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Politique sociale

Coup de projecteur sur l'élite des magistrats sociaux

Politique sociale | DECRYPTAGE | publié le : 01.09.1999 | Françoise Champeaux, Sandrine Foulon

La chambre sociale se débarrasse de ses oripeaux. Elle s'ouvre sur l'extérieur, accélère ses procédures. Et surtout élabore une jurisprudence novatrice et… controversée. Parfois au détriment de la collégialité. Mode d'emploi du Quai de l'Horloge.

« Vous trouvez que c'est “vermoulu”, ici ? interroge, amusé, Gérard Gélineau-Larrivet, président de la chambre sociale de la Cour de cassation. C'est pourtant le terme choisi par l'un de vos confrères pour qualifier l'atmosphère “feutrée” de la chambre. » Certes, côté face, la Cour de cassation, qui occupe toute l'aile droite du Palais de justice, sur l'île de la Cité à Paris, a tout du monument historique : une galerie médiévale où trône une statue de Saint Louis, une tour du nom de Bonbec qui, semblable à ses sœurs jumelles de la Conciergerie, regarde couler la Seine, des couloirs interminables tapissés de livres anciens, des salles d'audience où les dorures et les hauteurs de plafond rivalisent dans la démesure… Mais, côté pile, les bureaux aménagés pour les trente-cinq conseillers de la chambre sociale tranchent par leur modestie. Pas d'odeur de vieux parquet, mais plutôt des effluves de peinture neuve. Pas non plus d'incunables sur les étagères, mais des ordinateurs portables.

Depuis plus de dix ans, avec l'arrivée du président Jean-Pierre Cochard, puis celle du doyen Philippe Waquet, les juges du Quai de l'Horloge font bouger cette institution. Dans chacun de ces bureaux exigus, où cohabitent deux magistrats, mûrissent des arrêts qui, régulièrement, défraient la chronique. En 1997, le fameux arrêt Samaritaine a conclu à la nullité du plan social et des licenciements prononcés par l'entreprise. Le grand magasin parisien a été contraint de réintégrer une centaine d'employés licenciés quatre ans auparavant. En 1995, avec quelques coudées d'avance sur le ministère de l'Emploi, la Cour de cassation a défini la notion de temps de travail effectif. Les rédacteurs de la première loi sur les 35 heures n'ont eu qu'à recopier les termes de l'arrêt.

À la pointe du combat social

Qualifiés de « superdéfenseurs des salariés », les conseillers de la chambre sociale ont surtout posé les jalons d'une politique jurisprudentielle. « Nous avons mis de la cohérence là où elle n'existait pas », souligne Jean-Yves Frouin, conseiller référendaire à la chambre. Et le président, Gélineau-Larrivet, de renchérir : « Les justiciables souhaitent des règles claires. Le licenciement économique, le reçu pour solde de tout compte, la transaction, l'obligation de reclassement, la convention de conversion… sont aujourd'hui bien balisés. » « La chambre est à la pointe du combat social », reconnaît le conseiller Bernard Boubli. « Elle doit suivre une certaine ligne, sinon ce serait du coup par coup, avance Philippe Waquet. Dans les affaires de licenciement économique, ses arrêts ont finalement constitué un élément de paix sociale. Les employeurs ont cessé de faire n'importe quoi. » Des arrêts engagés qui font parfois frémir les DRH, même si le doyen de la chambre se défend d'une « chasse aux sorcières contre les employeurs ».

Dans son élan, la chambre sociale de la Cour de cassation, qui vient de fêter ses 60 ans cette année, a enterré tous ses complexes vis-à-vis de sa grande sœur, la prestigieuse première chambre civile, déjà bicentenaire ! « La chambre sociale est de loin celle qui possède le plus de tonus », assène le doyen Waquet, l'œil bleu et le geste vif. Ce dynamisme se paie. Sur les bureaux des conseillers, dans leurs armoires, s'empilent des chemises cartonnées qui renferment autant d'histoires d'entreprises et de salariés dans l'attente d'un jugement. En 1998, la chambre sociale a rendu 6 111 décisions, soit une augmentation de 5,73 % par rapport à 1997. À titre de comparaison, la première chambre civile a rendu 2 033 arrêts. Avec la chambre criminelle, la chambre sociale est de loin la plus engorgée.

