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Politique sociale

Au royaume du capitalisme sauvage

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.03.2003 | Isabelle Lesniak

As du dumping social et de l'économie souterraine, la petite république balte a mené les réformes nécessaires à la transition avec une brutalité et un zèle peu communs.

Et dire que Vaclovas Sleinotas a été, avant l'indépendance, vice-ministre de l'Industrie, chargé de la planification de l'économie lituanienne ! Incarnation d'un libéralisme pur et dur, il dirige aujourd'hui Vilniaus Vingis, l'un des principaux fabricants électroniques d'Europe centrale. Vice-président de l'influente fédération des industriels, ce quinquagénaire développe un discours violemment antisocial. Car ce conglomérat de 7 500 employés qui produisait des tubes cathodiques, des transformateurs et des moniteurs pour les sous-marins, du temps de l'URSS a, comme beaucoup de mastodontes du même acabit, frôlé la faillite après mars 1990. Treize ans plus tard, ce patron de choc affiche la foi sans nuance des convertis de fraîche date. « Vous autres, Occidentaux, êtes en train de mourir d'un abus de protection sociale qui ruine votre compétitivité. Tant mieux pour nous ! c'est grâce aux excès de votre État providence que mon personnel a du travail », se réjouit-il en pointant sur l'écran de son ordinateur la longue liste des multinationales – Philips, Thomson Multimedia, General Electric, Fuji ou encore Samsung – pour lesquelles travaille son entreprise.

Le coût du travail le plus bas

Il faut dire qu'avec un salaire mensuel moyen de 300 euros, ses 2 100 employés représentent incontestablement une main-d'œuvre bon marché. La Lituanie est le futur membre de l'Union européenne où le coût du travail est le plus bas. Le salaire mensuel minimal est légèrement supérieur à 100 euros, mais il faut mettre ce médiocre niveau de rémunération en relation avec la faiblesse de la productivité locale (un tiers de la moyenne communautaire), tout juste plus élevée que celle des plus mauvais élèves de l'Est, la Bulgarie et la Lettonie. « Nous n'avons pas de pétrole ni de ressources naturelles importantes. Notre seul trésor est cette main-d'œuvre bon marché, qu'il faut préserver dans un contexte de concurrence mondiale », conclut Vaclovas Sleinotas.

Pour assurer la survie de Vilniaus Vingis, privatisé en 1994, ce dernier n'a pas fait dans la dentelle. Le recentrage sur la production de pièces pour téléviseurs s'est traduit par le licenciement immédiat de 1 000 personnes « sans indemnité ni droit aux allocations chômage », puis par le départ progressif en préretraite et la reconversion de plusieurs milliers d'autres. Jusqu'en 1997, Vilniaus Vingis payait son personnel avec plusieurs mois de retard, privilégiant le financement de nouveaux équipements. Seuls échappaient à cette règle d'airain 160 « salariés en or », que le directeur général désirait conserver à tout prix.

Avec un chiffre d'affaires de 46 millions d'euros en 2002, réalisé aux deux tiers avec les Quinze, l'entreprise est aujourd'hui sortie du rouge, mais ses employés n'ont pas vraiment profité de cette embellie. Hormis des augmentations de salaire symboliques qu'il décide de façon discrétionnaire et des formations octroyées chaque année à 40 % de ses effectifs « pour les garder au niveau », Vaclovas Sleinotas n'est pas du genre à partager les fruits de la croissance, car « ce serait renouer avec la politique d'assistance du temps de l'URSS ».

4 casinos pour 600 000 habitants

À l'image de ses patrons, la Lituanie est une parfaite représentation du capitalisme sauvage qui sévit dans les pays baltes, affranchis de l'ancienne tutelle soviétique. Les rues de Vilnius regorgent de symboles de l'enrichissement brutal qui a accompagné la libéralisation totale de l'économie au début des années 90 : quatre casinos pour 600 000 habitants, des dizaines de clubs de strip-tease, des banques en nombre incalculable qui se distinguent par des immeubles tous plus ostentatoires les uns que les autres. Autant de projets soutenus par le très jeune maire libéral de Vilnius, Arturas Zuokas, un ex-journaliste reconverti dans les affaires, plus enclin à investir dans ce qui brille que dans ce qui mériterait d'être modernisé. Comme les transports publics, assurés par de vieux bus d'origine tchèque, le réseau routier aussi défoncé qu'il y a dix ans, ou le système de santé en pleine déliquescence…

L'entrée de la Lituanie dans l'Union européenne risque de remettre en cause le dumping social pratiqué sans vergogne par ce petit pays de 3,7 millions d'habitants. Des dix candidats, c'est incontestablement celui où la négociation collective est la plus anémiée : seulement 10 à 15 % des salariés sont couverts par des conventions collectives. Seuls interlocuteurs reconnus par la loi dans l'entreprise, les syndicats conservent leur image « ancien régime », époque où l'affiliation était obligatoire pour avoir droit aux colonies de vacances ou aux bons d'achat dans des coopératives. Personae non gratae aux yeux de nombreux employeurs, ils sont boudés par la majeure partie des salariés : ex aequo avec la Pologne et l'Espagne, mais devant l'Estonie et la France, le taux de syndicalisation en Lituanie (15 %) est parmi les plus faibles d'Europe. Un défaut de représentativité dont souffrent également les quelques organisations patronales existantes. Pas étonnant, dans ces conditions, que le Haut Conseil tripartite, créé en 1995 par les pouvoirs publics pour associer syndicats et patronat aux réformes sociales, ne soit saisi ni des conditions de travail ni des rémunérations.

