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Politique sociale

Les recettes du laboratoire hollandais

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.09.1999 | Sabine Syfuss-Arnaud

Avec 3 % de chômeurs, les Néerlandais font des envieux dans les grands pays industrialisés. Il est vrai que ce petit pays, où la semaine de 36 heures est déjà une réalité, fourmille d'idées pour booster l'emploi, mais aussi – et c'est moins connu – pour réguler la protection sociale. Check-up du fameux « modèle polder ».

Affiches 4 m x 3 m dans les rues, spots radio : les grandes entreprises néerlandaises recrutent et le font savoir. Dans les tramways, une chaîne de vêtements annonce sur affichette : Staff wanted (« personnel recherché »). Devant une agence d'intérim de La Haye, un grand panneau racole le passant : We need you (« nous avons besoin de vous »). Dans tout le pays, des séminaires apprennent aux employeurs à fidéliser les salariés. Les Pays-Bas, petit royaume de 15,5 millions d'habitants, recherchent désespérément de la main-d'œuvre. Avec les États-Unis, c'est le pays industrialisé dont le taux de chômage a le plus baissé récemment : 8,7 % en 1994, 3 % à la mi-1999.

Fiers de cette performance, les Néerlandais affichent une autosatisfaction indéfectible pour leur « modèle polder ». Un modèle qui fait des envieux, de Lionel Jospin à Gerhard Schröder, le chancelier allemand. Même Bill Clinton parle de success story. Car les Pays-Bas reviennent de loin. Il y a vingt ans, ils étaient malades : dérapage des dépenses publiques, forte croissance des coûts salariaux, explosion du chômage. Jusqu'à ce que les partenaires sociaux s'assoient autour d'une table. À Wassenaar, banlieue chic de La Haye où se sont déroulées les discussions, patrons et syndicats ont conclu un pacte. Échangeant modération salariale contre embauches, et flexibilité contre réduction du temps de travail. De son côté, l'État s'est engagé à alléger les charges sociales, à chasser le gaspillage de l'argent public, mais aussi à veiller sur les intérêts des salariés. Les bases du modèle néerlandais étaient jetées. Résultat, plus de 100 000 emplois créés chaque année au cours de la dernière décennie, presque 200 000 pour la seule année 1998. Mais les Pays-Bas ne sont pas seulement exemplaires sur l'emploi, ils le sont aussi – c'est moins connu – sur la protection sociale. En cinq points : quelques ingrédients du « miracle » néerlandais.

LES 36 HEURES FLEXIBLES

Si, entre 1984 et 1998, les entreprises ont créé près d'un million d'emplois, c'est d'abord grâce à un cocktail entre flexibilité et réduction du temps de travail, la durée moyenne tournant autour de 36 heures par semaine. Fonction publique, confection, métallurgie, industrie graphique, de nombreuses branches ont signé des accords, prévoyant qui la semaine de quatre jours, qui l'annualisation de la durée du travail, qui l'ouverture d'un compte épargne temps… Jan Peter Lapohr, 34 ans, grand reporter à la deuxième chaîne de télévision, bénéficie ainsi de deux jours de récupération par mois qui, cumulés avec ses vacances, portent ses congés à dix semaines par an. Les 100 000 employés des banques néerlandaises sont passés aux 36 heures en 1995. « La principale originalité est l'extrême variété des solutions mises en œuvre dans les entreprises en fonction des situations particulières », observe le poste d'expansion économique de l'ambassade de France, à La Haye, qui note que le secteur bancaire a bénéficié tout à la fois d'une extension des heures normales de travail de 7 heures à 21 heures en semaine et de 8 heures à 17 heures le samedi, d'une amélioration de l'organisation du travail et de la productivité, ainsi que d'une augmentation de 3 % des effectifs.

Guy Sancerre, ex-directeur général de la BNP aux Pays-Bas, deuxième plus grosse banque étrangère du pays, raconte : « J'étais très sceptique au départ. Finalement, il n'y a eu aucun problème. Ça a très bien marché. Nous en avons profité pour rationaliser le travail. » Dans la nouvelle organisation, la secrétaire du directeur travaille quatre jours par semaine. « Pour le cinquième, j'ai appris à me débrouiller, à envoyer mes fax moi-même… »

LE TEMPS PARTIEL CHOISI

Champions de la croissance, les Pays-Bas ont fait pratiquement deux fois mieux que la France entre 1990 et 1997, avec 2,4 % par an, contre 1,3 % pour la France. « Pendant cette période, ils ont connu davantage de croissance, mais n'ont pas gagné en productivité », analyse Michel Husson, chercheur à l'Ires. La raison ? De nombreux emplois ont été créés dans les services, secteur peu productif, et, parmi eux, beaucoup à temps partiel. Car la décennie 90 est celle de l'explosion du temps partiel aux Pays-Bas. Avec presque un salarié concerné sur trois, le pays bat tous les records en la matière. Le gros des troupes sont les femmes : 60 % d'entre elles travaillent entre douze et trente-cinq heures par semaine. « Ce que les étrangers semblent oublier, c'est que les Néerlandaises sont sur le marché du travail depuis peu. Travailler, pour nous, c'est une liberté nouvelle. On y vient doucement », explique Petra, 40 ans, mère de famille et serveuse trois jours par semaine dans un coffee-shop d'Utrecht.

