potentiel de développement considérable, pour peu qu'on soit capable de modifier nos formes d'organisation afin de tenir compte de l'évolution du salariat.

Avez-vous gagné des adhérents ?

Ça peut vous paraître surprenant mais je serais incapable de vous donner un chiffre exact. La confédération ne dispose d'aucun moyen pour vérifier que ses syndicats déclarent le nombre exact de leurs membres. Au congrès, j'annoncerai le chiffre de 693674 adhérents ayant payé leur cotisation en 2001. Ce qui est très en dessous de la réalité. La CGT compte, en fait, plus de 700 000 personnes.

Vous n'avez donc guère profité des 35 heures…

On a eu un fort renouvellement du corps militant, avec la création de 7 000 nouvelles sections syndicales. Mais le papy-boom produit aussi ses effets chez nous. Et comme on ne conserve, en moyenne, que 20 à 30 % des syndiqués qui partent en retraite, on a des pertes importantes. Il nous reste beaucoup à faire pour convaincre les retraités de rester à la CGT. Et on a un défi considérable à relever sur le recrutement syndical, pour structurer les jeunes de la Fnac ou de McDo.

L'entrée de la CGT dans la Confédération européenne des syndicats a-t-elle favorisé son évolution ?

Cette adhésion nous a permis de rentrer à plein dans la dimension européenne des problèmes économiques et sociaux. Et on en a besoin. Car on ne trouvera pas de réponses franco-françaises aux plans sociaux chez Arcelor ou Metaleurop. Au contact d'autres syndicalistes, nos militants prennent aussi davantage conscience qu'il n'y a pas qu'une seule manière d'appréhender et de traiter les problèmes.

Il y a quatre ans, vous affirmiez que la CGT était aussi capable de prendre le stylo. Or vous n'avez rien signé au niveau interprofessionnel…

Mais quel texte la CGT aurait-elle pu signer ? L'accord Unedic, alors même que nous considérions qu'il dégrade les conditions d'indemnisation des chômeurs ? Nous cherchons, aujourd'hui, à mieux articuler les différentes phases de la négociation pour mettre notre capacité de mobilisation, réelle, au service de la conclusion de meilleurs accords. Mais pour signer, encore faut-il que le contenu soit positif.

Une signature à ce niveau serait pourtant considérée par l'opinion comme un signe fort de changement

Les gens comprennent surtout de moins en moins que des accords, sur des enjeux sociaux qui les concernent, soient encore validés selon des règles datant de 1966. Or les élections prud'homales ont bien confirmé que toutes les organisations n'avaient pas une influence équivalente.

Qu'attendez-vous du chantier qu'ouvre le gouvernement sur cette question ?

Que la validité des accords repose sur le principe majoritaire. Et qu'on reconnaisse, aussi, aux organisations syndicales la possibilité d'avoir recours à des formes de consultation sur des négociations jugées cruciales. En revanche, je ne suis pas favorable à la mise en place d'un système de validation des accords prévoyant des modalités différentes selon les niveaux de négociation. Pourquoi, par exemple, est-il indiqué en toutes lettres dans la note de travail de François Fillon qu'au niveau interprofessionnel on ne changerait rien aux règles en vigueur ?

Peut-être pour éviter que la CGT bloque le jeu…

Mais si on était dans un système de représentation syndicale qui reconnaisse le poids des acteurs, tout le monde aurait des comptes à rendre, la CGT y compris. Les syndicats seraient obligés d'expliquer le bien-fondé de leurs positions. Cela aurait, de fait, une influence sur l'évolution du paysage syndical.

Quelles leçons tirez-vous de la consultation sur les retraites dans les IEG ?

Je suis très satisfait qu'on ait pu faire la démonstration que, sur un sujet social aussi important, les salariés participent à hauteur de 75 % lorsqu'on leur demande leur opinion. Je suis très satisfait aussi que rien n'ait pu se faire sans que les intéressés ne donnent leur accord tacite.

Je ne vois pas d'évolution solide, plausible, en matière de droit social, sans qu'on vérifie en permanence l'adhésion minimale des personnels concernés.

Vous êtes donc favorable à un référendum sur les retraites…

Je ne crois pas que ce soit la meilleure technique à utiliser, même d'un point de vue politique. Quant au résultat…

Votre départ du Conseil national du PC marque-t-il la rupture définitive de la courroie avec la Place du Colonel-Fabien ?

C'était un acte personnel, qui confirmait une démarche déjà engagée dans la CGT.

Aujourd'hui, certains, ici ou là, ont encore des velléités de faire jouer à l'organisation un autre rôle que celui qui doit être le sien. Mais je ne pense pas qu'ils aient quelque chance de succès. Car les adhérents de la CGT sont à l'image de la société française, moins politisés qu'il y a quelques années encore. Et leur comportement électoral est beaucoup plus disparate.

C'est un recentrage ?

Le terme est très connoté. Mais si vous entendez par « recentrage » le fait d'avoir une appréhension plus syndicale des problèmes, alors oui.

Pourquoi la participation de la CGT au Comité intersyndical de l'épargne salariale n'apparaît pas dans votre rapport d'activité ?

C'est un acte symbolique pour l'extérieur mais ce n'est pas ça qui anime l'activité syndicale au quotidien. Cela dit, la démarche est intéressante et je l'assume.

Le sujet continue pourtant à faire débat parmi vos troupes…

Oui, notamment du côté des militants du public. Leur avis est important. Mais ce qui m'intéresse aussi, c'est d'avoir l'opinion des syndiqués qui sont directement concernés, c'est-à-dire ceux du privé.

Je souhaite d'ailleurs que, dans nos débats internes, on progresse dans la compréhension des spécificités de chacun. Il faut qu'on se garde de tomber dans toute une série d'oppositions, travaillées par ailleurs, entre catégories de salariés. Sinon, c'est le syndicalisme interprofessionnel qui en pâtira. Avec le risque de voir se développer des syndicats autonomes ou corporatistes.

Propos recueillis par Stéphane Réchaux, Denis Boissard et Jean-Paul Coulange

Auteur

  • Stéphane Béchaux