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Enquête

À LA RECHERCHE DE NOUVELLES VALEURS

Enquête | publié le : 01.03.2003 | Anne Fairise, Frédéric Rey

Pas de fusion sans charte des valeurs pour susciter l'adhésion à la nouvelle entité. Mais ce n'est qu'un préalable, car les cultures d'origine sont tenaces. Si penser que l'intégration se fera d'elle-même est illusoire, minimiser les différences est imprudent.

« Toute tribu a besoin d'un totem qui la fédère. » Dès l'annonce, en novembre 2002, du rachat de KPMG Consulting France, la direction de Syntegra a arrêté la date à laquelle elle dévoilerait le sien : la SSII a donné rendez-vous fin janvier aux 650 salariés pour célébrer leur entrée dans le top 10 du conseil français et, surtout, présenter le projet de l'entreprise, l'architecture du futur ensemble et… les valeurs le caractérisant. Mais pas question « de se contenter des seuls transparents » pour les expliquer. Syntegra y a ajouté un concert très particulier. Sur la scène du cirque d'Hiver, cinq musiciens, pour autant de valeurs. Derrière l'alto ? entendre « l'excellence et le professionnalisme ». Le violon ? « l'entrepreneuriat ». La harpe ? « le plaisir »… « Un instrument peut en étouffer un autre ou le mettre en valeur. L'intérêt, c'est d'interpréter ensemble la partition », résume Valérie Mellul, la DRH. Cette métaphore musicale, les ingénieurs informatiques de Syntegra et les consultants de KPMG l'ont emportée avec eux, sous la forme d'un CD, Concerto de talents. Un morceau devenu, depuis, musique d'attente sur les standards téléphoniques des deux sociétés, qui se retrouveront, au printemps, sous un même toit à la Défense.

Anecdotique ? Loin de là. Pas une fusion d'entreprises ni une acquisition qui ne soient célébrées sans que la nouvelle direction n'enjoigne au top management de plancher rapidement sur une charte de valeurs partagées, nouvel étendard culturel. En 1999, la BNP et Paribas fusionnent pour créer une seule entité, propulsée deuxième banque de la zone euro avec 85 000 salariés répartis dans 87 pays. En 2000, Michel Pébereau, P-DG et artisan du rapprochement, envoie à Rome 80 cadres dirigeants, responsables de pôles ou de métiers, réfléchir aux valeurs cimentant le mariage entre la banque de détail récemment privatisée, au fonctionnement encore administratif, et sa consœur du monde des affaires. Une occasion unique, rappelle la DRH, pour « se débarrasser de l'image d'institution financière un peu poussiéreuse » et inscrire dans le marbre le tournant vers « un groupe de service bancaire, assis sur une culture du résultat ». « Engagement, ambition, créativité, réactivité » : voilà les nouvelles « Tables de la Loi » ciselées à Rome pour les incarner. « Ces valeurs correspondent à ce que nous sommes et à ce vers quoi nous voulons tendre », souligne Antoine Sire, directeur de la communication, chargé à l'époque de relayer le message vers des services s'ignorant encore passablement.

Un minidictionnaire de poche

Cette étape fondatrice, « même si elle est un peu abstraite », de l'aveu même de Michel Pébereau, le groupe pharmaceutique Sanofi-Synthelabo, créé voilà quatre ans, l'a abordée… en janvier dernier. Tardif ? Non, l'année retenue est celle du trentième anniversaire de Sanofi. Le millésime 2003 fait sens aussi pour leurs confrères de Synthelabo : c'est en 1973 que L'Oréal en a pris le contrôle. Quoi de mieux qu'une célébration « historique » pour présenter aux 29 300 salariés les sept valeurs devant les guider ? « Cela ne pouvait mieux tomber. Une entreprise a besoin de se raconter une histoire », note Jean-Claude Armbruster, le DRH. « Il faut donner des repères aux salariés, en particulier lorsqu'on s'internationalise. »

