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Vie des entreprises

Michel Bon, le grand agitateur de France Télécom

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.09.1999 | Jacques Trentesaux

Au beau fixe côté financier mais orageux sur le plan social, le bilan des quatre années passées par Michel Bon à la présidence de France Télécom est contrasté. Il faut reconnaître que diriger un groupe coté en Bourse, dont plus de 80 % des salariés sont des fonctionnaires, n'est pas vraiment une sinécure.

Rares sont ceux qui auraient parié, il y a quatre ans, sur le succès de Michel Bon à France Télécom. Propulsé en quelques heures en septembre 1995 à la tête de l'entreprise, après le retrait surprise de François Henrot, l'ancien patron de Carrefour et de l'ANPE peut se targuer d'avoir transformé l'ancienne direction générale du ministère des Postes et Télécommunications en une société privée compétitive, au parcours boursier spectaculaire. « Je pense que, pour une boîte qui bouge aussi fort et aussi vite, cela se passe d'une façon quasi inespérée, comparé à tout ce que l'on m'avait prédit », estime l'intéressé, occultant un peu vite le malaise profond qui tenaille ses troupes. Car, après deux ans d'encéphalogramme social plat, le début de l'année a été marqué par des mouvements sociaux d'une ampleur inégalée depuis la privatisation de 1996. En janvier puis en mars, deux grèves nationales ont totalisé entre 30 et 40 % de participation, recréant un front syndical unitaire. « C'est le début d'un nouveau cycle de lutte », affirme Pierre Khalfa, secrétaire fédéral de SUD PTT, syndicat à la pointe de l'opposition. « C'est le problème de fond du retard à l'allumage de la transformation managériale de la maison qui est enfin posé », estime le sociologue Henri Vacquin dans sa lettre Stratégies du management, parue au mois de mars dernier.

Ce n'est évidemment pas l'avis de la direction, qui attribue cette poussée de fièvre au règlement de deux dossiers chauds : la suppression du « coutumier », une prime de pénibilité réservée au personnel technique, et la mise en concurrence des 270 restaurants d'entreprise, jusqu'alors gérés par des associations majoritairement contrôlées par la CGT. Mais l'entourage de Michel Bon se garde bien d'évoquer le blocage total du dialogue social cinq mois durant, à la suite de l'échec de la négociation sur les 35 heures. La direction n'ignore pourtant rien de l'humeur de ses agents qu'elle suit à la loupe grâce à des sondages internes. En avril, 74 % des salariés interrogés s'estimaient mal informés sur les réorganisations internes. Et 75 % considéraient que les changements à France Télécom seraient défavorables aux salariés. Plus vraiment publique mais pas tout à fait privée : tel est aujourd'hui le statut atypique de France Télécom. La loi du 26 juillet 1996 l'a officiellement transformée en société anonyme, mais l'État s'est engagé à conserver au moins 50 % du capital, et 90 % des salariés de la maison mère restent fonctionnaires. Hybride, l'entreprise est redoutablement complexe à gérer. L'épineux sujet de la réduction du temps de travail en fournit une excellente illustration. Le mois prochain, au plus tard, les 28 000 salariés de droit privé de France Télécom (filiales et maison mère confondues) passeront à 35 heures, en vertu de l'accord de branche signé en juin par quatre syndicats. Tandis que leurs collègues fonctionnaires seront toujours à 39 heures.

1 UN CHANGEMENT À LA HUSSARDE

En quelques années, l'univers des agents de France Télécom s'est littéralement métamorphosé. La plus grande évolution est, sans conteste, le « déploiement foudroyant et unique à cette échelle » du personnel, comme l'explique Ghislaine Jacquard, directrice du développement et de l'emploi. Sur les 140 000 agents de la maison mère, 32 000 ont déjà été concernés. Et ils seront plus de 40 000 d'ici à la fin de l'année. « Il s'agit de transformer une entreprise de fabrication de lignes et de réseaux en une société de services orientée vers le client », résume Ghislaine Jacquard. Les « lignards », artisans du vaste plan engagé par la France dans les années 70 pour rattraper son retard en matière d'équipement téléphonique, sont aux premières loges. Les meilleurs sont affectés sur le front de la clientèle, dans les agences commerciales ou les centres d'appels.