« Nous sommes aussi responsables de cette abondance, reconnaît le conseiller Jean Merlin. Surtout du côté des salariés. » La crise, le chômage, mais aussi la confiance nouvelle des citoyens en la justice et leur volonté de voir les affaires se dénouer devant les juges expliquent cette montée en puissance du contentieux. Victime de son succès, la Cour de cassation souffre d'un malentendu encore répandu. « La Cour de cassation n'est pas un troisième degré de juridiction, rappelle le président Gélineau-Larrivet. Elle ne rejuge pas les faits, mais vérifie si la règle de droit a été correctement appliquée aux faits constatés par les juges du fond. » Pourtant, nombre de justiciables présentent encore, devant la Cour suprême, un dossier principalement fondé sur une relecture des faits. L'échec est alors assuré.

Une cellule de tri

Conscients du saut quantitatif qu'ils doivent accomplir, les magistrats de la chambre sociale ont cherché des solutions pour donner un coup d'accélérateur à la justice. Première idée : sélectionner les affaires en fonction de l'importance des problèmes juridiques. Une cellule dite de tri a été mise en place, pilotée par le doyen Waquet. Entouré de trois, voire quatre conseillers référendaires, il répartit les dossiers. Deuxième innovation : la création, en 1991, d'une formation restreinte, en marge des trois formations ordinaires (deux formations prud'homales, une formation pour la Sécurité sociale) et de la formation plénière. Telle affaire irrecevable ou sans aucune difficulté au regard des règles juridiques, comme le licenciement – totalement interdit – d'une salariée enceinte, une transaction signée avant la rupture du contrat inévitablement annulée… tombe immédiatement dans l'escarcelle de la formation restreinte, où siègent cinq magistrats. Avantage de la formule, ce quintet traite plus de quarante affaires en l'espace d'une demi-journée.

Les affaires « classiques », plus compliquées, sont examinées par l'une des trois formations ordinaires qui réunit quinze magistrats. Enfin, les affaires les plus importantes et les plus délicates – comme la possibilité pour des salariés sous contrat emploi solidarité d'accéder à des emplois réservés aux statutaires – ont les honneurs de la formation plénière, qui réunit les plus anciens conseillers, le président, le doyen et les conseillers référendaires.

Résultat, entre le moment où l'affaire est affectée à un magistrat et le prononcé de l'arrêt, il s'écoule en moyenne six mois (quatre mois pour la formation restreinte). Plus rarement, l'urgence est décrétée. L'arrêt est alors rapidement rendu. Le 22 septembre 1998, la cour d'appel de Paris a annulé l'accord EDF-GDF sur les 32 heures pour non-respect du statut. La Cour de cassation n'a mis que dix mois pour rejeter le pourvoi formé par EDF-GDF. Une célérité qui a de quoi faire des envieux.

Pour endiguer le flux des affaires, le président Gélineau-Larrivet plaide également pour une réforme qui rendrait obligatoire la présence, aujourd'hui facultative, d'un avocat devant la chambre sociale. « Dans 45 % des affaires, il n'y a qu'un avocat, et, dans 83 % des cas, c'est celui de l'employeur », déplore le président. La facilité d'accès à la plus haute juridiction n'est donc pas la panacée pour les justiciables désarmés. Mais, toujours selon le président de la chambre sociale, « cette réforme est subordonnée à une refonte de l'aide juridictionnelle ». Sinon, elle n'aurait pas de sens. Car seuls les citoyens les plus fortunés pourraient se pourvoir en cassation.

Du côté des entreprises, on se pose un autre genre de questions sur cette juridiction. Les décisions de la chambre, qui peuvent remettre en cause l'ensemble d'une politique sociale, sont-elles le fait d'une poignée d'hommes ou d'une équipe ? Le président Gélineau-Larrivet se targue d'être à la tête d'un corps de magistrats solidaires, tout en soulignant le paradoxe inhérent à la profession : « Le juge est à la fois individualiste et indépendant, mais attaché à la collégialité. » Cette règle rencontre toutefois ses limites. La première est d'ordre géographique. Beaucoup de magistrats vivent en province et croisent leurs collègues aux audiences une fois tous les quinze jours. « Mais, concède un conseiller, c'est surtout le circuit d'un dossier qui nous isole les uns des autres. »

Des accrocs à la collégialité

Avant d'être définitivement tranchée en audience, une affaire passe par un certain nombre de filtres, mis en place pour gagner en efficacité et en rapidité. En opérant une première sélection, la cellule de tri tient son rôle. Tel conseiller, parce qu'il est spécialisé dans un domaine particulier, sera invariablement désigné par le doyen. Sa connaissance du sujet doit lui permettre de traiter un dossier plus rapidement. Une fois le rapport déposé, se tient la conférence où sont présents le président, le doyen, l'avocat général et le conseiller rapporteur. Le sort de l'affaire y est souvent scellé. Moment parfois redouté. « Il m'arrive d'avoir le sentiment de passer un examen, confie un conseiller. Il faut convaincre de la pertinence de son rapport. Les échanges sont vifs. » L'audience qui suit entérine le plus souvent la position de la conférence. La collégialité devient alors pesante, les magistrats sont réunis lors d'une séance formelle. Les conseillers, c'est-à-dire les magistrats les plus anciens, toisent les conseillers référendaires, en milieu de carrière, qui n'ont le droit de vote que pour les affaires dont ils sont rapporteurs. Un sentiment de frustration et de lassitude est perceptible chez certains qui aimeraient avoir davantage voix au chapitre. En fait, comme l'explique un conseiller, « le fonctionnement de la chambre sociale correspond à celui d'un groupe restreint. Avec des personnalités dominantes et d'autres moins ».

Au-delà de l'exaspération des plus jeunes, il existe une opposition plus fondamentale. Bernard Boubli plaide pour que puisse s'exprimer la minorité : « Comme en Grande-Bretagne, on devrait connaître le nombre de conseillers qui ont voté pour la décision et ceux qui ont voté contre. » D'autres conseillers s'avouent gênés par le caractère rétroactif des revirements de jurisprudence, qui malmènent la sécurité juridique. Pour le professeur Teyssié, aujourd'hui président de l'université de Paris-II-Assas, « les revirements de jurisprudence sont une source considérable d'insécurité juridique, parce qu'ils s'appliquent aux situations en cours. Les acteurs du droit, qui se sont conformés à l'ancienne solution, ne sont pas censés connaître les évolutions de la jurisprudence. Pourquoi ne pas se calquer sur la Cour de justice des Communautés européennes dont la jurisprudence ne vaut que pour l'avenir ». « D'autant que, déplore un conseiller, il arrive que la chambre sociale renie une position prise peu de temps auparavant. » Ainsi, le 9 mars dernier, elle a affirmé qu'une convention collective agréée pouvait instituer des horaires d'équivalence, pour se dédire trois mois plus tard. Mais ces rares contradictions n'ont pas de conséquence notable sur la politique jurisprudentielle poursuivie par la chambre.

Emmenée par le tandem Gélineau-Larrivet-Waquet, la chambre sociale affirme une sacrée personnalité. Et pourtant, sur le papier, l'arrivée en 1995 d'un nouveau président sur les terres d'un doyen qui briguait le poste aurait pu faire des étincelles. La traditionnelle réserve du magistrat contre la verve de l'avocat : les styles sont nécessairement opposés. Dans les faits, cette confrontation se révèle plutôt efficace. Courtois, raffiné, adepte de l'humour anglais, Gérard Gélineau-Larrivet (voir portrait), qui a quitté la première chambre civile de la Cour de cassation, où il a été conseiller pendant cinq ans, s'est rapidement plongé dans le social. Extraverti, brillant, médiatique, Philippe Waquet, spécialiste des libertés publiques, avocat de Daniel Cohn-Bendit et de François Maspero, s'est montré beau joueur. Mais, derrière des itinéraires totalement différents, se cachent en réalité un bon nombre de points communs.

Capable de rédiger un arrêt sur un coin de table

Conseillers et avocats reconnaissent à ces deux bourreaux de travail une technicité, un esprit de synthèse et une rapidité d'action hors du commun. À tel point que certains commencent déjà à s'inquiéter de l'après-Gélineau-Larrivet, et surtout du vide créé par un éventuel départ du doyen Waquet, âgé de 66 ans. « Il connaît tout sur tout. Il est d'une grande puissance intellectuelle, commente un conseiller. Il est capable de rédiger un arrêt sur un coin de table. » Revers de la médaille, son omniprésence et son influence font grincer quelques dents dans l'ambiance amidonnée de la chambre. « On a parfois le sentiment que tout est ficelé d'avance », chuchote un avocat.

