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Les juges alourdissent la facture

Dossier | publié le : 01.02.2003 | D.G.

En reconnaissant plus facilement la faute inexcusable de l'employeur, la Cour de cassation a placé le système de réparation des risques sur la sellette. Si tous s'accordent sur la nécessité d'une réforme, le coût et le niveau des indemnités font débat chez les entreprises et les victimes.

Ses jours sont comptés. En reconnaissant, le 28 février 2002, la faute inexcusable de l'employeur dans le cadre de 29 affaires liées à la contamination de salariés par l'amiante, les juges de la Cour de cassation ont porté un rude coup au vieux système français d'indemnisation des risques professionnels. Désormais, les entreprises sont tenues à une obligation de résultat en matière de maladies professionnelles. Idem pour les accidents du travail, conformément à un arrêt de la Cour de cassation du 11 avril 2002, de même teneur que celui de février. Tout manquement à cette obligation permet aux victimes de prétendre à une indemnisation complémentaire à la réparation forfaitaire de la Sécurité sociale, sous forme d'une amélioration de la rente doublée de la prise en compte des préjudices extrapatrimoniaux (préjudice moral, prix de la douleur…). Conséquence : jusqu'alors exceptionnelle (de l'ordre de 400 cas par an), la faute inexcusable pourrait bien devenir la norme. Au risque de déstabiliser un dispositif qui repose sur une vieille loi de 1898 selon laquelle tout accident survenu sur le lieu de travail est automatiquement imputable à l'employeur. Ce qui dispense, certes, le salarié de prouver la faute, mais l'oblige en contrepartie à renoncer à l'indemnisation des préjudices autres que la perte de revenus.

Pour maître Michel Ledoux, « ces arrêts de la Cour de cassation s'inscrivent dans un contexte législatif favorable depuis vingt ans à l'indemnisation intégrale des victimes en droit civil ». Pour autant, la faute inexcusable de l'employeur n'est pas synonyme d'indemnisation intégrale. « On peut uniquement parler de réparation améliorée, nuance l'avocat. De plus, le montant des dommages et intérêts étant fixé par les tribunaux, il varie du simple au quintuple d'une juridiction à l'autre. » Surtout, la faute inexcusable est loin d'être reconnue systématiquement, comme l'a rappelé une décision de la Cour de cassation du 31 octobre 2002. « Elle ne l'est que si l'employeur devait avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié », précise l'avocat Philippe Plichon.

D'ailleurs, même Marcel Royez, président de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath), estime qu'« on ne peut raisonnablement pas souhaiter que tous les salariés aillent en justice pour obtenir réparation ». C'est donc tout le système d'indemnisation de la branche accidents du travail-maladies professionnelles qu'il faut revoir. « La réparation intégrale des préjudices des victimes d'accident du travail et de maladie professionnelle, inévitable à moyen terme, permettrait de satisfaire les aspirations légitimes des victimes à une meilleure prise en compte de leur situation personnelle », souligne le rapport sur la réparation intégrale des accidents du travail et des maladies professionnelles, commandé par Martine Aubry et rendu par Roland Masse, président du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels en juin 2001. Elle permettrait également d'en finir avec des inégalités de moins en moins tolérées par les victimes. « Un salarié d'AZF Toulouse présent au moment de l'explosion sera par exemple moins indemnisé qu'une personne qui passait en voiture près de l'usine au moment de l'explosion », s'indigne François Desriaux, président de l'Association nationale des victimes de l'amiante et rédacteur en chef de la revue Santé et Travail.