Dur régime pour les chômeurs

Les salariés lituaniens sont d'autant plus mal protégés qu'ils travaillent encore massivement au noir. Au moins 20 % de l'économie est souterraine. « Seule l'Albanie fait pire dans la région », ironise Algirdas Sysas, président de la Commission des affaires sociales au parlement lituanien, le Seimas. De toute manière, un contrat de travail en bonne et due forme ne garantit pas toujours des conditions décentes, malgré une législation inspirée des standards européens et un nouveau Code du travail progressiste entré en vigueur en janvier 2003. « Si tant d'offres d'emplois ne trouvent pas preneur malgré le chômage persistant (12,6 %), c'est que les conditions offertes par certains patrons sont déplorables, en termes de salaires, de durée du travail, d'hygiène et de sécurité », dénonce Vidas Slekaitis, le directeur de l'agence pour l'emploi locale, qui souligne que la durée moyenne du travail est de 44,8 heures, alors que la semaine est fixée à 40 heures.

On ne peut pourtant pas accuser le système d'indemnisation de favoriser l'inactivité. Financé par une sécurité sociale déficitaire, et non par un prélèvement sur les salaires, il est très restrictif. Il faut avoir travaillé vingt-huit ans pour recevoir l'allocation maximale de 72 euros par mois, durant six mois au plus. Seuls 13 % des chômeurs inscrits touchent une allocation. « Notre système est assez dur pour les chômeurs », reconnaît Vidas Slekaitis, qui a aidé à le mettre en place à la fin de l'ancien régime. « C'est à la fois un choix, car nous ne voulons pas encourager l'assistanat, et une nécessité. Nous sommes une économie pauvre, et handicapée par une forte évasion fiscale. »

Ces dix dernières années, les dirigeants lituaniens, notamment l'actuel Premier ministre social-démocrate, Algirdas Brazauskas – un ex-communiste, père de la plupart des réformes, qui cohabite depuis l'élection présidentielle de décembre 2002 avec un président libéral-démocrate, Rolandas Paksas –, ont appliqué avec une certaine brutalité les mesures rendues nécessaires par la transition, au risque d'accroître le malaise de la population. En matière de retraites, le gouvernement lituanien s'est montré plus royaliste que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, en décidant de réformer le système en dix ans et non en quinze, comme cela était demandé.

Chocs violents

Depuis cette année, les hommes partent donc à la retraite à 62 ans et demi et les femmes à 60 ans, contre respectivement 60 et 55 ans du temps du régime communiste. Hormis la police, toutes les professions qui bénéficiaient de régimes spéciaux ont vu leurs avantages supprimés. Quant à la pension moyenne (moins de 90 euros), elle ne permet pas de survivre dans un pays où la plupart des prix, en particulier les loyers et l'énergie, ont été libérés. Et la loi sur la création de fonds de pension privés, sur une base volontaire, votée dans l'indifférence générale en décembre 2002, risque d'accentuer les inégalités entre les retraités.

Autant de chocs violents encaissés dans un calme apparent par des Lituaniens peu enclins à l'action collective. Mais qui ont tout de même bouté hors de la présidence le favori du scrutin présidentiel, Valdas Adamkus, un Lituanien émigré aux états-Unis revenu au pays pour se faire élire et arrimer le pays à l'Europe. « Nous ne sommes pas une nation de grévistes, confirme Gintaras Grachauskas, haut fonctionnaire au ministère du Travail. Mais cela ne veut pas dire que nous ne réagissons pas. Nous avons le plus fort taux de suicides d'Europe avec la Hongrie : c'est la réponse de gens foncièrement individualistes face aux assauts qu'on leur fait subir. »

Autant dire que la perspective de l'adhésion à l'Union européenne ne suscite guère d'attentes ni d'espoirs particuliers, contrairement à l'intégration à l'Otan. Sauf, peut-être, dans l'intelligentsia. « Ah ! si seulement des relations plus poussées avec l'Ouest pouvaient faire évoluer la mentalité de nos patrons !… » soupire Rimantas Kairelis, secrétaire d'État aux Affaires sociales. « Il faut bien reconnaître que les employeurs étrangers qui ont investi ici, comme l'américain Philip Morris ou les scandinaves Telia-Sonera et Tele Danmark, sont bien plus civilisés que les nôtres… »

Auteur

  • Isabelle Lesniak