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Politique sociale

L'OIT, cette vieille dame qui combat les excès du libéralisme

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.01.2003 | Isabelle Lesniak

Institution originale, où se côtoient représentants des états, salariés et employeurs, l'Organisation internationale du travail n'a de cesse de défendre, depuis Genève, les droits et libertés des travailleurs partout dans le monde. Sauf qu'à l'inverse de l'OMC, sa cadette, elle ne dispose d'aucun mécanisme de sanctions pour faire respecter ses directives.

Genève ? Connais pas ! Contrairement à Gênes ou Porto Alegre, la cité helvétique ne revêt aucun caractère symbolique pour les militants de l'antimondialisation. C'est pourtant là que siège l'Organisation internationale du travail, cette institution onusienne qui lutte contre les discriminations au travail, défend les libertés syndicales et les droits des travailleurs partout dans le monde et combat toutes les formes d'exploitation. À l'heure où la globalisation de l'économie est dénoncée par un mouvement d'opinion de plus en plus large et où les grandes réunions internationales, du forum de Davos au sommet de Johannesburg, débattent de la responsabilité sociale des entreprises, jamais l'OIT n'a semblé autant dans l'air du temps. Mais c'est du bout des lèvres qu'une association écoutée comme Human Rights Watch salue le travail accompli par l'organisation genevoise. « Nous n'entretenons pas vraiment de contacts avec elle. Nos formes d'action sont trop éloignées », souligne l'un des porte-parole de HRW.

Il n'empêche que, depuis sa création en 1919, cette instance unique en son genre, où se retrouvent gouvernements et représentants des salariés et des employeurs, n'a cessé de s'ériger en contre-pouvoir face aux excès du libéralisme. Des exemples ? Dès 1930, elle a codifié un régime de congés payés, alors que deux ou trois dans le monde en possédaient un par convention ; elle a fixé en 1973 un âge minimal pour le travail des enfants. Ses 175 États membres ont également adopté en 1998 une « Déclaration de principes et de droits fondamentaux au travail » visant à établir un socle de règles sociales dans le commerce mondial. Ils s'engagent aussi à respecter des principes sociaux comme la liberté d'association, l'élimination du travail forcé, l'abolition du travail des enfants et l'éradication des discriminations en matière d'emploi…

Une maison cloisonnée

Reste que l'OIT souffre d'une réputation d'usine à gaz, de maison cloisonnée entre des départements qui s'ignorent, chacun choisissant son éditeur, utilisant ses propres sources statistiques ou décidant de son plan de communication. À ce petit jeu, le charismatique Frans Röselaers, patron du programme contre le travail des enfants, à l'origine d'initiatives médiatiques comme les « cartons rouges » distribués pendant la Coupe d'Afrique des nations aux entreprises coupables de faire travailler des enfants, a fortement irrité ses pairs. Cette véritable tour de Babel emploie au total 2 000 fonctionnaires, dont 1 300 logés dans l'immeuble de 10 étages, d'allure stalinienne, qui surplombe la place des Nations à Genève. Et encore, il ne s'agit là que des postes financés sur le budget ordinaire, qui oscille entre 200 et 220 millions d'euros par an. Par comparaison, l'Organisation mondiale du commerce (OMC), unanimement louée pour son efficacité, fonctionne avec 550 personnes et un budget inférieur à 100 millions d'euros. Au personnel titulaire, il faut ajouter des centaines de vacataires, des bataillons de stagiaires et des cohortes d'experts recrutés pour des missions temporaires. Beaucoup de départements, décentralisés aux quatre coins du monde, s'adjoignent en effet les services d'experts locaux. « Sur les 350 personnes du programme contre le travail des enfants, 70 sont pakistanaises, témoigne le directeur du service, Frans Röselaers. Pour ne pas enfreindre la règle de l'ONU, ces postes ne sont pas rémunérés sur le budget régulier mais financés par des contributions volontaires. »

Car le recrutement des fonctionnaires de l'OIT repose sur des règles strictes, avec des quotas par nationalité. Parmi les 110 nationalités présentes, les Japonais et les Américains sont actuellement sous-représentés, mais l'Hexagone peut difficilement faire la fine bouche. À Genève, la France dispose d'un poste de directeur général, occupé par François Trémeaud, parmi les six que compte le Bureau international du travail, le secrétariat permanent de l'OIT, que dirige le Chilien Juan Somavia, et elle assure la direction du bureau des activités pour les employeurs, le service de la liberté syndicale ou la coordination des stratégies contre l'exclusion sociale. Ce partage très diplomatique des postes se retrouve au plus haut niveau, y compris parmi les représentants des salariés. Ou plutôt des travailleurs, selon la dénomination genevoise. Marc Blondel, fier d'être « actif dans l'organisation depuis dix-huit ans, avec une seule interruption de trois ans », a dû renoncer, en juin dernier, à postuler à la fonction de vice-président travailleur de l'OIT, finalement échue à un candidat… des Barbades, parce que la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) souhaitait y placer un représentant des pays émergents. Mais le numéro un de Force ouvrière s'est consolé avec le poste stratégique de porte-parole des travailleurs pour les finances et l'administration.