Mais les chartes de valeurs ont aussi un objectif de communication externe. Élior, numéro trois européen de la restauration concédée (45 000 collaborateurs), ne s'en cache pas. C'est son entrée en Bourse, début 2000, qui a motivé l'élaboration de la plaquette cartonnée « Élior en valeurs », qui se déroule comme une guirlande. « Clients et fournisseurs ne connaissaient que les enseignes du groupe, pas la marque les fédérant. Nous avons, par la même occasion, voulu rassurer les salariés. Ils craignaient que la culture se résume à la Bourse. Les entreprises ne doivent pas parler d'elles en seuls termes de rentabilité », assène Jacques Suard, directeur de la communication interne. Un message d'autant mieux reçu que l'ex-holding commençait alors à bâtir ses structures de groupe. Tout restait à faire pour harmoniser le management de la kyrielle de restaurants, du Jules-Verne juché au deuxième étage de la tour Eiffel à la chaîne Pomme de pain. Quant à dire si les serveurs ont bien trouvé une balise dans ce minidictionnaire de poche… Avec les cinq couples de valeurs (« cohérence et différence », etc.), déclinés eux-mêmes en une soixantaine de mots clés, il délimite plus une forêt touffue qu'un jardin à la française.

Faire prendre la mayonnaise

On l'a compris. Après une fusion-acquisition, la bannière des valeurs partagées est la première brandie. L'exercice ne suffit pas à générer adhésion et sentiment d'appartenance. Valérie Mellul, de Syntegra, en est bien consciente : « La culture se vit plus qu'elle ne se décrète. Mais les valeurs posent une première pierre, si l'on ne se contente pas de les afficher et si on les traduit dans les pratiques quotidiennes. » Encore faut-il que le nouveau dogme soit plus qu'une succession des têtes de chapitre retrouvées dans tout manuel de management. Car l'exercice de l'élaboration, souvent réservé au top management ou aux consultants, rencontre vite ses limites. Nombre de chartes, au lieu d'être la carte de visite du nouvel ensemble, semblent tout droit sorties des laboratoires de la secte raélienne (voir encadré page 24).

Comment s'assurer que la mayonnaise prendra par la suite ? La question a le mérite de troubler les DRH, bien en peine de mettre en mots cette fameuse culture d'entreprise. Aussi prégnante et vivante avec ses croyances, comportements, codes et rites, qu'insaisissable. Elle peut très vite, lorsqu'on la bouscule, devenir un frein au changement et une longue source de résistances : hémorragies de salariés, conflits ouverts, grèves du zèle, luttes intestines, atmosphère de plomb. Les cabinets spécialisés en conduite du changement ne cessent de lancer des signaux d'alarme : la culture est la première cause d'échec des processus d'intégration. « Et plus les entreprises sont culturellement proches, sur un même métier, plus les directions sous-estiment les efforts à faire pour le rapprochement », déplore Jean-Pierre Doly, du cabinet BPI qui a sondé 630 entreprises. Responsable de la sécurité et de la maintenance à Carrefour, Martial ressent encore les secousses du mariage avec l'ex-concurrent Promodès, trois ans après sa célébration. « Les tribus commencent à peine à se mélanger », explique l'ex-Promodès. Muté l'été dernier dans un hypermarché de « natifs Carrefour » dans l'Aube, il a retrouvé à plusieurs reprises sa chaise retournée sur son bureau, son écran d'ordinateur barré du déjà célèbre gimmick télévisé « Vous êtes le maillon faible » !

Sans compter qu'il y a des orages prévisibles. Spécialiste du conseil en stratégie, Mercer Management a daté la zone de turbulences, après avoir décortiqué sept opérations avec l'Institut de l'entreprise. Moment fatidique : le dix-huitième mois après le lancement de la fusion-acquisition. « On rencontre fréquemment un phénomène de fatigue chez les salariés. Puisque les travaux de reconfiguration sont bien engagés, ils pensent que l'intégration est achevée. Or c'est le moment même où il faut remotiver les managers, faire monter en puissance let ouvrir des dossiers, comme la refonte du management, des rémunérations. Tout cela, bien sûr, en assurant les affaires courantes », note le consultant Laurent Hartmann, qui conseille aux sociétés d'« apprendre à gérer plusieurs échelles de temps ».

Dandys du CIC, bouseux du Crédit mutuel

Que faire, donc, pour éviter l'affrontement culturel qui finit souvent par alimenter les journaux, friands des querelles entre les UAPiens et les Axiens, ou des bons mots entre les « dandys du CIC » rachetés par les « bouseux » du Crédit mutuel ? « Le choc n'est pas systématique, tempère Philippe Véry, professeur de management à l'Edhec et auteur du livre Des fusions et des hommes (Éd. d'Organisation, 2002). Pour qu'il y ait résistance, il faut que chaque collectif s'accroche à son identité et à son mode de fonctionnement. » Ce n'est pas toujours le cas. Certaines sociétés, en perte de vitesse, voient dans leur rachat l'occasion de changer leurs pratiques, symboles des revers de fortune.