8 à 10 milliards d'euros sur vingt ans

Fait inhabituel en France, tout le monde s'accorde sur la nécessité d'une réforme, des partenaires sociaux au gouvernement en passant par les associations de victimes. Mais pas à n'importe quel prix, plaide le Medef. « Nous sommes favorables à une remise à plat des principes sur lesquels repose la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles, sous réserve que soit maintenue l'économie générale du système », souligne-t-on du côté de l'organisation patronale. Et pour cause, faute de réforme en profondeur et en l'état actuel de la jurisprudence, la facture promet d'être salée. En juin 2002, la Fédération française des assureurs estimait le coût total de la faute inexcusable, pour le seul dossier de l'amiante, entre 8 et 10 milliards d'euros sur vingt ans, à répartir entre la Sécurité sociale, les entreprises et les assureurs. D'autant que les arrêts de la Cour de cassation ne limitent pas leurs effets aux victimes de l'amiante. « Cancers du poumon liés au bois ou aux peintures de résines, psychopathologies, troubles musculo-squelettiques, éthers de glycol, la liste est longue des pathologies, outre les accidents du travail, qui pourraient être concernées par la faute inexcusable », prévient Dominique Huez, vice-président de l'association Santé et Médecine du travail. En clair, les entreprises risquent de se retrouver très vite prises en étau entre les salariés victimes, d'un côté, la Sécurité sociale et les assureurs privés, de l'autre. Lesquels ont déjà répercuté les conséquences de la nouvelle jurisprudence sur leurs primes pour l'année 2003. « On peut évaluer pour les prochaines années l'augmentation provenant de l'anticipation des sinistres liés à la faute inexcusable à environ 60 % du total de la branche responsabilité civile des entreprises, qui pèse 1,8 milliard d'euros », estime Dominique Le Chevallier, directeur des risques entreprises à Generali.

Par ailleurs, depuis le 1er janvier 2003, les assurances ne garantissent plus la faute inexcusable au titre de la responsabilité civile. Elles ont en effet créé des contrats spécifiques dits de « pertes pécuniaires » visant à couvrir à la fois les rentes payées aux victimes et les surcotisations versées à la Sécurité sociale. Le tout en plafonnant au passage le montant des remboursements. « Nous sommes obligés de limiter les sommes remboursées par compte pour faire face à un éventuel afflux de procédures du fait de la nouvelle jurisprudence ; nos plafonds varient ainsi de 1 million d'euros pour les PME jusqu'à 15 millions pour les plus grands comptes », explique Philippe Bourguignon, directeur des grands comptes à AGF Courtage.

Le groupe Onet (27 000 salariés) fait partie des victimes de la nouvelle politique des assureurs. « Notre nouvelle garantie faute inexcusable est aujourd'hui plafonnée à 7,5 millions d'euros par an, contre le double par sinistre et par an avant 2003 ; de plus, les franchises par victime et par sinistre ont été multipliées par dix ! » se désole Luce Mac Culloch, responsable des assureurs chez Onet. Même lamento chez Giraud Logistique : « La faute inexcusable nous sera désormais remboursée à concurrence de 2 millions d'euros par sinistre, alors que jusqu'à présent nos contrats étaient illimités », déplore de son côté Benoît de Fontenay, responsable des assurances.

Les assureurs se mettent à l'abri

Plus subtilement, cette modification de régime permet aux assureurs de s'affranchir de certaines contraintes jurisprudentielles. « Il s'agit en fait d'un montage juridique destiné à mettre les assureurs à l'abri d'une jurisprudence de 1990 sur la responsabilité civile qui les oblige à indemniser directement les victimes, y compris après la date de résiliation du contrat ou même si l'entreprise a disparu ; or, en régime de dommage, c'est l'entreprise qui est assurée. Par conséquent, en cas de disparition ou de fin de contrat, l'assureur ne doit rien : ce changement de régime trouve toutefois sa limite dans le fait qu'il ne concernera que les sinistres postérieurs au 31 décembre 2002 », explique Christian Motary, président de la commission responsabilité civile de l'Association pour le management des risques et des assurances de l'entreprise.