Également critiquée, l'habitude prise par le doyen, mais également par d'autres magistrats, de commenter dans les revues juridiques leurs propres arrêts. Mieux, certains conseillers vont jusqu'à théoriser leur jurisprudence, rôle traditionnellement dévolu aux professeurs d'université, parfois ulcérés de voir leurs plates-bandes piétinées. Philippe Waquet balaie ce reproche d'un revers de main : « Je suis très service public. Un magistrat a l'obligation de faire autre chose que de rédiger ses arrêts. Il a le devoir d'expliciter, de répondre aux questions, de dialoguer. Tout en gardant son indépendance. Nous ne sommes plus des mandarins. » Et de poursuivre : « Chaque conseiller a sa spécialité et doit veiller au maintien d'une jurisprudence homogène. » À chacun son créneau. Ainsi, Jean-Yves Frouin est chargé des licenciements économiques, Sylvie Bourgeot des questions liées à la maladie, Christine Barberot du domaine des représentants du personnel, Nicole Trassoudaine-Verger des CDD…

Sortir de la tour d'ivoire

À tous les niveaux, le « coefficient personnel joue », confirme l'avocat général Pierre Lyon-Caen, ancien procureur de la République de Nanterre. Avec quelque 200 affaires par mois à examiner, les cinq avocats généraux pourraient se contenter de n'être qu'un second regard de principe qui avaliserait les projets d'arrêts.

« À défaut de pouvoir voter, le rôle de l'avocat général est d'enrichir le délibéré, sans pour autant y participer, estime le magistrat du parquet. Il doit alimenter le dossier avec des informations juridiques mais aussi sociales, économiques et politiques. Le cas échéant, il fait le lien avec les administrations, les avocats à la Cour de cassation, consulte les organisations syndicales pour connaître leur sentiment. » Au vu des conclusions de Pierre Lyon-Caen, le président a souhaité que les conseillers aient en main le plan social de la société Everite, pièce majeure du débat. Sortant de leur tour d'ivoire, les magistrats intègrent peu à peu la dimension économique. La vue imprenable dont certains bénéficient sur le grand magasin Samaritaine est là pour leur rappeler que l'impact de leur jurisprudence n'est pas que juridique.

La Cour sort de ses murs

Les cours d'appel de Rennes et de Colmar ont vu récemment débarquer l'élite des magistrats sociaux. Après la trêve estivale, les conseillers de la chambre sociale de la Cour de cassation feront escale à Poitiers. « Auparavant, les cours d'appel venaient à nous ; aujourd'hui, c'est la chambre qui se déplace », explique Jean-Yves Frouin. Des visites et des débats qui ne sont pas que de pure forme. « C'est à Grenoble que nous avons compris les résistances que générait notre jurisprudence sur l'assurance garantie des salaires », observe le président Gélineau-Larrivet. Dans les cas de redressement ou de liquidation judiciaires, la Cour de cassation privilégiait un plafond de créances dit plafond 4, lésant ainsi les salariés qui pouvaient prétendre au plafond maximal, dit 13, d'un montant près de trois fois supérieur. Sous l'impulsion de Jean-Yves Frouin et de Pierre Lyon-Caen, un revirement de jurisprudence est intervenu en décembre 1998.

Les inspecteurs du travail vont recevoir eux aussi la visite de la chambre sociale. Rendez-vous est pris pour fin septembre. Idem pour l'administration du travail. Jean Marimbert, directeur des relations du travail, et Rose-Marie Van Lerberghe, déléguée générale à l'emploi et à la formation professionnelle, se sont entretenus avec les magistrats de la chambre sociale.

Parmi les grands habitués de la Cour de cassation figurent les universitaires. Les professeurs Ray, Couturier, Savatier, Lyon-Caen et bien d'autres ont toute l'attention et l'écoute des conseillers lorsqu'ils butent sur des dossiers compliqués.

Plus discrètement, des DRH, à l'instar de celui de Thomson dernièrement, ou des avocats comme Jacques Barthélémy, spécialiste de la durée du travail, peuvent être auditionnés. De quoi faire taire les mauvaises langues qui soutiennent que la chambre se désintéresse du monde de l'entreprise.

Orgueilleuse, la chambre sociale se félicite d'avoir reçu la visite de son éternel rival de la rive droite : le Conseil d'État. Plusieurs membres de la section du contentieux sont venus écouter une audience de la chambre. Une grande première perçue comme une marque de reconnaissance.

Auteur

  • Françoise Champeaux, Sandrine Foulon