La réputation d'indépendance de l'OIT est un peu ternie par le dossier des contributions volontaires. Comme le Haut Commissariat aux réfugiés et d'autres institutions de l'ONU, l'OIT complète en effet son budget, à hauteur de plus de 100 millions d'euros, par des dons des États membres. Au risque d'instaurer une relation de dépendance avec les plus « généreux » d'entre eux, au premier rang desquels figurent les États-Unis. Ceux-ci versent chaque année 30 millions de dollars à l'OIT, devant le Royaume-Uni, et loin devant la France, située au sixième rang des donateurs avec quelque 9 millions d'euros. Par deux fois, l'administration Bush a tenté de réduire la substantielle enveloppe que Bill Clinton avait fait voter par le Congrès, sans y parvenir. Inutile de dire que cette générosité appelle des contreparties. « Les Américains ne ratifient pas les conventions mais ils pèsent de tout leur poids pour que le BIT mette en place des programmes de lutte contre le travail des enfants dans les pays que visite le président Bush », dénonce Marc Blondel qui s'inquiète de la dérive possible de l'institution vers une « société de services à la disposition des États ».

Des partenaires sociaux influents

La composition tripartite de l'OIT a l'avantage de limiter le poids des États. Car les représentants des travailleurs et des employeurs sont présents à tous les niveaux, qu'il s'agisse de la Conférence internationale du travail, l'assemblée plénière de l'OIT, ou du conseil d'administration, son organe exécutif. « Cela constitue la valeur ajoutée de l'OIT », estime Guy Ryder, de la puissante CISL, l'un des contre-pouvoirs, à Genève, de l'influence américaine. Quand travailleurs et employeurs parviennent à se mettre d'accord, ils ont souvent plus de pouvoir de persuasion que les délégués des gouvernements, notamment lorsqu'il s'agit de déposer une plainte contre un État membre.

La coordination très forte au sein de leurs groupes respectifs leur permet d'adopter des positions unitaires, alors que les voix des gouvernements sont beaucoup plus discordantes. Mais, a contrario, cette discipline de groupe n'est guère propice à l'émergence d'individualités fortes. Marc Blondel est d'ailleurs l'une des personnalités marquantes de l'OIT. Surtout depuis le décès, en 1998, de l'ancien vice-président du CNPF, Yvon Chotard, qui a présidé à deux reprises le conseil d'administration du BIT. Le gouvernement français a souvent envoyé à Genève des représentants de second plan, pour la plupart des inspecteurs généraux des affaires sociales, jusqu'à l'entrée en fonction, le 7 novembre dernier, de l'ancien ministre du Travail Philippe Séguin. La France compte un autre ambassadeur de poids avec l'ancien patron des patrons français, François Perigot, président du Medef international et surtout de l'Organisation internationale des employeurs. Une institution, créée dans le passé pour assurer la représentation des patrons au BIT, qui est à l'origine de beaucoup d'initiatives importantes, comme la Déclaration de 1998.

Reste que le sacro-saint tripartisme en vigueur à l'OIT alourdit considérablement le fonctionnement de l'organisation. « Sa gestion repose non seulement sur les compromis entre les États, mais aussi sur des accords parfois délicats entre partenaires sociaux », reconnaît Jean-Pierre Delhomenie, administrateur du programme pour la promotion de la Déclaration. C'est d'autant plus vrai depuis la fin de la guerre froide. « L'ennemi à abattre a disparu, analyse le Français Bernard Gernigon, chef du service de la liberté syndicale. En outre, les plaintes sont devenues plus techniques, moins mobilisatrices. Autrefois, les patrons et les salariés faisaient front pour faire libérer un syndicaliste prisonnier d'une dictature. Maintenant qu'il faut définir les services essentiels dans lesquels on peut restreindre le droit de grève, chaque groupe défend ses intérêts. »

Une organisation « toothless »

Parmi les ratés de ce consensus nécessaire figure le dossier du travail au noir, qui n'a jamais fait l'objet d'aucune convention, parce que les représentants des travailleurs ne veulent pas discuter à Genève d'une pratique qu'ils récusent. Aux divergences traditionnelles entre employeurs et salariés s'ajoutent des lignes de partage également classiques entre le Nord et le Sud. Les pays en développement tendent à considérer l'OIT comme un « club de pays riches » qui dissimule des réflexes protectionnistes, sous couvert de défense de valeurs sociales. Depuis la ratification de la première convention de l'OIT, en 1919, où les pays européens n'ont accepté d'instaurer la journée de travail de huit heures qu'à la condition que d'autres pays, nommément désignés, fassent de même, les suspicions de « protectionnisme social » planent toujours autour des décisions de l'organisation genevoise. Le Mexique et l'Égypte n'ont ratifié la Déclaration de 1998 qu'à contrecœur, et à condition d'y inclure un article précisant que « ses principes ne doivent, en aucun cas, être utilisés à des fins protectionnistes ».

