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Repères

Le cheval de Troie de la flexibilité

Repères | publié le : 01.09.1999 | Denis Boissard

Mesure phare de la législature, les 35 heures devaient créer des emplois à la pelle. Près de quinze mois après l'entrée en vigueur de la loi Aubry I, et si l'on exclut l'effet d'aubaine des embauches générées par la croissance, ainsi que les recrutements sur commande des entreprises publiques, les résultats ne sont guère mirobolants. Et, à l'usage, le doute s'installe. D'autant que, pour compenser l'alourdissement de leurs coûts horaires de travail, les entreprises déploient des trésors d'imagination afin de ratisser les temps morts, d'intensifier le travail effectif et de gagner en productivité. En réalité, c'est moins sur le terrain de l'emploi que dans le domaine de l'organisation du travail que la réduction du temps de travail à la sauce Aubry apporte un vrai bouleversement.

Comme la presse économique anglo-saxonne le fait justement remarquer, les 35 heures se révèlent un formidable cheval de Troie pour inoculer le virus de la flexibilité du temps de travail dans les citadelles du Code du travail et des accords collectifs, de branche et d'entreprise. Des places fortes jusqu'alors jalousement préservées par les syndicats de toute immixtion trop ouvertement dérégulatrice, et donc considérées comme quasi inexpugnables par les responsables patronaux. L'infiltration est aujourd'hui manifeste : la majorité des accords estampillés Aubry comporte un mécanisme de modulation permettant à l'entreprise d'ajuster les horaires des salariés au gré des fluctuations conjoncturelles ou saisonnières de son activité. Avant 1995, moins de 6 % seulement des entreprises recouraient à cette forme de souplesse.

Le projet de loi Aubry II n'est pas en reste. Soucieux de convaincre les entreprises de s'engager sur le chemin escarpé des 35 heures, le texte adopté fin juillet fait sauter un certain nombre de verrous. Il donne tout d'abord un joli coup de canif au sacro-saint décompte horaire de la durée du travail : celle de la majorité des cadres et des salariés « itinérants » pourra à l'avenir être calculée en jours, ce qui exclura de facto un contrôle de leurs horaires par l'Inspection du travail. Jusqu'alors collective, l'annualisation du temps de travail pourra ensuite être individualisée, le projet Aubry autorisant la mise en place d'un calendrier spécifique à chaque salarié. Autre assouplissement : la réduction du temps de travail pourra être mise en œuvre sous forme de jours ou de demi-journées de repos, permettant à l'entreprise de continuer à travailler 39 heures pendant les semaines de forte activité sans majoration pour heures supplémentaires. Mieux, lorsque cette répartition s'effectuera dans un cadre mensuel (et non annuel), aucun accord d'entreprise ne sera requis. La mise en place d'un cycle de plusieurs semaines de travail, à l'intérieur duquel la durée du travail peut varier, pourra résulter d'un simple accord d'entreprise, alors qu'elle est aujourd'hui subordonnée à un fonctionnement de l'entreprise en continu, à un décret ou à un accord de branche. Enfin, si le projet de loi prévoit un délai de prévenance en cas de modification du programme de modulation, ce délai sera limité à sept jours et pourra même être réduit par accord collectif.

En France, la mauvaise flexibilité a longtemps chassé la bonne. Autrement dit, faute de pouvoir (ou de vouloir) assouplir l'organisation des horaires de travail de leur personnel en place pour l'ajuster au plus près des besoins de leur activité, les entreprises ont le plus souvent choisi d'externaliser la flexibilité et ses contraintes vers l'emploi précaire, l'intérim ou les CDD, ou vers la sous-traitance. Le mérite des 35 heures est sans doute de permettre (ou de contraindre) aux entreprises hexagonales de réintégrer en leur sein la souplesse… avec ses servitudes. En contrepartie d'un peu plus de temps libre certaines semaines, les salariés en place vont devoir se résoudre à des journées plus longues à d'autres moments, à sacrifier quelques samedis dans l'année, voire à bouleverser leurs projets familiaux si les nécessités de la production conduisent à modifier la programmation des heures de travail. Avec la modulation de leurs horaires, ouvriers et employés devront aussi faire une croix sur tout ou partie des heures supplémentaires qu'ils effectuaient précédemment, c'est-à-dire sur une part non négligeable de leurs revenus pour certains d'entre eux.

Autant de sacrifices parfaitement acceptables si les 35 heures se traduisent par une manne d'emplois supplémentaires. La pilule sera plus dure à avaler si tel n'est pas le cas. Or si la bonne flexibilité chasse à l'avenir la mauvaise, la réduction du temps de travail pourrait se traduire par un moindre recours des entreprises aux CDD et au travail temporaire (à tel point que certaines grosses sociétés d'intérim s'attendent à une baisse de leur chiffre d'affaires), sans que cette décrue soit intégralement compensée par des embauches sous contrat à durée indéterminée. Joli paradoxe.

Auteur

  • Denis Boissard