À France Télécom, on ne parle plus d'usager mais de client, plus de chef mais de manager, plus de projet mais de business plan. Le cours de l'action France Télécom est affiché partout. Même Paul Schiettecatte, le DRH du groupe, est informé chaque après-midi du cours de clôture. Autre bouleversement, l'arrivée des ACO, ces agents contractuels sous contrat privé, jeunes et entreprenants. Les trois quarts des salariés ont beau être actionnaires et détenir 3,2 % du capital de l'entreprise, « l'idéologie dominante est encore celle du service public », estime pourtant Pierre Khalfa.

« Il existe une habitude du changement chez les agents de France Télécom, rétorque Bruno Janet, directeur de la communication. Ils ont souvent dû s'adapter à des mutations technologiques fortes et l'ont fait avec succès. » Il n'empêche : les changements ne sont pas toujours bien vécus. Un rapport de la médecine de prévention sur le Centre de renseignement téléphonique de Voiron (Isère) souligne que la relation des salariés à leur travail « a pris une tonalité franchement douloureuse ». Les médecins du travail ont constaté des modifications de l'état de santé (troubles digestifs, oculaires, du sommeil, de l'humeur) pour trente-six des cinquante personnes consultées. En ligne de mire, la mise en place d'un nouveau logiciel et l'accroissement des cadences.

« Il faut encore accélérer le changement », lançait pourtant Michel Bon en janvier 1999. Comme pour la gestion de la restauration collective, le P-DG de France Télécom est personnellement partisan du passage en force. L'ennui est que la rapidité du changement a tendance à nuire à sa lisibilité. Paul Schiettecatte évoque lui-même « des télescopages de projets » et reconnaît que « la maison peut sembler partir un peu dans tous les sens ». « Les directeurs se sentent tous obligés de présenter leur propre projet de restructuration pour être reconnus par leur supérieur », renchérit Roland Raskopf, secrétaire général adjoint de FO PTT. La CFDT dénonce le « maelström insensé du changement » qui « dévore les énergies, cannibalise la motivation du personnel et sa confiance dans l'entreprise ». Les exemples sont nombreux de services qui se centralisent puis se décentralisent (logistique, maintenance, équipes informatiques de soutien, etc.) sans cohérence évidente. « La nouvelle logique à l'œuvre bouscule l'identité sociale des agents, surtout des techniciens », reconnaît Daniel Sommer, directeur du management des relations sociales, tandis que Paul Schiettecatte prolonge l'analyse : « Lorsqu'un salarié entrait à France Télécom, on concluait une sorte de contrat social qui lui garantissait la sécurité de l'emploi, la promotion professionnelle automatique et une sorte de droit de retour au pays. Il nous faut à présent conclure avec lui un nouveau contrat social. »

2 UN DIALOGUE SOCIAL DÉCENTRALISÉ

Renouer le fil du dialogue social : c'était l'un des objectifs non avoués de la table ronde organisée le 16 juin par la direction de France Télécom, et réclamée depuis près de cinq mois par FO et la CFDT. Les syndicats sont unanimes pour critiquer les dirigeants de l'entreprise et demandent à être davantage impliqués dans les décisions. « Une partie de la direction a fait le choix d'un syndicalisme d'accompagnement », déplore Jacqueline Besnard, secrétaire générale adjointe de la CFDT. « On ne négocie avec nous que les modalités du changement », dénonce Alain Gautheron, pour la CGT. Pierre Khalfa s'en prend directement au patron de France Télécom : « Marcel Roulet, c'était le sous-officier de la coloniale pétri de culture technique. Michel Bon, c'est un patron moderne, courtois… mais désinvolte avec les syndicats. Pour lui, on n'a fondamentalement aucune importance. » L'intéressé s'en défend : « Ma porte est toujours ouverte. » Mais Michel Bon se méfie d'organisations syndicales qu'il estime débordées par les évolutions. « Nos syndicats, même réformistes, demeurent très fonction publique dans leurs raisonnements. Or on ne se compare plus à la Banque de France mais à nos concurrents », renchérit Daniel Sommer.

Patron réputé accessible, Michel Bon préfère de loin le contact direct avec le personnel aux grand-messes. Depuis son arrivée à France Télécom, il consacre près d'une journée par semaine à des visites de terrain. « Il surestime son charisme personnel alors qu'il serait plutôt utile de nourrir le dialogue social en donnant les moyens aux syndicats d'anticiper les changements », réplique un ancien DRH de branche. « Le problème est que, dans cette maison, on a toujours acheté la paix sociale », résume crûment Jacqueline Besnard. Pour rétablir le contact, la DRH travaille à l'amélioration de l'information syndicale. Tous les supports sont utilisés (journal interne, intranet spécialisé RH), et la direction des relations sociales n'exclut pas d'ouvrir un extranet aux syndicats… sous réserve de la signature d'un code de bonne conduite. Le 16 juin, la direction de la communication a testé avec succès l'accès des organisations syndicales au journal téléphoné « Infos FT ». En quatre jours, le nombre d'appels a dépassé les 41 000 !

