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Enquête

LES EX-BONS ELEVES REVENT D'ECOLE BUISSONNIERE

Enquête | publié le : 01.09.1999 | Valérie Devillechabrolle

Les cadres n'ont plus de scrupules à claquer la porte de leur entreprise ou à jouer les mercenaires. À défaut de pouvoir partir, ils entrent en résistance passive. Mutisme lors des réunions de travail et congés maladie sont alors autant de signes du mal-être de l'encadrement.

À 58 ans, Philippe est un homme heureux. Chemise à col ouvert, un ouvrage sur le conflit au Kosovo sous le bras, nul ne peut imaginer que ce président bénévole du Secours catholique en région parisienne était encore, un an plus tôt, directeur commercial d'une filiale d'un grand groupe pétrolier. La cassure qui l'a conduit à négocier son départ anticipé ? Elle s'est produite en deux temps : il y a d'abord eu l'organisation de sa société en business unit. « Du jour au lendemain, pour lancer une campagne de publicité ou embaucher une nouvelle équipe de commerciaux, il a fallu en référer à la direction, basée aux Pays-Bas. C'était d'une lourdeur incroyable. » Lorsque Philippe s'est rendu compte que, au nom de la satisfaction de l'actionnaire, son entreprise était prête « à tout sacrifier, les produits, les clients, les marchés, bref, tout ce sur quoi [il s'était] battu à raison de soixante-dix heures par semaine, pendant trente-deux ans », il a jeté l'éponge. « Pourquoi continuer alors que, même en comité de direction, dans votre propre pays, vous n'avez plus le pouvoir de dénoncer cette hérésie ? ! » Il n'a pas été le seul à aboutir aux mêmes conclusions : l'autre directeur commercial de la filiale, le directeur de la production et le directeur de la comptabilité l'ont suivi de peu. « La directrice des ressources humaines était à deux doigts de démissionner elle aussi. C'est moi qui lui ai conseillé de rester : la nouvelle fusion en cours pouvait lui ouvrir des perspectives intéressantes. » À la tête d'un budget de 15 millions de francs, de dix salariés et de 1 800 bénévoles, Philippe continue d'avoir une activité bien remplie. « À la différence que celle-ci est fondée sur une tout autre échelle de valeurs : la gratuité… »

Pendant dix ans, Véronique, 35 ans, a éprouvé « un attachement certain » pour son entreprise, une grande banque de la place. Son père y travaillait lui aussi. En tant que « cadre à haut potentiel », cette diplômée de l'Institut supérieur de gestion y a effectué un parcours facile. Jusqu'au jour où son supérieur hiérarchique, « un parachuté ignorant de l'esprit maison, s'est opposé à [sa] promotion interne, au motif qu'il avait besoin [d'elle]. Quant à [elle, elle] estimai[t] avoir respecté [sa] part de contrat en étant restée trois ans au poste ». Cet incident, assorti d'une opportunité chez un concurrent, a conduit Véronique à s'interroger, « pour la première fois », assure-t-elle, sur son avenir dans la société. Rien n'a pu la retenir, et encore moins le responsable des ressources humaines qui, maladroitement, ne lui a donné rendez-vous qu'un mois après avoir reçu sa lettre de démission. Depuis, Véronique n'affiche plus aucun état d'âme. Lorsque, six mois après son arrivée, son nouvel employeur lui impose unilatéralement une mission, elle refuse : « Non seulement l'objectif ne me semblait pas pertinent sur le fond, mais il ne faisait pas partie du contrat conclu », tranche cette jeune femme volontaire. Ni une ni deux, Véronique négocie son départ pour « divergence de points de vue sur la stratégie commerciale ». Après cette double déconvenue, elle change d'orientation professionnelle : « Les années fastes de la banque sont finies. À charge pour moi de valoriser autrement mes compétences. » Moins de dix jours plus tard, après avoir répondu à une offre d'emploi sur Internet, Véronique est embauchée comme consultante fonctionnelle dans une SSII américaine.

De plus en plus de cadres refusent désormais de lier leur sort professionnel à leur entreprise. La preuve, leur turn-over tend à s'accroître : depuis trois ans, celui d'un grand équipementier automobile dépasse, par exemple, les 10 % « alors qu'il ne devrait pas excéder 5 % », commente un ancien DRH de l'entreprise. La conjoncture s'y prête : la reprise du marché de l'emploi (160 000 embauches réalisées en 1998, en augmentation de 25 % en un an) multiplie les opportunités pour les cadres. Mais ce n'est pas l'unique raison. La disparition progressive des attributs du statut de cadre combinée à la vague des restructurations et autres fusions achèvent de transformer les cols blancs en exécutants. « Lorsqu'une décision de restructuration est prise au siège, même le P-DG de la filiale française n'en est plus averti », confirme le DRH d'un grand groupe européen d'électronique. Autant d'éléments qui contribuent aujourd'hui à délier les cadres du contrat tacite fondé sur la fidélité qui, jusque-là, les unissait à leur direction, sinon à leur entreprise.

Depuis quelques années, des départs sont sensibles parmi les cadres les plus jeunes et les plus âgés. Nouveau numéro trois de la CFE-CGC, issu d'EDF-GDF, Claude Cambus a vu évoluer l'attitude des plus anciens : « Avant, les cadres venaient nous demander de ne pas figurer sur la liste du prochain plan social. Maintenant ils viennent s'assurer qu'ils y sont. » La nouveauté ? Ces départs choisis concernent aussi ceux qui, il y a encore cinq ans, auraient continué à rentrer la tête dans les épaules en ruminant leurs rancœurs. Cofondateur de l'Institut du temps géré, une société de portage salarial parisienne, Jean-Pierre Ayer en témoigne : « En 1996, la majorité de nos candidats était constituée par des quinquas, victimes des restructurations. Aujourd'hui, nous en avons une quinzaine qui ont délibérément choisi, à 45 ans, de développer leur activité en indépendants, alors qu'ils auraient pu rester encore quatre à cinq ans de plus dans un placard doré. »

Quant aux plus jeunes, du moins les plus brillants d'entre eux, ils se comportent en opportunistes. « Une évolution des mentalités sensible dans à peu près tous les secteurs et dans toutes les fonctions, y compris managériales », précise Pierre Vial, numéro deux de l'Union des cadres CFDT. « Tout se passe, entre le cadre et son entreprise, comme si le premier qui avait épuisé le filon du contrat signé se débarrassait de l'autre », observe Louis Grondin, délégué CFE-CGC du Crédit lyonnais. Ce qui n'empêche pas les jeunes, souvent qualifiés de « nomades », voire de « mercenaires », « de se montrer loyaux et de se défoncer quand le job les intéresse », tempère Pierre Vial. « Ces jeunes-là ont pris l'entreprise au mot en cultivant leur employabilité, sans savoir que ce discours ne s'adressait en réalité qu'à ceux dont le départ était souhaité », observe Marie-Claire Mahé, chargée d'études au sein de l'institut de réflexion Entreprise et Personnel.

Des symptômes qui ne trompent pas

Si tous les cadres ne franchissent pas la ligne blanche en décidant de partir, ils se préoccupent de plus en plus de l'état de leurs compétences. Donc de leur fameuse employabilité. C'est le cas en particulier dans l'informatique, un secteur où, comme le rappelle Yvan Béraud, responsable du Syndicat CFDT des bureaux d'études, « on atteint son obsolescence à 35 ans ». « Nous menons au nom des cadres de vraies bagarres sur le thème de la formation, constate-t-il. C'est devenu un enjeu important des discussions avec les directions. » Le cabinet Leroy Consultants a pu mesurer la sensibilité des cadres sur le sujet : « Après avoir diffusé une publicité, sous forme de test de dix questions sur le thème “Faites le point sur votre carrière”, nous avons été surpris par le nombre de réponses. Nous avons même reçu six lettres de cadres issus de la même société », raconte Éric Baudoin, directeur général de ce cabinet, filiale du groupe BPI.

Toutes les entreprises sont loin d'avoir pris la mesure du phénomène. « Nous ne faisons pas d'analyse pour savoir combien nous coûtent les départs », concède le DRH d'un groupe électronique. D'autres, à l'instar d'Alain Py, DRH de la Société générale, ont appris « à vivre avec ». Il sait qu'un certain nombre de traders et autres spécialistes de salle de marché s'en iront après avoir empoché leur bonus. Mais les départs ne sont pas majoritaires. D'abord parce que « seuls les pros, ceux qui disposent de compétences recherchées, d'un carnet d'adresses fourni, de convictions fortes, peuvent s'offrir de telles ruptures », souligne Jean-Pierre Basilien, chargé d'études à Entreprise et Personnel. Ensuite, parce qu'il y a encore des cadres heureux. En particulier « dans les entreprises à taille humaine », précise Jean-Louis Muller, responsable de l'unité management et développement des personnes. « S'ils se plaignent de travailler beaucoup, vraiment beaucoup, les cadres de ces entreprises continuent, en contrepartie, d'exercer un métier qui a du sens, précise-t-il. Autrement dit, ceux-là ont encore la chance d'être en contact direct avec un patron qui impulse une vraie stratégie industrielle. Mais j'anime aussi des séminaires de management composés de cadres de grands groupes qui ne respirent pas la joie. »

Quand ils restent dans leur entreprise, ces cadres entrent parfois en résistance passive. « Les cadres n'ont jamais autant ressenti le décalage entre le discours de leur P-DG, pétri de bonnes intentions, et la réalité de la gestion. Ils ont le sentiment d'avoir été trompés », souligne Roberto Di Bernardini, DRH de Lexicon Olivetti. « Attention, ce n'est pas parce que les cadres ne se révoltent pas ouvertement qu'ils sont d'accord », avertit Jean-Pierre Le Goff, sociologue au laboratoire Georges-Friedmann de l'université Paris-I, auteur de plusieurs ouvrages dénonçant « l'idéologie managériale ».

Les symptômes de cette résistance passive sont multiples. « Pendant les réunions, plus personne n'exprime de critiques, plus personne n'a envie de se battre. Si vous grattez un peu, vous vous rendez compte que vos cadres se sont, en quelque sorte, mis en congé », souligne Francis Menut, directeur du magasin Fnac de Nîmes et délégué CFE-CGC. De leur côté, les managers auront tendance à se placer résolument dans une attitude de non-écoute de leurs subordonnés : aucune réponse aux questions soulevées ne sera jamais donnée. « Mais l'adoption de telles logiques ne va pas sans générer beaucoup de souffrance individuelle », estime Francette Thébaud, médecin du travail à Niort. De plus en plus de praticiens du travail tirent la sonnette d'alarme : « Depuis trois à quatre ans, constate Marie-Pierre Pirlot, médecin en Alsace, l'état de santé des cadres s'aggrave : ils sont au bout du rouleau, dans un état de fatigue générale. » Signe qui ne trompe pas, la consommation de médicaments, antidépresseurs et autres somnifères a explosé : « Ce sont les cadres qui ont fait le succès du Prozac », affirme Jacques Paitra, sociologue à la Cofremca. D'apparition plus récente, les absences pour maladie tendent, elles aussi, à se multiplier : « Ils s'arrêtent trois semaines, et on connaît très bien le motif : dépression », précise Jean-Paul, 35 ans, responsable opérationnel dans une SSII. S'agissant de Pechiney, François Hommeril, ingénieur géologue et délégué CFE-CGC, est capable de dater avec précision l'apparition du phénomène : « Le plan Challenge de réduction des coûts a débouché en 1996 sur la mise en place d'un système de pressions tous azimuts sur les cadres, par le sous-effectif, l'augmentation du temps de travail, la menace sur le contrat de travail. En deux ans, le taux déisme a doublé pour toutes les catégories de personnel, cadres compris. »

Pour échapper à ces contradictions, des cadres vont jusqu'à demander leur déqualification. En Alsace, Marie-Pierre Pirlot a été frappée de voir de jeunes chefs de secteur de la grande distribution demander à être rétrogradés au poste de conseiller de vente. Idem pour un cadre niortais de très haut niveau qui a proposé, au bout de six mois d'arrêt maladie, de redevenir expert technique : « Ainsi, il ne sera plus obligé de donner à ses subordonnés des instructions auxquelles non seulement il ne croyait plus, mais que surtout il jugeait contraire à l'efficacité », témoigne Francette Thébaud.

77 % des cadres de Peugeot-Sochaux sont favorables à la pointeuse

Depuis quelques mois, enfin, la démotivation des cadres vient de trouver une nouvelle échappatoire : la réduction du temps de travail. « Ces anciens obsédés du travail n'ont plus qu'une idée en tête : aménager un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée », constate Jacques Paitra. Signe de cette aspiration : le développement du temps partiel choisi masculin. Ils seraient ainsi plusieurs centaines d'ingénieurs à l'avoir adopté chez Alcatel. « Nous avons observé une recrudescence des demandes au moment de la suppression des allocations familiales et de l'Aged en 1997, se souvient Michel Donnedu, responsable du suivi des ingénieurs à l'Ugict-CGT. Un grand nombre de couples de jeunes cadres ont alors fait leurs comptes et s'y retrouvaient grâce à un temps partiel. » À défaut de l'exprimer collectivement, cette aspiration à un meilleur équilibre de vie transparaît dans les sondages. Dans la dernière édition (1997) de son Cadroscope, l'Apec relève que 56 % des cadres jugent leur charge de travail excessive, en augmentation de 4 points en un an. Pis, cette situation apparaît permanente aux yeux de 81 % d'entre eux.

« Certains jeunes candidats commencent à s'enquérir de la façon dont l'entreprise conçoit le temps de travail », observe le DRH d'un groupe européen d'électronique. Quant au pointage, perçu comme un moyen de limiter les abus, il est plébiscité : chez PSA, 77 % des cadres de Peugeot-Sochaux (90 % parmi les plus jeunes) et 87 % des ingénieurs du centre de recherches Citroën de Vélizy se sont prononcés en faveur du pointage, selon les sondages réalisés par les syndicats. A contrario, la perspective du forfait tous horaires peut accélérer la rupture : « Dans les trois mois qui ont suivi son évocation dans les consultations avec le personnel, 15 % des managers ont quitté l'entreprise », constate un médecin du travail de la grande distribution. Travailler 35 heures effectives ? Peu de cadres y croient. Mais ce qu'ils rejettent par-dessus tout, c'est l'idée que les accords qui seront signés dans leur entreprise les laissent de côté. La soumission, c'est bel et bien fini !

Le contentieux décolle

François Félitchkine, le président (CFDT) du conseil de prud'hommes de Paris, est bien placé pour savoir que les départs des cadres ne sont pas toujours consensuels. Chargé d'organiser les audiences, il croule sous le volume des affaires qui concernent l'encadrement. « Les recours augmentent de 5 % par an (voir graphique). Je n'y arrive plus, alors qu'en 1992, au plus fort des licenciements de cadres, nous avions créé une deuxième chambre d'audience en catastrophe pour traiter ces recours. Quand on pense que, jusqu'en 1980, il n'y avait même pas de section encadrement aux prud'hommes. » Toutes les catégories de cadres déposent des recours, comme en témoigne la palette des demandes de dommages et intérêts, qui va de 100 000 à 56 millions de francs ! Au chapitre des réparations souhaitées, les cadres rajoutent désormais une exigence : le paiement des heures supplémentaires. Président de la Fédération CFE-CGC chimie, Jean-Ghislain de Roodenbeke cite l'exemple de ce cadre de Pechiney qui vient d'obtenir 80 000 francs d'indemnité au titre de ses heures supplémentaires non payées : « Il s'est contenté de présenter aux juges les agendas de ses deux dernières années. » La contestation du licenciement reste le premier motif de saisine des prud'hommes. « Longtemps en tête, la contestation de son caractère économique est aujourd'hui largement supplantée par les recours contre les licenciements pour faute, et surtout contre ceux pour absence de résultats et perte de confiance », poursuit François Félitchkine. Dirigeant d'un cabinet d'avocats spécialisé dans le droit du travail, Tiennot Grumbach confirme le durcissement des modes de gestion des cadres qui amène un certain nombre d'entre eux à se rebeller, en saisissant la justice. « Ils n'attendent plus la rupture pour agir, explique l'avocat.

Conséquence, nous traitons de plus en plus d'actions en résolution de contrat de travail aux torts et griefs de l'employeur. » En particulier lorsque l'exécution du contrat porte sur des objectifs inatteignables.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle