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Vie des entreprises

Giraud, un routier plus sympa que Dentressangle

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.09.1999 | Valérie Devillechabrolle

Après le dernier conflit des routiers, les deux transporteurs privés ont remis leur politique sociale à niveau : hausse des minima et réduction des horaires. Mais tous les conducteurs ne s'y retrouvent pas… Pour les amadouer, Giraud mise sur la concertation avec les syndicats, à l'inverse de son concurrent, Dentressangle.

Dans la jungle du transport routier, Dentressangle et Giraud sont roue dans la roue. Les deux groupes, qui se disputent les premières places du transport privé français avec, respectivement, 4,2 et 3,7 milliards de francs de chiffre d'affaires en 1998, ont chacun une origine familiale. Arrivé en 1978 aux commandes de la petite entreprise régionale de ses parents, spécialisée dans le transport de fruits de la vallée du Rhône, Norbert Dentressangle l'a propulsée sur la scène internationale. Michel Giraud a fait de même, depuis 1974, avec l'affaire créée avant la Seconde Guerre mondiale par son grand-père pour transporter du vin en citerne. Aujourd'hui, les deux transporteurs possèdent plus de 3 000 véhicules chacun, emploient environ 4 000 chauffeurs, et leur croissance, interne ou externe, est loin d'être terminée. Giraud, installé sur les bords de Seine, à Vitry, a embauché 400 conducteurs en 1998, tandis que Dentressangle, toujours basé à Saint-Vallier, dans la Drôme, face à des plaines d'arbres fruitiers, a créé 524 emplois l'année dernière.

Mais Michel Giraud, patron plutôt discret, et Norbert Dentressangle, self-made man qui a introduit son entreprise en Bourse en 1994, ont un autre point commun : dans un secteur structurellement en surcapacité, où l'on n'hésite pas à faire du dumping social pour conserver des marges décentes, les deux groupes de transport font partie de ceux qui respectent les nouvelles normes. Notamment le fameux « contrat de progrès » négocié par les partenaires sociaux en 1994, après le grand conflit social de 1992. Un véritable big-bang qui a posé le principe de transparence des temps dans les transports. Cela a d'ailleurs obligé Giraud, comme Dentressangle, à décompter – et donc à rémunérer – tous les temps de service autres que ceux de conduite, qui représentent jusqu'à 40 % du temps de travail.

Autre bon point : les deux entreprises jouent le jeu du salaire minimal professionnel garanti, arraché par les syndicats à l'issue du conflit de l'hiver 1997. Amenant Giraud et Dentressangle à augmenter la rémunération de l'heure de travail de près de 20 % en l'espace de deux ans et demi. Si bien que la barre symbolique des 10 000 francs pour deux cents heures, hors primes, sera franchie à l'horizon du 1er juillet 2000. Avis unanime de Patrick Vancrayenest, délégué CFDT de Bariau-Normandie, filiale depuis 1991 du groupe Giraud, et de Pascal Goument, délégué CFDT depuis 1995 chez Norbert Dentressangle : « À quelques exceptions près, Giraud et Dentressangle sont rentrés dans le droit chemin. » Socialement s'entend. À vrai dire, le groupe Dentressangle et son challenger Giraud n'ont pas tellement eu le choix. Mais pas pour les mêmes raisons. « Nous avons subi beaucoup de pressions pour faire avancer le progrès social, tant de la part des syndicats que de la part de l'administration », reconnaît Philippe Limbourg, directeur des ressources humaines de Giraud depuis deux ans. Rien n'est plus facile en effet, selon lui, pour un inspecteur du travail, que de venir vérifier la mise aux normes d'une entreprise de transport ayant pignon sur rue. Chez Dentressangle, si l'on se montre aussi exigeant en matière de transparence et de performance, c'est pour « satisfaire avant tout les actionnaires », explique Hervé Montjotin, DRH du groupe depuis 1994.

Des méthodes industrielles

À commencer par Norbert Dentressangle lui-même, qui détient encore 67 % du capital au terme de l'introduction du titre. Avec, dorénavant, 30 % de son capital ouvert au public, « le groupe ne peut plus se permettre la mauvaise publicité d'un conflit social », estime Pascal Goument. Mais le résultat est que ce mieux-disant social coûte cher aux deux groupes. « Nous avons perdu sur le plan commercial », reconnaît Philippe Limbourg. « On n'a pas pu répercuter ce surcoût vers nos clients », renchérit Hervé Montjotin. Pour reconquérir le terrain perdu, les deux groupes se sont donc engagés dans une course effrénée aux gains de productivité. Avec, grosso modo, une refonte comparable de leurs organisations en bout de course, même si toutes les entités, filiales ou agences (il y en a cinquante-cinq chez Giraud, 157 chez Dentressangle), sont encore loin d'avoir achevé leur mutation. Les nouvelles organisations du travail adoptées par les deux groupes représentent un sacré chamboulement des habitudes. S'inspirant des méthodes en vigueur dans l'industrie, elles reposent sur une dissociation entre le temps d'utilisation des camions et celui des hommes. Pour permettre aux camions de rouler toujours davantage – dans l'absolu, 24 heures sur 24 – tout en maintenant le temps de travail des routiers dans des limites acceptables, les deux entreprises ont en effet développé la conduite en relais, le travail posté ou en équipe, voire la division des tâches.