En 1970, les femmes représentaient un quart de la population active, en 1988 un tiers, aujourd'hui 40 %. Mais le temps partiel est choisi par la majorité d'entre elles. Selon Eurostat, il n'est subi que dans 5,5 % des cas, contre 30 % en France. Mieux : le travail à temps partiel a acquis un vrai statut, et « 64 % des accords de branche le prévoient », assure Jona Maitland, 49 ans, coordinatrice du dossier temps partiel au ministère des Affaires sociales. Elle-même ne va au bureau que quatre jours par semaine. Depuis 1993, une loi interdit toute discrimination à l'égard du travailleur à temps partiel. Celui-ci dispose de la même protection sociale (maladie, retraite, congés payés), et sa rémunération est exactement proportionnelle à celle qu'il aurait s'il travaillait à plein temps. Un projet de loi en discussion au Parlement veut aller plus loin et faire du temps partiel un droit qu'un employeur ne pourrait refuser, sauf « intérêt capital de l'entreprise ». C'est dire si les débats parlementaires sont animés entre les partisans du gouvernement et ceux qui jugent le texte suicidaire pour les entreprises.

« Ce que nous voulons, c'est encourager le temps partiel choisi à deux dans le couple », ajoute Jona Maitland. Une étude récente du ministère montre que 35 % des hommes souhaiteraient travailler moins et 26 % des femmes davantage si le temps de travail était réparti en fonction des envies et des besoins du ménage. Installés à Amsterdam, les Lindelauff incarnent cette nouvelle famille néerlandaise. Parents de Fien et de Steven, des jumeaux de 3 ans et demi, Harrie, 44 ans, et José, 34 ans, travaillent tous les deux quatre jours par semaine, soit trente-deux heures chacun. Lui s'occupe de la communication du syndicat FNV, principal syndicat salarié des Pays-Bas, qui emploie 800 personnes. Elle, est journaliste. « Nous avons décidé de faire garder nos enfants trois jours par semaine. Le jeudi, c'est ma femme qui reste avec eux ; le vendredi, c'est à mon tour, détaille Harrie. J'avoue qu'être absent un jour par semaine n'est pas toujours simple. J'ai parfois l'impression de décrocher un peu. Je ressens aussi des tensions latentes avec les gens à plein temps. Mais ces inconvénients sont mineurs par rapport au plaisir de se consacrer aux enfants. »

DES CONTRATS PRÉCAIRES SÉCURISÉS

Autre recette du succès : la population néerlandaise joue de bonne grâce la carte de la flexibilité. Aujourd'hui une moitié seulement des emplois créés sont des contrats à durée indéterminée ; 10 % de la population active a un emploi précaire : contrat à durée déterminée, intérim, contrat à horaires variables ou contrat sur appel. Les évolutions législatives récentes ont favorisé l'émergence de ces formes d'emploi. Par exemple celle qui a étendu les heures d'ouverture des magasins. Dernière en date, la loi entrée en vigueur en janvier 1999, dite « flexicurité », vise à combiner flexibilité pour les employeurs et sécurité pour les salariés. Elle permet notamment d'enchaîner trois CDD sur trois ans. Mais oblige à embaucher à partir du quatrième.

Ces contrats précaires sont souvent devenus le premier pas vers la vie active pour les femmes, les jeunes et les chômeurs. Sven, 31 ans, raconte qu'il a intégré son entreprise par étapes, en deux ans. « J'ai commencé par remplacer une femme en congé maternité. J'ai eu un premier CDD de 32 heures par semaine. Quelques mois plus tard, la jeune femme a repris, en travaillant moins. J'ai d'abord signé un CDD à horaires flexibles, puis un CDD de 28 heures, enfin un CDI pour 28 heures par semaine. Nous occupons le même poste, avec des jours et des horaires décalés. Ma compagne est enceinte. Je veux gagner davantage. On essaie de trouver une solution pour que je fasse quelques heures de plus dans un autre service. »

MÉDECIN RÉFÉRENT ET NUMERUS CLAUSUS

Dans l'organisation des soins aussi les Pays-Bas ont un système bien rodé et accepté par tous. Le médecin de famille en est la clé de voûte, à l'instar de ce médecin référent que la Sécurité sociale tente de mettre en place en France. Fidèles à leur généraliste, les Néerlandais le consultent toujours – sauf urgence – avant d'aller chez un spécialiste ou à l'hôpital. « Chez nous, ça marche très bien, depuis la nuit des temps », commente Piet Van Euwen, huisarts (« médecin de famille »), qui a installé son cabinet au premier étage de sa belle maison à pignons, située dans un des quartiers élégants et verdoyants de La Haye. Ce praticien, aussi spécialisé en pédiatrie, explique : « Le patient est libre de choisir le généraliste qu'il veut. Ensuite, il se tient à son choix. Quand il vient me voir, dans 95 % des cas je peux le soigner moi-même. Si beaucoup de généralistes français refusent le système du médecin référent, c'est qu'il y a trop de concurrence et trop de médecins chez vous », analyse le Dr Van Euwen, qui connaît bien la situation de l'Hexagone.