Mais le reproche majeur adressé à l'OIT est d'être l'une de ces organisations toothless, sans dents, dans le jargon anglo-saxon. Contrairement à l'OMC, à laquelle on la compare souvent, en sa défaveur, l'institution genevoise ne peut décider de sanctions financières. « L'OIT dispose d'un système de contrôle parmi les plus développés des organisations internationales, allant des demandes officielles d'information aux plaintes, en passant par les mises en garde et les commissions d'enquête, mais il lui manque un moyen de coercition », analyse Kimberly Ann Elliott, de l'Institute for International Economics, l'un des think tanks les plus prestigieux de Washington.

Pas de menace d'exclusion

Contre un État membre bafouant ouvertement ses recommandations, ou refusant de ratifier une convention importante, à l'instar des États-Unis qui n'ont adopté que deux des huit conventions « fondamentales », au même titre qu'Oman ou que l'Arménie, ou contre un État tardant à appliquer une convention qu'il a ratifiée, comme Cuba, qui a entériné sept textes fondamentaux sans respecter pour autant la liberté syndicale, l'OIT s'est toujours refusée à brandir la menace de l'exclusion. « Elle est contraire à notre philosophie et peu pertinente », estime Jean-Claude Javillier, directeur des normes internationales au BIT. Même l'Afrique du Sud n'a pas été excommuniée pour cause d'apartheid. Il faut dire qu'elle s'était exclue d'elle-même en 1966.

Face à cette relative impuissance, les représentants des travailleurs suggèrent d'établir une coopération avec l'OMC, qui pourrait prolonger l'action de l'OIT par des sanctions financières plus efficaces. « La question n'est plus taboue mais elle heurte pas mal d'intérêts en place. Beaucoup craignent de voir leur échapper le contrôle de l'application des conventions », reconnaît Marc Blondel. « Maintenant que l'OIT a prouvé qu'elle pouvait tenir son cap quel que soit le contexte, il lui reste à se poser la question de l'efficacité de ses moyens, renchérit Jean-Daniel Leroy, directeur du BIT à Paris. Il s'agit de savoir si on passe de notre moteur traditionnel à trois temps, le tripartisme, à une autre mécanique qui intégrerait les ONG ou d'autres institutions. » L'efficacité du combat contre les excès de la mondialisation est peut-être à ce prix.

L'arme de l'article 33

En plus de quatre-vingts ans d'existence, l'OIT n'a eu recours qu'une seule fois, en 2001, à son arme « atomique ». Le fameux article 33 qui permet de prendre « toute mesure opportune » pour assurer l'exécution d'une convention ratifiée par un État membre. Balayant la résistance de nombreux pays asiatiques voisins mais aussi de pays latino-américains (Cuba, le Mexique, la Colombie et le Venezuela), l'OIT a demandé aux gouvernements, aux entreprises, aux syndicats et aux institutions internationales de cesser, avec la Birmanie, « toute relation qui pourrait aider ce régime à utiliser le travail forcé ». Une pression qui a, au moins, contraint la junte au pouvoir à plus d'ouverture. Les militaires qui refusaient toute mission de contrôle jusqu'en 1998 ont accepté l'installation à Rangoon d'un officier de liaison du BIT. Reste qu'il est peu probable que l'article 33 soit utilisé contre d'autres États membres. « La Birmanie n'avait pas de soutiens influents pour la défendre. Il n'était pas risqué de la punir », souligne Kimberly Ann Elliott. De même, si les plaintes contre le Nigeria et la Colombie, et récemment contre la Biélorussie, ont fait l'objet d'un relatif consensus, le cas de la Chine est autrement plus délicat, même si le BIT reste la seule institution de l'ONU à avoir critiqué la politique chinoise. Marc Blondel, qui avait déposé en 1982 une plainte historique contre la Pologne de Jaruzelski, coupable de réprimer l'action du syndicat Solidarité, se bat aujourd'hui contre le régime chinois, utilisant toutes les occasions pour évoquer le cas des dissidents. Surtout durant le conseil d'administration. « Mes propos sont consignés sur le procès-verbal, ce qui force l'ambassade de Chine à fournir des informations sur les syndicalistes incarcérés », se réjouit-il.

Auteur

  • Isabelle Lesniak