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Vie des entreprises

A l'ENA et à l'X, la GRH n'est pas à bonne école

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.01.2003 | Catherine Lévi

L'ENA est en crise, mais Polytechnique ne va pas bien non plus. Accusée d'archaïsme, de corporatisme… l'élite de nos grandes écoles est sur le gril. Il faut dire que les deux institutions ne sont pas des modèles de gestion des hommes. La multiplicité des statuts du personnel est un vrai casse-tête, et le recrutement un parcours du combattant. À quand la réforme ?

L'année 2002 s'est muée en annus horribilis pour l'ENA, la grave crise interne qui y couvait depuis un moment prenant une allure paroxystique. Elle avait déjà éclaté au grand jour lorsque la promotion Nelson Mandela (1999-2001), dénonçant la « médiocrité de la scolarité », avait réclamé la suppression du classement de sortie de l'école. Le changement de majorité n'aura rien arrangé à l'affaire. Deux parlementaires de l'UMP ont relancé la polémique, réclamant en novembre dernier la suppression pure et simple de l'École nationale d'administration, vilipendée comme un « frein absolu à l'innovation de terrain ».

De violentes critiques qui ont connu leur épilogue en décembre avec le remplacement de la directrice de l'ENA, Marie-Françoise Bechtel (une proche de Jean-Pierre Chevènement), nommée par la gauche en septembre 2000, par Antoine Durrleman… lui-même écarté de la direction générale de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Cet ancien du cabinet d'Alain Juppé, à Matignon, est instamment prié de mettre fin à la « crise » et de réformer l'ENA. Mais l'ENA n'est pas la seule grande école au cœur d'un mouvement de contestation. Polytechnique aussi alimente le débat. Épinglée pour mauvaise gestion par la Cour des comptes, l'X est régulièrement montrée du doigt dans les ouvrages de management. Archaïsme, esprit technocratique, corporatisme, consanguinité, les critiques sont les mêmes que celles adressées à l'ENA. Mais « Polytechnique n'a pas à gérer le psychodrame permanent dans lequel vit l'école et qui ne facilite pas sa modernisation », nuance Arnaud Teyssier, président de l'association des anciens élèves de l'ENA.

Une ruche de 3 400 personnes

Rattachée au ministère de la Défense, Polytechnique, qui a acquis le statut militaire en 1804, est la plus imposante des deux grandes écoles. Son campus de Palaiseau (Essonne) s'étend sur 186 hectares. Avec des promotions de 500 étudiants, les professeurs, les chercheurs qui travaillent dans quelque 23 laboratoires, les militaires et le personnel administratif, plus de 3 400 personnes se côtoient dans cette ruche. Outre 387 professeurs, la direction de l'enseignement compte 80 administratifs. Le restaurant emploie 60 cuisiniers, plongeurs et serveurs qui assurent 550 000 repas par an ; la DRH est forte de 27 personnes. « Nous avons besoin d'un personnel important pour gérer l'école », précise César Alfonsi, responsable du service des ressources humaines.

En comparaison, l'ENA, créée en 1945 et rattachée directement à Matignon, s'apparente à une PME, avec seulement 248 salariés répartis sur trois sites : le fief historique de la rue de l'Université, le deuxième à Strasbourg, depuis 1993, le troisième avenue de l'Observatoire, depuis que l'école a fusionné début 2002 avec l'Institut international d'administration. Cette différence de taille s'explique par l'externalisation de la restauration, la capacité restreinte des promotions (170 élèves) et la spécificité du corps professoral. « Nos enseignements sont donnés par plusieurs centaines d'intervenants qui sont pour l'essentiel des hauts fonctionnaires en exercice », précise Éliane Chemla, directrice des études.

Davantage que les écoles de commerce, ces deux institutions sont fermement encadrées par leur tutelle. Modes de fonctionnement, catégories d'emplois, rémunérations, missions, tout est régi par des décrets qui datent, pour certains, de plus de trente ans. Lorsque apparaît une difficulté de gestion, la modification nécessaire suppose un nouveau texte, ce qui prend parfois plusieurs années ! « Nous avons récupéré de l'oxygène pour la gestion des professeurs contractuels, qui bénéficient depuis juin 2000 d'un nouveau statut, plus clair et mieux adapté à la concurrence en termes d'avancement et d'obligations, modernisant de vieux textes qui dataient de 1950 et 1973 », précise Patrick Le Tallec, directeur général adjoint pour l'enseignement à Polytechnique.

Le diktat des corps

Les règles statutaires compliquent sérieusement la tâche des gestionnaires des deux écoles. Les professeurs sont issus de l'Éducation nationale. Quant aux fonctionnaires en poste, ils sont détachés de leur administration d'origine, généralement pour une période de cinq ans, reconductible. Le personnel administratif de l'X vient généralement du ministère de la Défense, celui de l'ENA provient des ministères de l'Intérieur ou des Finances, du Conseil d'État… Difficile de motiver ces fonctionnaires de passage et de gérer leur carrière. D'autant qu'en la matière l'appartenance au corps d'origine est déterminante. Les salaires sont indexés sur la grille de la fonction publique et l'avancement est décidé par l'administration d'origine, qui réalise l'évaluation des intéressés, en liaison avec les établissements. Seules les primes au mérite sont laissées à la discrétion des écoles. Pas simple non plus de sanctionner un fonctionnaire qui dépend d'un responsable hiérarchique extérieur.

Même absence de latitude pour le recrutement des fonctionnaires, qui se fait uniquement par mutation. En cas de besoin, les deux écoles transmettent une fiche de poste à leur autorité de tutelle et prennent leur mal en patience : un détachement demande plusieurs mois. Responsable du service documentation (et déléguée CGT) de l'ENA, Gaëlle Béquet a pu disposer en décembre 2002 d'un cadre - recruté en juin. Les deux écoles sont obligées d'accepter les personnels qu'on leur affecte, même si leurs profils ne correspondent pas à leurs exigences. À Strasbourg, l'ENA a même vu arriver des facteurs, détachés de La Poste. Aucune échappatoire possible : il n'existe pas, comme dans la fonction publique, de concours d'intégration, ce qui ne favorise pas l'arrivée de jeunes.

La direction des deux établissements n'a pas non plus son mot à dire sur les directeurs de service, qui sont nommés par décret et qui échappent à toute évaluation interne. Quant aux patrons des deux écoles, leur choix comme leur éviction sont largement politiques. Marie-Françoise Bechtel a été évincée du jour au lendemain, bien avant la fin de son détachement de cinq ans. « À Polytechnique, le recrutement s'apparente à un parcours du combattant », admet Pierre Azoulay, le secrétaire général de l'école. La localisation actuelle de l'X, qui a quitté le quartier Latin en 1975, n'arrange pas les choses. « Excentré, Palaiseau n'attire guère de vocations », déplore César Alfonsi. Manquant de personnel, en particulier d'ouvriers professionnels, Polytechnique fait appel à des précaires (en CES, notamment) qui s'empressent de passer les concours de la fonction publique et quittent le campus une fois leur diplôme en poche.

Les jeunes fonctionnaires prennent également rapidement la poudre d'escampette. « Et les personnes qui partent ne sont pas systématiquement remplacées. Dans l'informatique, il y a trois postes vacants », déplore Agnès Nguyen, chef de projet à la direction des systèmes d'information et déléguée syndicale à la Fédération autonome de la Défense nationale (FADN), majoritaire avec FO. Seuls les plus anciens, enracinés dans la région, restent. À Polytechnique, il n'y a que l'enseignement qui échappe aux difficultés de recrutement en raison du prestige de l'école. Sa localisation à Palaiseau est même un atout : « Nous sommes attractifs, car l'effet campus joue fortement en faveur des professeurs qui peuvent cumuler des activités d'enseignement et de recherche. C'est plus difficile de disposer des mêmes moyens en centre-ville », fait valoir Patrick Le Tallec.

Impossible de recruter en CDI

Même si ses trois sites bénéficient d'une bonne localisation en centre-ville, l'ENA est victime de ses contraintes géographiques. Son éclatement entre Paris et Strasbourg est un handicap, au premier chef pour les professeurs qui doivent enseigner dans les deux villes. « La charge de travail est déjà chronophage pour des hauts fonctionnaires en exercice, alors se rendre à Strasbourg, qui n'est pas desservi par le TGV, n'arrange rien. Nous ne trouvons pas toujours qui nous voulons et, en plus, nous gérons près de 1 500 voyages par an, ce qui coûte très cher », souligne Éliane Chemla.