Il est vrai que la France compte presque six fois plus de médecins que les Pays-Bas pour seulement quatre fois plus d'habitants. Les Néerlandais, eux, ont très tôt imposé un numerus clausus sévère aux étudiants en médecine. Un jeune diplômé ne peut pas poser sa plaque où il veut, contrairement à la France. Il remplacera un médecin parti en retraite.

DES CAISSES MISES EN CONCURRENCE

La santé à la sauce hollandaise a une autre originalité. Le système d'assurance maladie a été en partie ouvert à la concurrence, sujet très polémique en France. Des caisses privées concurrencent la caisse publique sur tous les risques, sauf pour les accidents graves et les opérations lourdes : 65 % des patients sont couverts par le régime public, les 35 % restants, souvent les plus aisés, par le privé. Ces derniers cotisent davantage mais sont mieux remboursés. Initiée à la fin des années 80, cette forme de privatisation de l'assurance maladie n'a pas encore eu un impact significatif sur les dépenses de santé des Pays-Bas (8,7 % du PNB, un peu moins qu'en France). Toutefois, comme le souligne un rapport du Centre de recherche, d'études et de documentation en économie de la santé, « le système néerlandais est un des laboratoires en Europe où la réflexion a été la plus poussée sur les questions […] de la mise en concurrence progressive d'entités qui rendent un service public et qui ont été longtemps financées sans être responsabilisées ».

Depuis le début des années 90, cette réflexion sur la privatisation s'est élargie à l'ensemble de la protection sociale. Le gouvernement de Wim Kok, coalition composée de sociaux-démocrates et de libéraux, réfléchit en ce moment aux moyens de rendre la gestion des organismes de sécurité sociale plus saine et moins lourde. Le Parlement néerlandais se divise sur un projet de loi qui prévoit l'ouverture à la concurrence de la gestion des allocations chômage et invalidité. Le principe est simple : un budget serait alloué à chaque chômeur pour l'aider à retrouver un emploi. Le gestionnaire privé aurait donc intérêt à le replacer le plus vite possible. Une banque, ABN Amro, et un assureur, Aegon, sont déjà sur les rangs. Mais le projet n'est pas encore adopté… « On arrivera à une solution, pronostique un Français expatrié. On l'essaiera. Les Néerlandais sont pragmatiques : si cela ne marche pas, on l'abandonnera, sans états d'âme. » C'est ce qui s'est passé il y a quelques semaines pour la gestion semi-privatisée du reclassement des chômeurs de longue durée.

Début 1999, l'ANPE des Pays-Bas s'était associée en grande pompe avec deux sociétés d'intérim. Les partenaires avaient pour mission de placer 10 000 à 15 000 chômeurs de longue durée par an. L'objectif n'a pas été atteint. La structure a été dissoute au 1er juillet. « Nous nous sommes séparés en très bons termes. Nous travaillerons sûrement de nouveau ensemble, sur ce projet-là ou sur d'autres », commente l'une des ex-directrices du projet. Un parfait exemple du pragmatisme néerlandais !

Les couacs du « modèle polder »

La réussite économique et sociale du modèle néerlandais a ses zones d'ombre.

Si les Pays-Bas n'enregistrent ainsi officiellement que 224 000 chômeurs, ils comptent également 894 000 « invalides ».

Jugés inaptes au travail pour des raisons physiques ou psychologiques, ceux-ci perçoivent 70 % de leur dernier salaire jusqu'à 65 ans. Ce dispositif a contribué à mettre toute une génération en préretraite et à absorber une partie du chômage de longue durée. Et il permet ainsi au gouvernement d'afficher de bonnes performances, de susciter la confiance, et donc davantage de consommation et de croissance.

Autre bémol à ce succès : la société néerlandaise accepte encore mal les femmes actives. Les crèches manquent, l'école se termine en début d'après-midi. Il n'existe ni cantine ni colonies de vacances. Certaines mères finissent par renoncer à travailler. Ou craquent. Parmi les nouveaux « invalides » recensés, beaucoup sont des jeunes femmes peu qualifiées.

Cependant, les Néerlandaises soulignent qu'elles sont fières de leur indépendance toute neuve et qu'elles sont prêtes à accepter des horaires de travail hachés qui feraient bondir une Française. Elles apportent aussi des revenus nouveaux aux ménages, grâce auxquels beaucoup de familles ont pu accéder à la propriété.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud