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Enquête

LA LUNE DE MIEL AVEC L'ENTREPRISE EST BEL ET BIEN FINIE

Enquête | publié le : 01.09.1999 | Denis Boissard

Le sondage exclusif « Liaisons sociales »-Manpower, réalisé par CSA, est sans appel. Il y a de l'eau dans le gaz entre les cadres et l'entreprise. Stressés, souvent en désaccord avec la stratégie maison, les cadres – qui veulent travailler moins – se sentent désormais plus proches des autres salariés que de leur direction.

Ce n'est pas encore un divorce, mais le désamour s'installe. Au sein du vieux couple cadre-entreprise, on est bien loin du climat de confiance qui régnait encore au début des années 90. Et à des années-lumière des relations idylliques des Trente Glorieuses, cette époque bénie où, en contrepartie d'un loyalisme à toute épreuve et d'une disponibilité de tous les instants, l'entreprise assurait à ce collaborateur privilégié une belle progression de carrière, de fréquents coups de pouce salariaux et un emploi stable.

Ballotté dans le mouvement brownien des restructurations, des changements de cap stratégiques, des fusions-acquisitions… le cadre dresse aujourd'hui un tableau peu reluisant de ses rapports à l'entreprise, ainsi que le dévoile notre sondage Liaisons sociales-Manpower, réalisé à la mi-juillet par CSA. Plus ennuyeux : sa fidélité à l'entreprise et à sa direction est en train de s'effriter.

Premier grief d'une partie significative des cadres : la lourdeur de leur charge de travail. La loi sur les 35 heures et la volonté plus ou moins affichée par bon nombre d'entreprises d'exclure leur encadrement du champ de la réduction du temps de travail ont servi de révélateur. Globalement satisfaits de leur situation salariale (44 % estiment qu'elle s'est plutôt améliorée depuis quelques années, contre 20 % qui pensent le contraire), moins inquiets – la reprise aidant – de leur avenir au sein de l'entreprise (24 % tout de même avouent leur pessimisme), ils sont environ un tiers à juger que leurs horaires se sont alourdis et que leurs conditions de travail se sont dégradées. Un sentiment d'autant plus vif que le cadre est âgé ou qu'il dirige une équipe. Rien d'étonnant à ce que ces salariés qui avaient l'habitude de ne pas compter leurs heures plébiscitent aujourd'hui la réduction du temps de travail. Ils sont pratiquement trois quarts (73 % exactement) à penser que les cadres doivent bénéficier des 35 heures, au même titre que les autres salariés. Mais sans se faire beaucoup d'illusions : ils sont en effet à peu près autant à pronostiquer qu'ils travailleront autant ou plus à l'avenir.

Autre récrimination forte des cadres : leur difficulté à assumer des décisions prises sans concertation par la direction générale. Deux cadres sur cinq avouent être dans le brouillard, ne pas savoir exactement quels sont les objectifs de leur entreprise pour les années à venir. C'est particulièrement vrai pour les cadres du privé, qui n'ont pas de fonction managériale, et notamment les ingénieurs et techniciens. Mais ils sont plus nombreux encore (44 %) à estimer que la direction ne leur donne pas les moyens nécessaires pour remplir les objectifs qui leur sont assignés. Ce sentiment est même majoritaire chez les cadres du secteur public et nationalisé (53 %) ou chez ceux qui ont la responsabilité de grosses équipes (52 % des cadres ayant plus de trente collaborateurs). D'où la crainte qu'éprouvent bon nombre d'entre eux sur la mise en œuvre des 35 heures : un bon tiers (37 %) pronostique qu'elle va poser de graves problèmes dans leur équipe, les plus pessimistes (à 43 %) se trouvant parmi les managers d'équipe.

L'ex-bon élève n'est pas loin de craquer

Tout cela n'est guère surprenant. Plus d'un cadre sur deux juge en effet qu'il n'est pas suffisamment associé aux décisions prises au sommet de l'entreprise. Souffrent particulièrement de ce défaut de concertation les cadres travaillant dans les moyennes et grandes entreprises (près de 60 % dans les entreprises de plus de cinquante salariés) ou ceux qui n'ont pas de fonction managériale (56 % d'entre eux ont un avis plutôt négatif). À l'inverse, la majorité des cadres de petites entreprises (57 % dans celles de moins de onze salariés) et des cadres supérieurs (52 % de ceux qui ont plus de trente salariés sous leur coupe) ne s'estiment pas tenus à l'écart des initiatives de leur direction.

Ne bénéficiant pas toujours d'objectifs stratégiques clairs, le plus souvent marginalisé du processus de prise de décision, soumis à des objectifs toujours plus ambitieux, chargé d'arbitrer au quotidien les contradictions entre la rentabilité financière exigée par l'actionnaire et la bonne marche de ses troupes, l'ex-bon élève n'est pas très loin de craquer. Plus de la moitié des cadres (56 %) avouent qu'ils sont de plus en plus stressés. Et ils le sont d'autant plus qu'ils travaillent dans le privé (58 %), qu'ils sont âgés de 35 à 50 ans (59 %), qu'ils ont une fonction managériale (59 %) ou qu'ils occupent un poste commercial (67 %).