Le site de Strasbourg est le premier à souffrir. « Nous n'avons pas beaucoup de candidats, le vivier local de fonctionnaires n'étant pas important, explique Patricia Desheraud, responsable du service des ressources humaines et des rémunérations. En outre, nous avons un fort turnover, car la charge de travail est lourde et les rythmes contraignants. » Comme le personnel passe son temps à courir entre les différents services de l'école, les études et les concours basés rue de l'Université, les relations internationales, avenue de l'Observatoire, et la majeure partie des activités administratives à Strasbourg, des bureaux de passage ont été installés pour accueillir les « nomades ». Afin d'éviter de multiplier les déplacements, certains services ont des correspondants locaux, comme la DRH. Le secrétaire général a même décidé d'installer, il y a huit mois, la visioconférence.

À l'ENA comme à l'X, les contractuels apportent une indispensable bouffée d'oxygène. On compte jusqu'à 155 contractuels parmi le personnel administratif de Polytechnique pour seulement 90 fonctionnaires, ce qui en dit long sur les difficultés de recrutement. Mais cette souplesse est toute relative. Depuis 1984, il est quasiment impossible aux deux établissements de recruter des salariés en contrat de travail à durée indéterminée (CDI) pour des emplois permanents. Seuls des contrats à durée déterminée (CDD) de trois ans renouvelables sont autorisés. Pérenniser des contrats dérogerait au statut de la fonction publique. Mais les CDD jouent les seconds rôles, ce qui ne permet pas nécessairement d'attirer les talents, d'autant que les salaires proposés sont très en dessous de ceux du privé, jusqu'à 60 % de moins pour les postes les plus pointus.

Résultat, les jeunes contractuels ne font souvent que passer, surtout à Polytechnique. « Ils tentent leur chance à l'extérieur dès qu'ils ont un peu d'expérience », souligne Agnès Nguyen. Du coup, de nombreux cadres des deux écoles voient leurs contrats renouvelés quasi automatiquement, comme Jean Laberenne, chef de service infrastructure et entretien de Polytechnique, en CDD depuis 1995. Les deux écoles cherchent d'autant moins à se séparer de leurs contractuels qu'elles doivent payer leur chômage en cas de non-renouvellement de contrat. Ces deux établissements publics d'État ne cotisent en effet pas aux Assedic.

La cohabitation de contractuels et de serviteurs en titre de l'État ne va pas sans poser de problèmes dans les équipes. « Je dirige des fonctionnaires qui ont la sécurité de l'emploi », explique Jean Laberenne. Son service est une parfaite illustration des dysfonctionnements de l'X. Il compte 49 personnes, 4 militaires, 2 CDD, et 42 ouvriers d'État, un vieux statut en voie d'extinction. Autre chausse-trape, les CDD ne peuvent bénéficier d'aucune progression de salaire avant le renouvellement de leur contrat, alors que les fonctionnaires sont augmentés selon leurs procédures d'avancement et touchent des primes. « Il est difficile de récompenser un contractuel au mérite », regrette Patrick Le Tallec. D'autant qu'ils échappent à toute évaluation, à l'X comme à l'ENA.

À Polytechnique, la multiplicité des statuts est un vrai casse-tête chinois. On en compte dix, régis par autant de textes différents. Avec quelques curiosités maison comme les 92 CDI d'avant 1984 et les 224 ouvriers d'État. « La diversité des populations représentées fait la richesse de l'école, mais rend aussi complexe la gestion des ressources humaines », résume le commandant Olivier de la Bretesche, directeur de la communication de l'X, l'un des 93 militaires détachés sur le campus. Chaque service a son propre patchwork de personnel, ce qui n'est jamais simple à gérer, d'autant que les CDI et les ouvriers d'État sont regardés avec envie par les CDD et les ouvriers professionnels.

Une culture administrative

Pour moderniser la gestion de leur personnel, l'ENA et Polytechnique aimeraient en finir avec les CDD à rallonge. Dans le cadre de la loi Sapin de janvier 2001 sur la résorption de l'emploi précaire, les contractuels peuvent passer un concours de la fonction publique. Mais, souvent, leur rémunération diminue, ce qui ne suscite pas beaucoup de vocations, reconnaît-on à l'ENA. De son côté, Polytechnique tente de négocier un nouvelle forme de CDI. Des négociations sont en cours depuis 1996, mais la Direction de la fonction publique et le ministère du Budget n'ont toujours pas donné leur accord, ce qui a provoqué une grève des contractuels en 1999. Ces tractations ne facilitent pas les recrutements en CDD, qui sont appelés à diminuer, voire à disparaître.

Autant dire que ces contraintes et cette forte culture administrative empêchent les services RH de l'ENA et de l'X de bâtir des politiques dynamiques pour l'emploi, la mobilité ou la gestion des compétences et des carrières. C'est bien simple, elles ne disposent même pas d'un logiciel adapté aux RH. Il n'existe aucun service transversal, ni dans l'une ni dans l'autre, hormis pour la paie. À l'ENA, la personne qui s'occupe de la formation permanente est à mi-temps. Ce sont les statuts qui dictent l'organisation des équipes RH. À l'X, le personnel du service est réparti par grands bureaux statutaires afin de naviguer dans les méandres des textes. Les salariés sont priés de régler individuellement leurs problèmes et de gérer en direct leurs besoins de recrutement comme de formation, la DRH se contentant d'enregistrer les demandes. « Polytechnique est gérée comme une administration, pas comme une entreprise, alors qu'elle a des challenges dignes d'une entreprise privée », note Agnès Nguyen. Très cloisonnés, les services reproduisent le même comportement administratif avec leurs équipes. « Nous faisons de gros efforts de communication pour donner une notion de groupe en parlant de tout le monde tout le temps », observe le commandant de la Bretesche. Mais l'X ne voit pas encore le bout du tunnel.

Avant même le départ de Marie-Françoise Bechtel, l'ENA avait bien tenté de changer de cap. « Nous voulons introduire une culture moderne et participative », faisait-elle valoir en décembre, quelques jours avant son remplacement. L'école a ainsi lancé un important programme s'appuyant sur la déconcentration budgétaire pour responsabiliser les « managers », la mise au point d'un référentiel d'emplois et de compétences et le développement de la communication et du travail entre services. « On a beaucoup de bonne volonté, mais le quotidien nous enterre », regrette Patricia Desheraud. L'école doit en plus digérer sa douloureuse fusion avec l'Institut international d'administration, qui a notamment entraîné un vaste chambardement des structures et une redistribution des responsabilités. Signe du malaise, une grève est intervenue en octobre sur le site de l'Observatoire.

Ça grogne dans les services

La mise en place de la réduction du temps de travail a plutôt compliqué la tâche des deux écoles. Les personnels de l'ENA et de Polytechnique devraient pourtant s'estimer heureux. À l'X, ils ont récupéré 18 jours en plus de leurs 25 jours de congé. À l'ENA, 20 jours de RTT s'ajoutent aux 25 jours de congé. Seulement, il n'y a eu ni embauches ni révision à la baisse des missions. Résultat, ça grogne dans les services. « La charge de travail est très lourde pour le personnel. Les agents craquent un peu », juge Gaëlle Béquet, déléguée CGT de l'ENA. Même son de cloche à Polytechnique qui souffre en outre de la fin de la conscription, ayant entraîné le départ de 60 appelés du contingent, non remplacés. Certaines tâches sont reportées, d'autres externalisées, comme le gardiennage. « À la direction des services informatiques, nous avons perdu sept appelés. Avec la mise en place de la RTT, nous avons 35 % de ressources en moins », remarque la syndicaliste Agnès Nguyen.

Le malaise est sensible dans les directions. « Avant la mise en place de la RTT, le personnel travaillait déjà moins de 1 600 heures par an. Nous sommes maintenant à un niveau encore plus bas. C'est catastrophique », s'alarmait Marie-France Bechtel. Sans compter les tracas administratifs. « La RTT est un facteur de rigidité et de complexité de la gestion qui exige un décompte précis du temps de travail. Avant, certains agents n'hésitaient pas à travailler plus tard le soir. Maintenant, c'est fini », pointe Pascal Girault, secrétaire général de l'ENA. L'école va devoir également digérer la mise en place récente des horaires variables. Antoine Durrleman a décidément du pain sur la planche.

Auteur

  • Catherine Lévi