La décentralisation du dialogue social constitue la priorité de Michel Bon. Un processus encore embryonnaire qui heurte de plein fouet les vieilles habitudes. Les réticences sont également réparties entre un encadrement qui n'a aucune compétence particulière pour la négociation sociale et les syndicats qui sont habitués à la centralisation de leurs activités et n'ont ni l'envie ni toujours les moyens de partager le pouvoir auprès d'adhérents locaux. Deuxième handicap : l'inadaptation des instances de représentation du personnel, héritées de la fonction publique. « Le CHSCT est l'élément le plus stable du dialogue social chez France Télécom, le lieu pris le plus au sérieux par les organisations syndicales. Mais ce n'est pas suffisant », indique Philippe Chicaud, directeur régional à Lyon. La création tardive, en octobre 1998, de nouvelles structures locales de concertation et de négociation n'a pas encore eu les effets escomptés.

France Télécom souffre notamment de l'absence de comité d'entreprise. S'il avait été créé, celui-ci aurait été contrôlé par la CGT, première organisation syndicale avec 32 % des voix. La centrale de Montreuil aurait ainsi fait main basse sur le pactole de 1,6 milliard de francs du budget des œuvres sociales. Un casus belli pour FO qui, avec ses 13 % des voix, contrôle le conseil d'orientation et de gestion des activités sociales. Jacques Lemercier, secrétaire général de FO PTT, l'a fait clairement savoir, et le gouvernement Juppé a reculé en imposant un comité paritaire composé de plus de vingt personnes.

3 PRIORITÉ À LA MOBILITÉ ET AUX COMPÉTENCES

L'équation que Michel Bon doit résoudre en matière d'emploi est délicate. Alors que ses concurrents dégraissent massivement, France Télécom est contrainte de recourir à l'homéopathie. Et pour cause : la maison mère, France Télécom SA, compte encore plus de 120000 fonctionnaires. En trois ans, la décrue des effectifs se limite à 12 000, soit 2 à 3 % par an. Résultat, le ratio charges de personnel sur chiffre d'affaires (29,5 %) est le plus mauvais des opérateurs européens de télécommunications. Difficile, dans ces conditions, de passer aux 35 heures sans modération salariale. Sauf que les rémunérations des fonctionnaires demeurent fixées par le gouvernement. Pas question non plus de créer de l'emploi. La première version du projet 35 heures présentée par France Télécom comprenait une modulation horaire de 7 à 21 heures du lundi au samedi, la possibilité de pratiquer jusqu'à douze semaines consécutives de 44 heures, et des embauches loin de compenser la décrue des effectifs. « Une application des 35 heures type UIMM », tonne Pierre Khalfa.

Pour réduire ses charges de personnel, France Télécom a déjà utilisé les ficelles des préretraites avec un accord très attractif, utilisé par 93 % des personnes éligibles, soit 10 000 salariés âgés de 55 à 60 ans. La seule solution s'offrant à l'opérateur consiste à gérer au mieux les compétences internes. Reste que le poste de directeur du développement des compétences, occupé par Pierre Giorgini jusqu'à sa nomination à la DRH de l'ANPE en mars 1999, est toujours vacant. « Nous avons longtemps fonctionné comme une administration. Le personnel, c'était un peu l'intendance », reconnaît Daniel Sommer. Lors de la table ronde du 16 juin, la DRH du groupe a tenté de relancer le thème de la mobilité dans l'espoir de signer un accord avec les syndicats d'ici à la fin 1999. « Cela fait six ans que l'on réclame des règles claires sur la conduite de la mobilité », remarque Patrice Pétreau, président du secteur télécoms de la CFTC. France Télécom compte garantir aux salariés le choix entre le maintien dans un secteur géographique ou dans le métier. Début juillet, FO décidait de suspendre sa participation aux négociations en exigeant que la zone géographique de référence soit la localité d'implantation du service et non la direction régionale qui, indique le syndicat, « peut couvrir jusqu'à cinq départements ».

