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Le document unique met la pression

Dossier | publié le : 01.02.2003 | S.D.

Le décret publié le 5 novembre 2001 oblige les entreprises à consigner dans un document unique les résultats de leur propre évaluation des risques professionnels. Depuis plus de dix ans, la législation incite déjà les employeurs à se soucier de la santé de leurs salariés. Avec des résultats plus ou moins probants.

Chez Eiffage Construction, en Haute-Normandie, on refuse de considérer les risques du métier comme une fatalité. Pugnace, Jean-Luc Ellart, l'ingénieur chargé de la sécurité, traque le moindre accident du travail, de la chute grave d'un échafaudage à la poupée sur un doigt coupé. « Si nous voulons améliorer notre politique de prévention, nous devons analyser le moindre bobo et comprendre ce qui s'est passé. » Lauréat, en 2002, du prix Sécurité organisé par la Fédération nationale des travaux publics, ce groupe de construction ne se limite pas à un simple constat a posteriori des dangers auxquels sont exposés ses salariés. « Le plus difficile, c'est de changer certains comportements. Récemment, je me suis rendu sur un chantier et j'ai filmé près de 80 ouvriers au travail. Ces vidéos nous permettent ensuite de discuter ensemble des bonnes et des mauvaises postures. » L'accent est également mis sur la formation. Ainsi, les nouvelles recrues suivent systématiquement un stage de secourisme et, tous les trois à cinq ans, les conducteurs d'engins et les grutiers remettent en jeu leur aptitude à conduire en toute sécurité. Une démarche exemplaire dans un secteur parmi les plus exposés. Car, d'après la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), c'est dans le BTP que survient près d'un accident mortel sur quatre. En 2001, 20,8 % des accidents graves y ont été enregistrés, un pourcentage qui place ce secteur en tête des activités à risques, devant le travail temporaire et la métallurgie.

Malgré la directive européenne de 1989, transposée en France dès 1991 et rendant obligatoire l'évaluation des risques professionnels, trop d'employeurs français ne se préoccupent guère de la santé de leurs salariés. « Les CHSCT, souvent inféodés aux entreprises, ne s'impliquent pas assez dans les actions de prévention des risques », estime Thierry Perrin, secrétaire du syndicat CFDT Chimie-Énergie de l'Ain. En tout cas, la Cnam a enregistré 1,5 million de déclarations d'accident du travail en 2001, un chiffre en légère progression depuis 1995. Sans compter que, d'après la dernière enquête de la Dares sur les conditions de travail, plus d'un accident sur cinq n'était pas déclaré en 1998. Autre statistique inquiétante, le nombre des maladies professionnelles a fait un bond de 240 % entre 1995 et 2001. « Mais cette évolution traduit surtout une meilleure reconnaissance des maladies professionnelles », nuance Jean-Pierre Cazeneuve, responsable de la prévention des risques professionnels à la Cnam.

Intensification du travail et tâches répétitives

Les accidents surviennent d'autant plus souvent que, dans de nombreux secteurs, la hiérarchie se fait pressante, les délais de production se raccourcissent et la flexibilité gagne du terrain. « L'intensification du travail et les tâches répétitives sont à l'origine de nouvelles maladies professionnelles. Les troubles musculo-squelettiques, par exemple, explosent littéralement », regrette François Desriaux, président de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) et rédacteur en chef de la revue Santé et Travail. Mais le dossier de la santé est marqué par d'autres phénomènes plus graves, comme le scandale de l'amiante, et plus récemment celui des éthers de glycol. Quant à l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, en 2001, elle montre bien que les établissements industriels à hauts risques ne parviendront jamais à garantir un niveau de sécurité maximal.

Conscient des déficiences du système de prévention des risques professionnels, le patronat, la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC ont ratifié un accord en décembre 2000. Les signataires, qui manifestaient alors leur volonté d'améliorer le dispositif de prévention, soulignaient que l'identification et l'évaluation a priori des risques étaient insuffisamment réalisées. En conséquence, ils préconisaient de favoriser la pluridisciplinarité entre les différents acteurs, une proposition reprise dans la loi de modernisation sociale de janvier 2002. Ils s'engageaient aussi à développer la prévention dans les entreprises de moins de 50 salariés et à créer des observatoires régionaux de santé au travail.

Des dispositions qui, pour le moment, n'ont guère été suivies d'effet. Mais, sous le double coup du renforcement de la législation et de l'évolution de la jurisprudence, les entreprises vont être contraintes de mettre en place de réelles politiques de prévention, en concertation avec les salariés, les médecins du travail et les CHSCT.