Il est en revanche encore trop tôt pour mesurer l'impact de la nouvelle jurisprudence sur le taux de cotisation des entreprises à la branche AT-MP de la Sécurité sociale, calculé en fonction du nombre et de la gravité des sinistres intervenus lors des trois dernières années. Le même flou artistique prévaut s'agissant de l'hypothétique passage à la réparation intégrale, lequel n'interviendrait de toute façon « pas avant 2004 ou 2005 », selon le ministère des Affaires sociales. « Nous sommes en train de mener des études comparant au cas par cas le niveau de remboursement de l'actuel système forfaitaire avec celui qui correspondrait à l'indemnisation intégrale. On peut d'ores et déjà estimer que si le législateur conserve telle quelle la jurisprudence sur la faute inexcusable ou étend les barèmes d'indemnisation du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva) à l'ensemble de la branche AT-MP, les entreprises connaîtront de sérieuses difficultés financières », explique Gilles Évrard, directeur des risques professionnels à la Cnam.

L'appréhension n'est pas moins grande du côté des associations de victimes et des syndicats, parfaitement conscients que réparation intégrale ne rime pas forcément avec meilleure indemnisation. « En France, le dommage corporel est couvert pas les assureurs privés, peu réputés pour leur générosité. Quand on voit, et ce n'est qu'un exemple, que le préjudice post-traumatique a été exclu de l'indemnisation de la catastrophe de Toulouse, on peut se demander dans quelle mesure les salariés gagneraient à être couverts intégralement », s'inquiète le président de l'Andeva, François Desriaux. D'autres, comme Rémy Jouan, secrétaire national de la CFDT chargé de la vie au travail, pointent le risque d'une dérive à l'américaine. « Si les pouvoirs publics et les partenaires sociaux ne parviennent pas à s'entendre sur un système réparant au plus près les préjudices, je crains que les victimes ne se tournent systématiquement vers les tribunaux. »

Le Medef persona non grata au Fiva

Après avoir quitté avec fracas, en septembre 2001, les organismes de Sécurité sociale et laissé planer ces derniers mois le doute sur un éventuel retour, le Medef et la CGPME sont entrés au conseil d'administration du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante par une porte dérobée. Avec l'aide de François Fillon qui, le 14 décembre dernier, a nommé des administrateurs patronaux. « Le gouvernement a appelé le patronat à la rescousse pour faire basculer la majorité du conseil d'administration en sa faveur », dénonce Serge Dufour, secrétaire confédéral CGT chargé de la vie au travail. Or les statuts du Fiva, créé par la loi de financement de la Sécurité sociale 2001, précisent que pour y siéger il faut être membre de la commission accidents du travail et maladies professionnelles de la Cnam. D'où la cascade de recours en annulation déposés par les associations de victimes et par la CFDT. « Nous sommes favorables au retour du Medef à la Sécu mais pas quand ça l'arrange », précise Rémy Jouan, secrétaire national de la CFDT.

« En tant que financeurs à 75 % du Fiva, notre légitimité est indiscutable », rétorque l'organisation patronale. Il faut dire que l'enjeu est rien moins que la fixation du montant de la réparation intégrale des milliers de victimes de l'amiante déclarées et à venir. Pas question en tout cas pour le gouvernement de céder aux demandes d'indemnisation des syndicats et des associations. « Elles s'appuient sur les indemnisations extrémistes de la cour d'appel de Paris. Du coup, l'écart entre nos propositions et celles des représentants des salariés et des victimes varie de 1 à 2,5 », dit-on au ministère des Affaires sociales. Un procès en irresponsabilité rejeté en bloc par l'Association nationale des victimes de l'amiante. « L'indemnisation des victimes de l'amiante sur la base de nos propositions coûterait environ 500 millions d'euros pendant vingt-cinq ans, ce qui n'est pas si cher payé quand on sait que 3 000 personnes vont mourir chaque année », tonne Michel Parigot, vice-président de l'Andeva. Quoi qu'il en soit, en cas de passage en force du gouvernement, soutenu par le Medef, les associations et les syndicats ont déjà prévenu qu'ils n'hésiteront pas à appeler les victimes de l'amiante à venir manifester devant le Fiva. En attendant de les pousser vers les tribunaux ?

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  • D.G.