Pour Ghislaine Jacquard, France Télécom doit « infléchir sa politique de déploiement vers un effort de reconversion lourde de son personnel » afin de remplir les critères d'exigence des métiers d'avenir. Son arme principale s'appelle Capp Avenir (congé en alternance de progression professionnelle). Ce programme de formation en alternance, d'un coût de 1 milliard de francs, doit assurer la reconversion de 10 000 personnes en trois ans. La formation dure six mois et elle est assortie d'une validation des compétences en situation de travail décernée par un organisme habilité, ce qui « offre une réelle garantie d'employabilité », insiste Ghislaine Jacquard. Capp Avenir a le mérite de construire un parcours de qualification avec les agents. Mais le programme pâtit d'un « défaut de travail d'anticipation sur l'évolution des métiers », estime un ancien directeur de la DRH du groupe.

4 DES DIRECTEURS TRANSFORMÉS EN MANAGERS

La hiérarchie de France Télécom est le maillon central de sa politique de changement. Mais c'est aussi son point faible. « Les directeurs régionaux jouent aux managers sans y croire. Il y a un très grand désinvestissement de l'encadrement », soutient un consultant qui a travaillé pour France Télécom, pointant « une forte carence managériale ». Une étude de la médecine de prévention sur les conditions de travail au service par opérateurs de Nice relève « l'ambiguïté de la fonction de la maîtrise », tiraillée entre le rôle de « garde-chiourme » et de soutien aux agents, ce qui « génère un climat de souffrance tant pour les agents que pour la maîtrise ».

« Les managers manquent de culture RH et de soutien méthodologique de la part de la fonction RH », renchérit Yvette Racine, auteur d'une étude sur France Télécom pour Développement et Emploi. « Un coach est dans une posture psychologiquement aux antipodes de l'ingénieur de droit régalien caractéristique de la plus grande partie des cadres dirigeants de France Télécom », considère un ancien DRH de branche, partisan d'une véritable « évaluation qualitative des dirigeants pour éviter une guerre entre les classiques et les modernes ». Quelques initiatives récentes, comme les plates-formes décentralisées du management, sortes de clubs d'échanges nés du terrain, devraient contribuer à renforcer les capacités de l'encadrement. Reste que les politiques RH sont encore peu valorisées dans un groupe qui a longtemps privilégié la technique. « En interne, on raille parfois les « RHeries », considérées comme des usines à gaz sociales », affirme un cadre supérieur de l'entreprise.

Dès son arrivée, Michel Bon a cassé la construction pyramidale de France Télécom pour gagner en souplesse. Le grand changement remonte à la fin de 1995 avec la création des branches bâties en fonction de la clientèle (grand public, entreprises, etc.) et des produits. La nouvelle organisation a diminué la lourdeur du système. Mais les directions régionales, censées jouer un rôle transversal, sont empêtrées dans leur propre restructuration. S'agissant de la gestion des ressources humaines, le mouvement n'est pas achevé. « Il y a une sorte de duplication entre les DRH de branche et la DRH du groupe qui affaiblit la fonction », remarque un ancien responsable de cette direction. FO et la CFDT se plaignent également de l'absence de directeur général depuis le départ de Charles Rozmaryn, en décembre 1995. En libéral, Michel Bon est persuadé que, en faisant du client le nouveau roi de France Télécom, il parviendra à reconstruire l'entreprise de bas en haut. « Nous serons vigilants à ce que le salarié ne devienne l'esclave ni du client ni de l'entreprise », rétorque Patrice Pétreau. Socialement, le pari de Michel Bon n'est pas gagné.

Michel Bon
« Le jour où l'État commencera à se soucier des 35 heures pour lui-même, je suis sûr qu'une modération salariale sera possible »

Crédit agricole, Carrefour, ANPE : ces différentes expériences ont aidé Michel Bon à s'atteler à la mutation de France Télécom. En quatre ans, cet énarque, diplômé de l'Essec et de la Stanford Business School, s'est imposé dans la chasse gardée des X-Télécoms. Catholique pratiquant et libéral, il aime aller au-devant de ses troupes. Comme à Rennes, où des syndicalistes l'ont couvert de farine. Si cet homme courtois de 56 ans a fait de France Télécom un champion de la création de valeur, il lui reste à réussir sa transformation managériale.

Comment expliquez-vous que France Télécom fasse figure de lanterne rouge du dialogue social ?