Dans ce domaine, le scandale de l'amiante aura servi de détonateur. Le 28 février 2002, la Cour de cassation a rendu une série d'arrêts donnant raison aux victimes de l'amiante et condamnant plusieurs employeurs pour faute inexcusable (voir page 63). « Les magistrats ont introduit une nouvelle obligation de résultat en matière de sécurité. Tout employeur qui manque à ces engagements est susceptible d'être poursuivi pour faute inexcusable », rappelle Jean-Christophe Ranc, avocat associé au cabinet Bascou-Ranc. C'est pour prévenir le « risque amiante » que dès 1997 la RATP a cartographié l'ensemble des sites désamiantés et ceux qui ne l'étaient pas encore. Cette base de données, opérationnelle depuis trois ans, est aujourd'hui consultable par tous les acteurs de la prévention. Dans le même esprit, la Régie des transports parisiens devrait aussi, d'ici à juin 2003, recenser la totalité des substances chimiques utilisées par ses agents ; 500 produits mutagènes, cancérigènes et toxiques pour la reproduction devraient être identifiés.

Un chantier titanesque

Autre obligation à la charge des entreprises depuis la publication du décret du 5 novembre 2001, tous les employeurs doivent inventorier l'ensemble des risques professionnels dans un document unique et le mettre à jour au moins une fois par an. « Des entreprises ne prenaient pas la peine de formaliser leur politique de prévention. Au moins, le document unique a une fonction fédératrice et recense des informations auparavant disséminées dans différents rapports », estime Henri Rouilleault, directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Reste que le chantier s'annonce titanesque pour les entreprises, d'autant que la circulaire d'application du 18 avril 2002 ne précise guère le contenu et la forme que doit prendre ce fameux rapport de synthèse. Chez Alliance Santé, grossiste en produits pharmaceutiques, la direction générale a mis près de deux mois à élaborer une méthodologie type qui sert d'appui à ses établissements régionaux. « Il nous a fallu exploiter un grand nombre de documents comme les procès-verbaux des CHSCT, les fiches des médecins du travail, les plans de prévention, et en faire la synthèse, explique Myriam Delmonte, responsable RH de la société. Ensuite, nous avons identifié les sources de danger dans chaque unité de travail, en prenant en compte l'organisation, les installations et les équipements. Même si nous leur avons facilité la tâche, grâce notamment à la diffusion via notre intranet d'un modèle type de document unique, c'est un gros chantier pour nos sites, qui en sont au stade de la finalisation. » Alors que des sanctions pénales devaient punir les entreprises récalcitrantes au-delà du 8 novembre 2002, le gouvernement, sous la pression du Medef, a décidé de lâcher du lest. Mais les retardataires ont quand même intérêt à passer à la vitesse supérieure.

Dans les grosses entreprises et dans les secteurs les plus exposés, la démarche est bien engagée. À la RATP, les équipes, organisées en 14 départements différents, ont commencé à plancher sur le document unique dès 1999. Du risque d'électrocution à l'agression en passant par les dangers dus à la circulation des trains, la maintenance, les chutes, la Régie n'a même pas une idée globale du nombre de risques finalement recensés ! Aujourd'hui chacune des 14 entités concernées est quasiment venue à bout de ce vaste chantier et devrait bientôt produire son document unique. La Régie a même déjà eu l'occasion d'expérimenter le dispositif dans l'une de ces unités de travail ! « L'identification et l'évaluation de ces risques ne nous a guère posé de problèmes. En revanche, c'est sur la forme du document que nous avons le plus buté, car le ministère du Travail n'a pas donné d'indications précises », résume Thierry Lemaître, ingénieur en prévention.

Pour mieux prévenir les risques professionnels, la RATP a décidé de jouer la carte de la pluridisciplinarité. « Depuis trois ans, les acteurs de la prévention travaillent sous ma responsabilité. Médecins du travail, ergonomes, ingénieurs en sécurité… ont pris l'habitude de coordonner leurs actions, ce qui nous permet de gagner en efficacité », explique Alain Henrion, responsable des politiques sociales, salariales et de prévention. Chez Vallourec Mannesmann, où l'encre du document unique est à peine sèche, Jean-Marie Gros, le DRH, considère qu'il existe depuis longtemps « une véritable culture de la sécurité » dans l'entreprise. « Pour nous, ce support n'est qu'une simple formalité et résulte de toutes les actions d'évaluation déjà menées. » Ainsi, il y a trois ans, le métallurgiste a commencé à répertorier l'ensemble des risques auxquels sont exposés ses salariés et les a hiérarchisés en fonction de leur fréquence et de leur gravité.

En revanche, face à cette nouvelle obligation, les PME traînent les pieds, ne sachant pas comment s'y prendre. En plus du soutien logistique des caisses régionales d'assurance maladie, des agences régionales pour l'amélioration des conditions de travail, de l'INRS, etc., elles peuvent également s'appuyer sur l'expérience de leurs fédérations professionnelles. Ainsi, l'UIMM et l'OPP-BTP (l'organisme de prévention du BTP) ont édicté leur document type qui recense un certain nombre de risques potentiels qui vont du bruit aux substances dangereuses en passant par l'utilisation d'engins comme les appareils de levage. Réticent à ce qu'une contrainte supplémentaire soit imposée dans ce domaine aux entreprises, le Medef a fait contre mauvaise fortune bon cœur et élaboré lui aussi son petit guide d'aide à la rédaction du document unique.

Pour les prestataires privés qui interviennent sur le marché de la sécurité au travail, l'évolution de la réglementation est une véritable aubaine. « L'obligation d'établir un document unique va nous donner du grain à moudre pour toute l'année 2003 », prévoit Alain Borras, directeur d'exploitation de la société Val Informatique. Cette dernière enregistre déjà une hausse des ventes de son logiciel d'évaluation des risques, Postix, qui s'appuie notamment sur une description des situations et des postes de travail. AQSE, une jeune société grenobloise qui a commercialisé sa propre méthodologie d'évaluation, s'attend également à une bonne année 2003. « Nous ciblons essentiellement les PME de 50 à 200 salariés et nous leur proposons de former cadres, opérationnels et membres du CHSCT afin qu'ils puissent piloter ensuite eux-mêmes le chantier », explique Olivier Bouteiller, gérant d'AQSE.

« Il faut que la direction mouille sa chemise »

Contraignante dans un premier temps, l'élaboration du document unique peut aussi être l'occasion d'impulser une culture du risque et un véritable management de la sécurité. « Une politique de prévention ne peut fonctionner sans un réel engagement de la direction et de l'encadrement », indique Alain Pierrat, responsable de la sécurité industrielle à l'Union des industries chimiques. « Ce document de synthèse, qui doit être mis à jour régulièrement, est un bon moyen d'associer plus étroitement les salariés et leurs représentants », estime Christian Puech, directeur maîtrise des risques et sécurité à Air liquide, qui se félicite de la baisse des accidents du travail (14 accidents enregistrés en 2001, contre 20 l'année précédente). Avec son franc-parler, Jean-Luc Ellart, ingénieur sécurité pour Eiffage Construction Haute-Normandie, pense, lui aussi, que « les salariés et les CHSCT sont prêts à suivre à condition que la direction mouille sa chemise ». Pour impliquer davantage ses chefs de chantier, ses chefs d'équipe et ses conducteurs de travaux, l'entreprise leur réserve un manuel de prévention qui recense l'ensemble des procédures. « Une fois tous les deux mois, nous faisons aussi le point avec l'encadrement sur les questions de sécurité. Chaque fois qu'une nouvelle équipe d'ouvriers est envoyée en mission, le chef de chantier est prié de l'accueillir et de lui présenter l'état d'avancement des travaux, les contraintes de qualité et les règles de sécurité », ajoute Jean-Luc Ellart. Vallourec va encore plus loin. L'entreprise a nommé il y a un an et demi une soixantaine d'observateurs de la sécurité. « Des opérateurs sensibilisent ainsi leurs collègues sur le sujet et font remonter leurs remarques à la direction. Par ailleurs, les agents de maîtrise sont chargés de réactualiser près de 350 consignes de sécurité », explique Jean-Marie Gros.

Avec l'évolution récente de la jurisprudence, l'élaboration du document unique n'est pas, en tout cas, un acte anodin. « L'employeur est entièrement responsable de la politique de santé et de sécurité au travail. Les arrêts rendus en février 2002 nous laissent penser que s'il retranscrit ou évalue mal les risques dans le document unique, il s'expose à une condamnation pour faute inexcusable. La législation introduit ainsi un facteur d'instabilité financière qui peut être lourd de conséquence », commente Jean-Christophe Ranc. Enfin, le document unique n'est pas figé dans les glaces pour l'éternité. En collaboration avec les acteurs de la prévention, les entreprises vont devoir lui donner vie et le réactualiser à chaque changement d'organisation. Sous peine de se voir sanctionnées par l'Inspection du travail !

Les TMS en tête des maladies reconnues en Europe

La sous-déclaration des maladies professionnelles est une pratique courante en Europe. C'est ce que révèle une enquête réalisée en 2002 par Eurogip, un organisme créé en 1991 à l'initiative de la Caisse nationale d'assurance maladie et de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Sur les 14 pays étudiés par cet observatoire chargé de réfléchir aux aspects européens des risques professionnels, 12 s'estiment en effet concernés. Ainsi, le Danemark évalue à 50 % le taux de cancers liés à l'amiante ou aux poussières de bois sous-déclarés pour la période 1983-1987. Le manque d'information des salariés et des médecins généralistes sur les pathologies professionnelles et leur éventuelle exposition aux risques, la peur des victimes de perdre leur emploi, la pénurie de médecins du travail sont autant de raisons communément invoquées.

Parallèlement, Eurogip souligne que dans six pays, parmi lesquels la France, la Suède, l'Espagne ou la Finlande, les troubles musculo-squelettiques (TMS) arrivent en tête des maladies professionnelles reconnues. Les pathologies dorsales et lombaires, reconnues sous certaines conditions en France et au Danemark, font aussi une entrée en force. Alors que les troubles psychosociaux (stress, épuisement, etc.) se développent à vive allure, seule la Finlande réfléchit à leur éventuelle introduction dans sa liste des maladies professionnelles. Enfin, les cancers liés à l'amiante représentent une part prépondérante des cancers reconnus : plus de 83 % en France en 2000, 73 % en Allemagne. Ces deux pays figurent, avec l'Autriche et l'Italie, parmi ceux qui reconnaissent le plus facilement leur caractère professionnel.

Auteur

  • S.D.