Ce stress serait sans doute plus supportable si les cadres se retrouvaient dans la stratégie poursuivie par leur entreprise. Mais c'est loin d'être vraiment le cas : 43 % estiment que cette stratégie est aujourd'hui plus favorable aux actionnaires qu'aux salariés, contre 30 % qui pensent qu'elle est aussi bénéfique, voire plus, aux salariés. Un sentiment plus sensible dans les grandes entreprises que dans les PME, partagé par 48 % des cadres du privé, 52 % des moins de 35 ans, 49 % des ingénieurs et techniciens, et 55 % des cadres commerciaux. Plus inquiétant encore pour les responsables d'entreprise : parmi les cadres qui jugent que la stratégie de leur entreprise est plus favorable à l'actionnaire, sept… sur dix ne cachent pas qu'ils le déplorent. De plus en plus stressé, souvent dubitatif quant aux orientations impulsées par sa direction, le cadre louvoie aujourd'hui entre le désinvestissement et la dissidence. Le désinvestissement ? 54 % des cadres estiment que leur vie professionnelle leur prend trop de temps. Cette opinion est majoritaire dans les entreprises privées (à 56 %, contre 43 % d'avis contraires) et largement répandue dans le commerce et les transports (64 %) chez les cadres qui ont une fonction managériale (67 % de ceux ayant plus de dix collaborateurs), chez les commerciaux (59 %) ou les cadres âgés de 35 à 50 ans (57 %). Elle est en revanche assez nettement minoritaire dans le secteur public (45 %, contre 55 % d'avis contraires) et chez les cadres qui ont moins de deux ans d'ancienneté dans l'entreprise (41 %). Il va falloir que les dirigeants d'entreprise se fassent une raison : le cadre prêt à sacrifier ses loisirs pour sa carrière devient une espèce rarissime. L'une des surprises de notre sondage est que pratiquement… huit cadres sur dix (79 %) reconnaissent vouloir consacrer davantage de temps à leur vie privée et familiale qu'à leur travail. Et moins d'un sur dix seulement (9 %) se déclare disposé à travailler plus pour réussir professionnellement. La tentation de lever le pied est quasi unanime chez les managers de grosses équipes (92 % des cadres ayant plus de trente collaborateurs). À l'inverse, les cadres taillables et corvéables sont un peu plus nombreux dans les petites entreprises (15 % dans celles de moins de dix salariés), dans le commerce et les transports (14 %) et chez les commerciaux (13 %).

Où sont les petits soldats d'antan ?

L'autre tentation du cadre est la dissidence. Six cadres sur dix (61 %) se sentent aujourd'hui plus proches des autres salariés que de leur direction. Un quart seulement (24 %) déclarent le contraire. Où sont les bons petits soldats d'antan ? Le sentiment de proximité avec le reste des salariés est d'autant plus fort que le cadre est jeune (66 % des moins de 35 ans, 62 % des 35-50 ans, 54 % des plus de 50 ans). Il est plus élevé chez les ingénieurs (72 %), les femmes (70 %), les cadres du secteur public (69 %), ceux qui ont une forte ancienneté dans l'entreprise (69 % après dix ans), les cadres qui n'ont pas de fonction managériale (66 %). Il est, en revanche, plus faible chez ceux qui ont des responsabilités d'encadrement (54 % des cadres dirigeant plus de dix personnes), chez les cadres administratifs et commerciaux (respectivement 54 % et 48 %) ou dans les petites entreprises (47 % dans celles de moins de dix salariés). Cette prise de distance avec la direction pour se rapprocher de la communauté des salariés est corroborée par les résultats des élections prud'homales de décembre 1997, qui avaient vu la CFDT, syndicat confédéré, ravir la première place dans l'encadrement au syndicat catégoriel qu'est la CGC.

Ce détachement peut déboucher, le cas échéant, sur la contestation. Six cadres sur dix se déclarent prêts à saisir les prud'hommes en cas de désaccord avec leur direction. Et la moitié d'entre eux n'excluent pas de participer à un mouvement de grève sur les 35 heures (53 %), la défense de l'emploi (51 %) ou les salaires (47 %). Plus le cadre est jeune et moins il a de responsabilité managériale, plus il est disposé à la contestation, individuelle ou collective. L'action devant les prud'hommes tenterait particulièrement les cadres du privé et les commerciaux. En revanche, l'arrêt de travail aurait plutôt la préférence des cadres du secteur public, des ingénieurs et techniciens. Mais, pour la très grande majorité des cadres (59 %), cette combativité potentielle ne passe pas par l'adhésion syndicale. Un tiers seulement d'entre eux (34 %) seraient éventuellement prêts à franchir le pas. Le syndicalisme fait surtout recette dans le secteur public (55 %), chez les plus anciens dans l'entreprise (44 % après dix ans d'ancienneté) et chez les plus âgés (42 % des plus de 50 ans). Il ne séduit guère les cadres du privé (30 %), ceux des petites entreprises (29 % dans celles de moins de cinquante salariés) et les plus jeunes (28 % des moins de 34 ans).

Inutile de se voiler la face. Du point de vue des entreprises et de leurs dirigeants, le tableau que dresse notre sondage est plutôt calamiteux. L'urgence est pour elles de recoller les morceaux. Mais leurs stratégies actuelles le permettent-elles encore ?

24 % des cadres s'inquiètent de leur avenir au sein de leur entreprise 54 % sont assez confiants 17 % très confiants 5 % sont sans opinion

73 % des cadres estiment qu'ils doivent bénéficier des 35 heures au même titre que les autres salariés 23 % pensent le contraire 4 % sont sans opinion

54 % des cadres estiment que leur vie professionnelle leur prend trop de temps 45 % pensent le contraire 1 % sont sans opinion

79 % des cadres souhaitent consacrer davantage de temps à leur vie privée et familiale 9 % souhaitent consacrer davantage de temps à leur travail, afin de réussir professionnellement 12 % sont sans opinion

61 % des cadres se sentent plus proches de l'ensemble des salariés que de leur direction générale 24 % se sentent plus proches de la direction générale 15 % sont sans opinion

Auteur

  • Denis Boissard