Dans toute entreprise qui évolue fort vite, il y a des tensions. Je l'ai éprouvé dans d'autres organisations, comme à l'ANPE. Cela veut-il dire que le climat social n'est pas bon ? Non. C'est simplement la reconnaissance que, quand ça bouge fort et vite, cela trouble les situations existantes et génère des tensions. Si nous étions la lanterne rouge que vous dites, cela se verrait par le nombre de jours de grève. Or il n'y en a jamais eu aussi peu en 1998 que depuis 1990, date de la création de l'entreprise. Mais, pour moi, la question est davantage celle du rythme du changement : fait-on évoluer les mentalités des salariés, de l'encadrement et des syndicats au rythme où l'entreprise bouge et au rythme nécessaire ?

Le statut de fonctionnaire n'est-il pas incompatible avec les réformes que vous voulez engager ?

Si je le pensais, je rendrais mon tablier, puisqu'il y a 90 % de fonctionnaires à la maison mère de France Télécom. Nous devons accommoder un statut construit pour des personnes hors du jeu du marché à une entreprise en concurrence totale. Exemple : les cadres de France Télécom sont rémunérés indépendamment des règles de la fonction publique depuis janvier 1998. L'évolution de leur salaire est, comme dans une entreprise privée, entièrement fixée selon le jugement que la hiérarchie porte sur leur action. Autre exemple : le déploiement. Dans la fonction publique, vous faites avec vos effectifs. Si vous les gardez là où ils sont avec les métiers qu'ils ont, vous n'avez pas beaucoup de capacité à faire évoluer votre organisation. À France Télécom, nous nous sommes lancés dans un vaste programme de déploiement interne en expliquant aux salariés : « Soit vous êtes prioritairement intéressés par l'endroit où vous travaillez et il faudra peut-être que vous changiez de métier. Soit vous êtes prioritairement intéressés par votre métier et vous aurez peut-être à accepter la mobilité géographique. » Je souhaitais réaliser 15 000 redéploiements en deux ans, soit 10 % des effectifs. Au bout d'un an, nous étions déjà à 12 000, puis à 22 000 au bout de deux ans, et aujourd'hui nous avons dépassé les 35 000. Croyez-moi, cela n'est pas possible sans un énorme chemin dans la tête des salariés. Parce que, dans la fonction publique, il n'y a de mobilité que selon la volonté des agents. L'idée d'avoir à changer de métier parce que votre entreprise vous le demande est totalement nouvelle.

Quels sont les principaux freins au changement ?

Notre pyramide des âges n'est pas favorable. Énormément de salariés se situent dans la tranche 40-55 ans. Ce n'est pas l'âge le plus facile pour s'adapter à un nouveau monde. Ajoutez à cela que nombre de nos salariés sont entrés à France Télécom au terme d'un concours et avec l'idée de mener la vie d'un fonctionnaire. Autre frein : le système fonction publique n'a pas été fondamentalement bâti pour récompenser l'initiative individuelle, différencier les rémunérations en fonction des contributions, etc. En outre, le fait d'être un monopole et dans le giron de l'État a établi un dialogue social centralisé au sommet, si bien que nous avons à travailler pour favoriser le dialogue social à la base. J'essaie de décentraliser au maximum, parce que c'est ainsi qu'on voit la réalité des problèmes sociaux.

Pour quelles raisons voulez-vous créer un comité de groupe ?

À France Télécom, il n'y a pas de comité d'entreprise mais des instances semblables à celles de la fonction publique. Il n'existe pas d'endroit pour aborder la stratégie de l'entreprise avec les syndicats. D'où l'idée de ce comité de groupe. Si c'est un lieu où l'on discute stratégie, je le présiderai personnellement.

Pourquoi la négociation sur les 35 heures est-elle dans l'impasse ?

Je m'évertue à expliquer la singularité de la maison mère de France Télécom. Nous ne sommes pas du tout dans une posture de principe négative à l'égard des 35 heures. Je crois qu'il peut y avoir un jeu gagnant-gagnant dans l'évolution des horaires. Dans certaines filiales, nous avons conclu des accords. Nous pratiquons aussi partiellement la réduction du temps de travail au sein de la maison mère. Quand j'ai voulu ouvrir nos agences aux clients le samedi ou tard le soir, nous avons signé un accord avec quatre syndicats sur six. Ceux qui doivent travailler le samedi travaillent en contrepartie moins longtemps : c'est typiquement l'esprit des 35 heures. Le problème est que les 35 heures ne s'appliquent pas dans la fonction publique, où les rémunérations continuent à évoluer comme si de rien n'était. Appliquer les 35 heures aux fonctionnaires de France Télécom, c'est faire les 35 heures payées 39, ce qui n'est ni l'esprit ni la lettre de la loi. C'est l'absence de possibilité de modération salariale, composante de tous les accords 35 heures, qui rend la négociation difficile.