D'autres, à l'étranger par exemple, ont peu de contacts avec l'acquéreur ou réussissent à préserver leur autonomie… accordée parfois, il est vrai, du bout des lèvres par l'acheteur. PSA a battu tous les records en la matière : il a fallu attendre 1998, soit vingt-deux ans après la prise de contrôle de l'un par l'autre, pour que l'union Peugeot-Citroën devienne effective ! Gestion RH différenciée, usines dédiées à la marque au lion ou à celle aux chevrons, mobilité intersites insignifiante : Jean-Martin Folz n'a pu que constater la pauvreté du mariage, plus proche de la séparation de biens. La situation avait certains avantages, souligne un cadre. Mais plutôt que d'utiliser la rivalité entre « rouges » et « bleus » comme levier de motivation, à l'instar de son prédécesseur, le P-DG a préféré « accélérer » l'intégration. Pour gagner en coûts grâce aux plates-formes communes.

Quant aux directions générales des mastodontes, dont le périmètre englobe plusieurs pays, elles se gardent bien de parler de culture commune. Bien conscientes que la taille a ses limites. « Les salariés se reconnaissent d'abord dans leurs enseignes », estime François Potier, DRH du groupe Pinault-Printemps-Redoute (110 000 salariés dans 55 pays), partisan d'une gestion décentralisée. « Nos marques-enseignes ont une identité forte. Cela favorise la créativité au sein d'un groupe. Nous ne voulons pas plaquer une culture de groupe ni un modèle de management la mettant à mal. » Reste, bien sûr, l'inévitable bannière des valeurs managériales, rebaptisées ici « attitudes » (voir vrai, parler vrai, porter l'ambition au plus haut, avoir le sens du temps, dominer la complexité), qui « impulse du sens ». Les « attitudes poussent au questionnement, agissent comme un décapsuleur ». Mais aussi comme un étalon de mesure : leur mise en œuvre conditionne une part du salaire des 200 hauts cadres dirigeants ! Même discours chez le géant européen de l'aéronautique EADS (103 000 salariés). « Nous ne souhaitons pas substituer la marque d'EADS à celle d'Eurocopter ou d'Airbus. Ce sont leurs produits qui fédèrent les salariés. Parce qu'ils sont synonymes de succès », explique Jacques Massot, le DRH France. Rien de tel que le respect des « cultures métiers » ?

Axa a balayé l'image d'UAP en une nuit

Certains groupes l'ont compris. Mais les autres, ceux notamment qui souhaitent redessiner un modèle de société intégrée, cherchent encore la recette : maintenir des cultures en partie distinctes, imposer la sienne, en créer une nouvelle ou en recomposer une à partir des pratiques des deux sociétés ? Mais il est une règle sur laquelle les consultants sont unanimes pour éviter la levée de boucliers : il ne faut jamais faire complètement table rase du passé. « Quand deux cultures se rencontrent, elles rentrent dans un processus complexe d'acclimatation, qui comprend à la fois des pulsions de rejet et d'attirance envers l'autre », reprend Philippe Véry. Un phénomène étudié de longue date chez les immigrés posant le pied dans un nouveau pays. Un système de balancier, retrouvé chez le « fusionné », qui aboutit, selon les cas et l'évolution dans le temps, à l'assimilation complète, à l'intégration plus ou moins aboutie ou au rejet.

D'où l'extrême importance accordée à la gestion du temps, comme à ce qui attire ou effraie chez l'autre, bref, à « la reconnaissance des différences », renchérit Marc Raynaud, d'Inter Cultural Management Associates, pape du management interculturel. « Les dirigeants ont tendance à mettre en avant ce qui rassemble et à passer à la trappe les différences. Or ce sont elles que les salariés revendiquent d'abord. Et il ne faut pas oublier qu'elles peuvent être source de valeur ajoutée. » Dangereux, donc, de liquider sommairement, comme on jetterait des oripeaux, tout ce qui symbolisait la culture du « racheté ». Les ex-salariés d'UAP en gardent encore un souvenir amer : « En une nuit, Axa a balayé l'image d'UAP, en demandant au personnel d'entretien de se débarrasser de tous les objets portant son signe ou ses couleurs. Personne n'avait été prévenu. Je ne vous explique pas le désarroi le lendemain matin. Certains ont perdu des objets personnels dans ce grand ménage ! » tempête Jean-Louis Chaumont, de la CGT. Tous les salariés de France Télécom, non plus, n'ont pas apprécié de devoir se glisser dans l'« Orange attitude », de voir les murs se couvrir d'affiches carotte ou des petits bouddhas se glisser dans les salles de réunion, après le rachat, mi-2000, du deuxième opérateur de téléphonie mobile britannique, dont le management a vite pris le dessus. « L'attitude de l'acquéreur est essentielle. Il faut éviter l'arrogance et trop de déterminisme. Car les plans d'intégration évoluent beaucoup dans le temps », précise Philippe Véry. Encore faut-il vouloir éviter le « manago-centrisme » ! Certains ne se posent pas la question. La fameuse intégration peut vite voler en éclats sous le rouleau compresseur de la logique vainqueur-vaincu.

Démêler fantasmes et réalités

Il est un bon moyen, en tout cas, pour éviter les crispations inutiles : les « audits culturels » qui se développent depuis quelques années. Ils passent en revue l'organisation interne, les pratiques de management et, reprend Marc Raynaud, font surtout apparaître « la carte que les gens ont dans la tête », en démêlant fantasmes et réalités sur l'acquéreur comme sur leur propre entreprise. Les autres outils sont plus classiques : mise en place de groupes de travail mixtes, associant plusieurs niveaux opérationnels ou hiérarchiques dès l'annonce de la fusion, implication des organisations syndicales, souvent via un accord de principe, mélange des groupes par partage de l'espace, brassage des équipes, mise en place de systèmes d'évaluation favorisant la collaboration et, surtout, communication irréprochable tout au long de l'intégration. Le reste relève presque de la routine, à commencer par l'harmonisation des régimes sociaux ou la mise sous tension de l'université interne, moulinette à valeurs, pour former ou intégrer.

Chacun y va bien sûr de sa touche personnelle. Pour fédérer ses troupes, Aventis, né de l'union entre le chimiste français Rhône-Poulenc et l'allemand Hoechst (90 000 salariés), a joué du registre de l'émotion : pour faire connaître à chaque entreprise les produits développés dans l'autre (RP étant leader dans le traitement du cancer, Hoescht dans celui du diabète), le nouveau groupe a organisé des séminaires réunissant cadres et syndicalistes. Sur scène, des chercheurs de l'entreprise, mais aussi des médecins et des associations de malades qui ont parlé de leur combat contre la maladie. La direction du groupe BTP Vinci, elle, n'a pas hésité à rencontrer 1 800 cadres, après le rachat de GTM. Propulsé dans le top 10 du conseil en informatique depuis le rachat de Bull Integris, Steria a soigné la désignation des responsables. Il a mis aux manettes un tiers de managers de Steria, un tiers d'ex-Bull et un tiers de nouveaux venus. « Une bonne façon de signifier la construction d'une nouvelle entreprise », précise Séverin Cabannes, directeur général du groupe. Pour identifier les meilleures pratiques, Syntegra a demandé à une soixantaine de salariés, réunis en groupes de travail, d'enquêter en interne dans les deux entités, mais aussi dans les entreprises du secteur…

S'il est, selon les spécialistes, un écueil à éviter, c'est de laisser les choses se faire naturellement. « L'intégration culturelle, dans sa première phase, nécessite deux ans. Encore faut-il qu'il y ait, dès le début, un projet commun que tous s'approprient », note Philippe Véry. Après, on parle en générations. Mais les consultants tombent parfois des nues, comme celui-ci, qui a rencontré récemment un salarié de BNP Paribas. « Pour se présenter, il m'a dit : je suis un BNCI et je viens du comptoir ! » Comprendre un ex-salarié de la Banque nationale pour le commerce et l'industrie, qui a fusionné… en 1966 avec la CEP pour donner la BNP. Une leçon de modestie : la culture, plus qu'un objet de management, est une réalité avec laquelle il faut composer.

Le clonage des valeurs

Rares sont les groupes à ne pas avoir concocté leur credo managérial résumé par « les trois S », « les quatre P » ou « nos valeurs clés »… et fondé sur le respect, l'échange, le professionnalisme. Des valeurs clonées et interchangeables affichées par des entreprises qui revendiquent pourtant une identité forte. Au petit jeu du « qui appartient à qui ? », retrouver les bonnes associations relève de l'exploit.

Auteur

  • Anne Fairise, Frédéric Rey