Le groupe drômois a pris une longueur d'avance sur le travail en relais grâce à son expérience du trafic transmanche, Norbert Dentressangle ayant eu l'idée de créer une société à Londres pour éviter à ses camions de rentrer à vide. Pour effectuer un transport de « marchandises conditionnées » du Havre à Almeria, en Andalousie, un deuxième chauffeur, basé à Tours, prend dorénavant la relève du premier à Châtellerault tandis qu'un troisième, basé à Biarritz, conduira la remorque à bon port. Autre exemple : pour supprimer les temps d'attente des routiers sur longue distance, d'autres conducteurs sont désormais affectés au chargement et au déchargement des remorques des premiers. Conséquence : « La proportion des temps de conduite dans le temps de travail atteint désormais 72 % en moyenne, et même 90 % pour les conducteurs en relais, contre 60 % auparavant », se félicite David Walkowiak, chef de l'agence Dentressangle de Saint-Vallier. De la même façon, chez Giraud, Thierry Weber a, entre autres, recruté deux mécaniciens le week-end pour éviter à tous les chauffeurs de perdre du temps le vendredi soir à faire le plein, à entretenir et à nettoyer les camions. Autant de méthodes qui paient : chez Bariau (groupe Giraud), le chiffre d'affaires journalier moyen d'un camion a augmenté de 17 % en deux ans !

Mais cette vaste réorganisation ne fait pas l'unanimité. « Un peu plus de la moitié des conducteurs sont aujourd'hui convaincus, mais il y a des poches de résistance, en particulier dans les petites structures », estime Joël Peignier, délégué FO et secrétaire du comité de groupe de Giraud. Car cette dissociation rationnelle des conducteurs et des camions constitue un véritable crève-cœur pour les chauffeurs, habitués à considérer « leur » camion comme une seconde maison. Et même comme le symbole de leur réussite sociale : jusqu'à présent, la tradition voulait que les camions neufs soient en priorité réservés aux plus expérimentés. A contrario, aujourd'hui, l'utilisation intensive des véhicules rend le renouvellement intégral du parc obligatoire tous les deux ans chez Giraud comme chez Dentressangle.

De la même façon, cette dissociation des temps suppose une énorme adaptation des cadres opérationnels : « Là où ils se contentaient de dire aux chauffeurs : “Roule ma poule et tais-toi !”, ils sont désormais obligés de gérer un potentiel d'heures en fonction des perspectives de flux », résume Thierry Weber. Plus question, en effet, d'envoyer au débotté à Berlin un conducteur ayant déjà cent quatre-vingt-quinze heures à son actif ! Et encore moins de le laisser dans son camion, à 1 000 kilomètres de chez lui. Quant au caractère aléatoire des flux, encore mis en avant par bon nombre d'exploitants pour freiner la réforme ? C'est un faux argument, rétorquent les deux DRH. « En réalité, le transport des marchandises n'est pas plus aléatoire que la construction automobile », souligne Philippe Limbourg. « Sous réserve d'atteindre une taille critique suffisante, 80 % des flux sont prévisibles », renchérit Hervé Montjotin.

Au repos après 210 heures par mois

Point positif, cette dissociation a conduit les deux entreprises à embaucher. Sur ce chapitre, Giraud affiche le meilleur ratio : « Là où il nous fallait, dans l'organisation traditionnelle, un ratio homme/camion autour de 1,10 pour gérer l'aléa congé et maladie, explique Philippe Limbourg, ces nouvelles organisations nous ont conduits à augmenter ce ratio jusqu'à 1,25, voire 1,30. C'est considérable. » Chez Bariau, où ce ratio s'élève désormais à 1,50, Patrick Vancrayenest se frotte les mains : « On a dû embaucher une soixantaine de conducteurs, sans compter les mécaniciens supplémentaires et les administratifs pour décompter les heures en temps réel. Si bien qu'avec ses 250 salariés Bariau a été projeté au 75e rang des créateurs d'emplois à l'échelon national en 1997 ! »

Parallèlement, cette nouvelle organisation du travail a permis de réduire sensiblement le temps de travail des routiers : de quelque 240/250 à environ 200/210 heures par mois. Moyennant une anticipation et un suivi de plus en plus fins des heures effectuées. « Jusqu'en 1997, raconte Philippe Limbourg, nous attendions parfois un mois et demi l'analyse des disques. Aujourd'hui, nous les récupérons en temps réel, en lien avec le système informatique embarqué dans le camion. » Surtout, à partir de 1997, le DRH a développé de nouveaux outils informatiques d'anticipation des horaires : « J'ai commencé par bricoler un système tout simple sur un tableur Excel. En dix-huit mois, nous en sommes déjà à la troisième génération. » Chez Dentressangle aussi, la réduction des temps a entraîné de lourds investissements informatiques : environ 40 millions de francs pour renouveler entièrement le parc.

Le résultat de cette anticipation ? Dès qu'ils atteignent deux cent dix heures de travail, les chauffeurs sont mis au repos. « Au début, certains le prenaient pour un outrage, voire pour une mise à pied », se souvient Patrick Vancrayenest. Les plus jeunes, en revanche, apprécient : « Cela nous a donné une meilleure qualité de vie », assure par exemple Pascal Goument. Il n'en reste pas moins que, pour Hervé Montjotin, « cette réforme va à l'encontre du désir profond » d'un certain nombre de routiers. Car, de l'avis des deux directions, tout a été fait pour que cette réduction compense en réalité les hausses salariales conventionnelles. Conséquence : « Alors que les chauffeurs de ces grands groupes étaient plutôt en avance sur leurs collègues d'autres entreprises, ils se retrouvent aujourd'hui aux minima conventionnels », constate Joël Peignier, délégué FO. Une pilule d'autant plus amère à avaler que l'obsolescence de la grille des classifications et la transparence des temps n'offrent, de leur côté, aucune autre marge de manœuvre salariale.

L'immense majorité était déjà au sommet de la grille lorsque les primes ont disparu et que les frais de déplacement se sont mis à fondre comme neige au soleil. « À 42 francs l'heure maximum, où est la reconnaissance d'un conducteur avec vingt ans d'expérience ? » s'insurge André Ambrosino, un ancien salarié du groupe Giraud à Vitrolles licencié en 1995 après avoir fomenté une grève contre le contrat de progrès. Quant aux patrons d'agence, ils sont tout aussi embarrassés : « Ils ne savent plus comment récompenser la qualité des meilleurs », reconnaît Hervé Montjotin.

Pour sortir de cette impasse salariale, Dentressangle a développé d'autres outils de management. En particulier l'intéressement à la performance. Le groupe a déjà conclu vingt-sept accords locaux, fondés sur une rétribution à la fois collective et individuelle. « En 1998, confirme David Walkowiak, l'intéressement nous a permis d'accorder 4 900 francs brut en moyenne à chaque salarié de l'agence, soit au total plus de 820 000 francs distribués. » Parallèlement, le groupe a ouvert déjà à deux reprises son capital aux salariés : 30 % d'entre eux ont ainsi acquis des actions à un tarif préférentiel. Chez Giraud, ces outils financiers n'ont pas cours. Car, pour Philippe Limbourg, « le vrai moteur du changement réside plutôt dans l'amélioration de la qualité de vie ». C'est la raison pour laquelle le DRH consacre beaucoup de temps à développer, à l'échelon local, la concertation autour de l'organisation du temps libéré : « Ce terrain de discussion concret, aux frontières de la vie privée et de la vie professionnelle, ouvre une zone de négociation intéressante. »

Des syndicats intégrés chez Giraud, tolérés chez Dentressangle

De fait, la diversité des accords locaux signés dans les différentes filiales en témoigne : les uns se sont mis d'accord sur un planning rigide quand d'autres explorent la voie d'un compte épargne temps individualisé. Responsable d'exploitation à l'agence Tourville-la-Rivière de Bariau, chargée du planning des chauffeurs, Nathalie Dafniet confirme : « Beaucoup de conducteurs viennent aujourd'hui me voir pour organiser de gré à gré leurs récupérations de la même manière que des congés. » À elle de se montrer vigilante quant aux plannings. La moindre erreur ne pardonne pas : « Si, au bout du compte, ils font plus d'heures que prévu, on les rémunère sous forme d'heures supplémentaires. Mais, quand ils n'en font pas assez, on leur paie quand même les heures manquantes. » Une rigidité qui relève davantage de l'erreur de jeunesse dans la mesure où Bariau a essuyé les plâtres en matière d'accord. La conclusion de tels arrangements ne va toutefois pas encore de soi. « Il faut fréquemment attendre que les résultats économiques s'en ressentent pour obtenir un changement de direction locale et une amélioration du climat social », constate Joël Peignier.