Pourquoi refuser toute création d'emploi liée aux 35 heures alors que le bénéfice de France Télécom atteint 15 milliards de francs ?

Nous avons sans doute commis quelques erreurs dans la présentation des choses. Puisqu'on ne pouvait rien faire sur la rémunération principale, nous avons mis sur la table tous les leviers sur lesquels il était possible d'agir. Résultat : nous avons affolé tout le monde. En vérité, les agents de France Télécom étaient convaincus que les 35 heures allaient s'appliquer automatiquement. La négociation a tourné court, mais je ne désespère pas qu'on la reprenne. Le jour où l'État commencera à se soucier des 35 heures pour lui-même, je suis sûr qu'une modération salariale sera possible. Et le problème sera réglé. L'emploi est un autre sujet. Le secteur des télécoms est soumis à un double choc. Le premier est l'arrivée de la concurrence, ce qui signifie que France Télécom perd des parts de marché par rapport à une situation de monopole. Dans une telle situation, l'embauche est rarement dynamique. Deuxièmement, c'est un secteur dans lequel des évolutions technologiques très puissantes font qu'il faut beaucoup moins de monde pour effectuer certaines tâches. Cela justifie que les opérateurs historiques soient en train de baisser leurs effectifs à des rythmes annuels de 3 à 6 % et plus. À France Télécom, nous avons fait le pari de baisser nos effectifs de 2 à 3 % par an. Bien sûr, avec des fonctionnaires, il y a un côté figure imposée. Mais je crois aussi que le devoir d'un patron – je ne suis peut-être pas passé à l'ANPE par hasard – est de préserver autant qu'il le peut l'emploi dans l'entreprise. Et n'oublions pas également que France Télécom est l'une des entreprises qui recrutent le plus de jeunes en France (depuis 1996, 14 500 recrutements, dont 85 % ont moins de 30 ans) et qu'elle accueille en permanence 3 000 jeunes en contrat par alternance.

Un tel pari n'est-il pas risqué ?

Bien sûr ! Le confort du chef d'entreprise est de faire 10 000 licenciements et d'embaucher les 30 00 compétences dont il a besoin. Vu de l'entreprise, c'est normalement gagnant, puisque le coût social est pris en charge par la collectivité. Mais je pense que ce n'est pas collectivement gagnant, et c'est une attitude à court terme et de facilité. Si on arrive à transformer les compétences des salariés en place, on dispose de personnes qui connaissent déjà l'entreprise, qui y sont attachées et qui lui sont reconnaissantes de l'évolution qu'elle leur a permis de réaliser. Alors, nous nous sommes dit : « Nous allons faire croître les volumes aussi vite et fortement que possible pour supporter nos pertes de parts de marché. Par ailleurs, la démographie va faire baisser les effectifs et, un jour, ces deux courbes se croiseront sans qu'on ait eu à accomplir des choses socialement difficiles. » En revanche, quand on vient me dire qu'avec les 35 heures il est nécessaire d'accroître les charges salariales, je réponds qu'il faut faire attention. Nous sommes déjà dans un pari assez délicat et unique en Europe. Alors on me rétorque : « Voyez La Poste, voyez EDF… » Oui, mais où sont leurs ruptures technologiques ? Où sont leurs pertes de parts de marché ?

La plupart de vos cadres sont issus de la fonction publique. Vont-ils se transformer en managers sous la pression du client et de la concurrence ?

Oui, je le crois, et il me semble que cela se voit déjà beaucoup ! Mais il s'agit d'un changement de culture qui demande du temps, a fortiori pour la hiérarchie plus ancienne, élevée dans le moule de l'administration. Un moule où le rôle de la hiérarchie de terrain n'est pas de concevoir, mais de veiller à la bonne application des instructions élaborées en haut. L'outil principal de ce changement de culture, c'est la décentralisation. Prenez l'exemple des directeurs régionaux. Leur rôle consistait à être les garants du bon fonctionnement de France Télécom sur leur territoire. On a totalement changé leur mission en créant des business units par clientèle ou par métier un cran en dessous d'eux. Et les directeurs régionaux sont devenus, pour l'essentiel, les coachs de ces patrons d'unité.

Propos recueillis par Christophe Boulay et Jacques Trentesaux

Auteur

  • Jacques Trentesaux