Pour vaincre les réticences des salariés, les deux groupes n'utilisent pas les mêmes méthodes. Après un grand conflit en 1996 qui, selon la CFDT, aurait fait perdre à l'entreprise plusieurs dizaines de millions de francs, Michel Giraud a radicalement changé son fusil d'épaule à l'égard des syndicats : il les considère désormais comme des partenaires responsables. Un comité de groupe a donc été institué : « Cela nous permet d'être informés des perspectives économiques du groupe et d'obtenir une expertise des comptes chaque année », se félicite Patrick Vancrayenest. Parallèlement, s'il continue d'être opposé à la constitution d'une unité économique et sociale, perçue comme une « centralisation hâtive des décisions sociales », Philippe Limbourg vient aussi, en mai, de conclure un accord avec l'ensemble des délégués syndicaux représentés, instituant une nouvelle instance de suivi social des réformes. « Cette nouvelle instance devrait nous amener, affirme-t-il, à échanger avec les organisations syndicales, à lever nos doutes ou encore à anticiper l'apparition de conflits locaux. »

A contrario, chez Norbert Dentressangle, les syndicats, qui, tout comme chez Giraud, ont fait irruption à partir de 1995 dans les agences, sont plutôt considérés comme un mal nécessaire. « Les délégués syndicaux n'ont pas d'avis plus autorisé que les autres salariés », souligne Hervé Montjotin. En conséquence, il n'y a aucune instance de dialogue à l'échelon national dans un groupe qui assume la place limitée qu'ils accordent aux organisations syndicales.

Revers de la médaille : le groupe de Saint-Vallier a été attaqué en justice (et condamné par le tribunal correctionnel de Grenoble) pour entrave syndicale. « Au moins jusqu'en 1996, les chefs d'agence avaient des instructions pour casser les délégués syndicaux », témoigne la CFDT, tandis que Force ouvrière dénonce une « volonté délibérée de la direction de se débarrasser des chauffeurs syndiqués FO ». Chez Giraud, ce même syndicat souligne que « le dialogue s'améliore », mais que « la chasse aux sorcières syndicales continue, en sous-main et dans certains endroits, à travers des brimades et des changements brutaux d'affectation ». Néanmoins, le délégué CFDT, dont le syndicat est devenu la première organisation lors des dernières élections, reconnaît que le DRH n'hésite pas à faire pression sur les responsables locaux lorsque les syndicats lui signalent une anomalie.

Ce n'est pas seulement sur la qualité du climat et du dialogue social que les entreprises de transport peuvent attirer et retenir les jeunes dont elles ont besoin dans le cadre de leur développement. Le DRH de Dentressangle a parié sur un centre de formation initiale dont il espère faire une sorte d'« école IBM de la route » et sur la création de nouvelles passerelles vers les métiers de l'encadrement. Mais sans trop se faire d'illusions. Car le centre de gravité du groupe est, parallèlement, en train de se déplacer du transport vers la logistique, et le conducteur ne devient plus qu'un maillon de la chaîne…

Pas d'harmonisation européenne

Petit à petit, une norme sociale est en train de voir le jour dans le transport routier de marchandises. Seul problème, souligne Hervé Montjotin, DRH de Norbert Dentressangle, « cette norme est encore franco-française et l'on a beaucoup de mal à avancer en matière d'harmonisation sociale européenne ». Alors que le transport est entièrement libéralisé en Europe depuis l'an passé, la seule règle du jeu en vigueur est une règle adoptée en 1986 au nom de la sécurité routière, qui limite le temps de conduite des chauffeurs à quatre-vingt-dix heures sur deux semaines. Si patronat et syndicats s'accordent, au niveau européen, à reconnaître que l'harmonisation des conditions sociales est devenue « une priorité », les négociations engagées en ce sens ont échoué à l'automne. Les dérogations nationales exigées par le patronat, tant sur la durée du travail que sur la définition même de ces temps, ont en effet été jugées inacceptables par les syndicats. Moins de deux mois après cet échec, la Commission européenne a repris l'initiative en soumettant directive qui prévoit de limiter le temps de travail des routiers à quarante-huit heures par semaine. Mais, comme le reconnaissait Padrayg Flynn, l'ex-commissaire chargé des Affaires sociales, l'adoption de cette proposition qui doit encore être ratifiée par les ministres et le Parlement européen « risque de prendre plusieurs années ». En attendant, les entreprises peu scrupuleuses qui inondent le marché européen de camions flambant neufs, conduits par des chauffeurs roumains, bulgares ou polonais, rémunérés au tarif local, ont encore de beaux jours devant elles…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle