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Enquête

LES PSYS S'INVITENT AU BUREAU

Enquête | publié le : 01.01.2003 | Stéphane Béchaux, Frédéric Rey

Psychiatres penchés sur la souffrance des salariés, psychanalystes à l'écoute des managers, gourous de l'intelligence émotionnelle… les spécialistes de l'âme troquent leur blouse contre le costume de consultant. Inventaire de ces intervenants new-look.

Dans l'entreprise, les psychologues du travail ne sont désormais plus les seuls à s'intéresser au mental des salariés. Ces praticiens de l'entreprise qui, depuis les années 60, ont investi le recrutement, l'ergonomie, l'organisation, le reclassement ou encore la mobilité sont de plus en plus concurrencés sur leur propre terrain par d'autres « écoles ». Les psychiatres sont devenus des experts incontournables du stress professionnel. Avec l'apparition des bilans de compétences puis du coaching, les psychothérapeutes et autres psychanalystes se sont érigés en éminences grises des cadres dirigeants. Dans les années 20, les premiers services de psychologie appliquée, qui ont vu le jour dans les armées ou dans des entreprises publiques comme la SNCF ou la RATP, avaient essentiellement pour objectif de vérifier et de valider des hypothèses sur les conduites humaines, notamment au moment du recrutement. Aujourd'hui, les psys se sont complètement recentrés sur l'individu.

C'est sous leur férule, par exemple, que le développement personnel a fait une percée. Même la défense nationale s'y est mise. « Nous avons recruté des psychologues cliniciens chargés de venir en aide aux individus qui rencontrent des difficultés d'adaptation à la vie militaire », souligne Michel Leconte, capitaine de frégate et responsable adjoint du service de psychologie de la Marine. Aux États-Unis, les entreprises développent de plus en plus des employee assistance programs (EAP). En France, des démarches similaires commencent à voir le jour sous la forme d'assistance psychologique. Avec l'arrivée de l'intelligence émotionnelle dans certains programmes de leadership, un nouveau pan du marché du conseil se développe. Une aubaine pour les spécialistes de l'âme qui n'ont pas fini de s'enraciner dans l'entreprise. Passage en revue des principales familles de psys et de leurs contradicteurs.

Les docteurs du stress

Ruée vers l'or. Les psychiatres, qui, jusqu'à présent, n'avaient pas fait montre d'un grand intérêt pour l'entreprise, se précipitent désormais au chevet des salariés. Ils s'engouffrent ainsi dans la voie tracée par Marie-France Hirigoyen. En publiant, en 1998, un essai, le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, leur consœur a libéré la parole de milliers de salariés qui, jusqu'alors, taisaient leur souffrance au travail. Revers de la médaille, son livre a eu un tel succès – 500 000 exemplaires vendus dans une vingtaine de pays – que les salariés se sont mis à voir des « pervers narcissiques » partout, et pas toujours à bon escient. « Dans les affaires de harcèlement moral, on oublie de s'intéresser aux structurations du groupe et de l'organisation, dénonce Bernard Salengro, médecin du travail responsable de l'Observatoire du stress de la CFE-CGC. Or les pervers ne sont pas le gros de la troupe. » Pour tenter de remettre les pendules à l'heure, Marie-France Hirigoyen a jugé bon, en mars 2001, de publier une suite à son best-seller. Son titre parle de lui-même : Malaise dans le travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux.

Moins connu du grand public, Éric Albert fait fureur auprès des grandes firmes hexagonales. Ce psychiatre a fondé, en 1990, l'Institut français de l'anxiété et du stress (Ifas) pour proposer aux entreprises des programmes de mesure et de gestion du stress. L'activité d'origine s'est progressivement élargie à de nouveaux domaines : coaching, évaluation 360°, gestion des conflits, conduite du changement, « assertivité », etc. L'Ifas, dont le chiffre d'affaires a progressé de plus de 30 % lors du dernier exercice, compte aujourd'hui une quinzaine de consultants associés – psychologues, psychiatres, relaxologues – qui se présentent comme des « spécialistes du comportement en entreprise ». Auteur de livres à succès, dont Le manager est un psy ou N'obéissez plus !, chroniqueur de presse, Éric Albert ne fait pas l'unanimité auprès de ses pairs, qui lui reprochent d'avoir troqué sa casquette de médecin pour celle de businessman.

Une critique à laquelle Patrick Légeron, son concurrent direct, est moins exposé, malgré une activité florissante de conseil en « changement comportemental ». Fondé en 1989, son cabinet Stimulus a conservé une approche quasi exclusivement médicale, en concentrant son activité sur le stress professionnel, la violence interne et le stress post-traumatique. Sa quinzaine de consultants, pour l'essentiel des psychiatres et des psychologues cliniciens, proposent des missions d'audit, d'information, d'aide à la gestion du stress et de la formation. Le plus gros client de Stimulus est actuellement La Poste, qui a confié au cabinet le soin de former à la gestion du stress et de l'agressivité 10 000 agents travaillant dans les bureaux les plus sensibles.

Les managers sur le divan

« L'inconscient est-il manageable ? », « Recrutement, un terrain d'élection pour la pulsion d'emprise », «Absentéisme et fantasme », « Psychanalyse, sexualité et management »… Sigmund Freud serait-il devenu le nouveau maître à penser du management ? À lire les thèmes des colloques organisés par l'Institut Psychanalyse et Management (IPM) ou les titres des livres publiés par certains adhérents de cet institut, force est de constater que la psychanalyse s'intéresse désormais de très près à l'entreprise. Depuis 1990, l'IPM rassemble certains disciples de Freud, mais aussi des consultants, des enseignants en ressources humaines et même le responsable du coaching et du team building de Renault. Cette association se veut un lieu de réflexion où les adhérents développent un regard psychanalytique sur le management. À l'origine de la création de l'IPM, quelques psys ayant une connaissance concrète des entreprises ou dotés d'une expérience professionnelle. L'un des cofondateurs, Roland Brunner, diplômé de HEC Lausanne, a débuté comme trader chez Merrill Lynch avant de bifurquer vers la psychanalyse. « J'ai toujours pensé qu'on pouvait avoir une pratique d'écoute en dehors du divan », précise-t-il.

Au début des années 90, il reçoit à l'École supérieure de Rennes, qui hébergeait à l'époque l'association, des dirigeants de petites entreprises pour des consultations. « Ces personnes étaient dans l'impossibilité de transmettre l'entreprise qu'ils avaient créée. C'était comme leur enfant, explique Roland Brunner. J'ai travaillé individuellement avec chacun d'eux sur leur roman familial et professionnel. Il ne s'agit pas d'une psychanalyse où la personne vient s'allonger sur un divan, mais d'entretiens permettant une écoute à vocation parathérapeutique. » L'IPM s'est aujourd'hui constitué en réseau avec une présence dans huit régions et son « siège social » est basé à l'ESC Montpellier.

Si l'association ne fait pas de conseil aux entreprises, plusieurs de ses membres ont créé ce type d'activité. Le trésorier de l'association n'est autre que Florian Mantione, responsable du cabinet de recrutement éponyme. Les psys comme Roland Brunner ou Roland Guinchard pratiquent aujourd'hui le coaching de dirigeants. « Dans certaines entreprises, la pression de la performance est tellement forte qu'au niveau du management seules les personnalités perverses et les sujets de structure limite, à l'instar de sportifs de très haut niveau, peuvent résister, explique Roland Brunner. Ceux que je vais voir en coaching, ce sont les individus les plus fragiles sur une structure de personnalité hystérique. » Chaque année, l'IPM organise des rencontres nationales. Le prochain rendez-vous, en juin 2003, aura pour thème : « contradictions de l'organisation et contradictions du sujet »…

Les gourous anglo-saxons

Carl Rogers, Will Schutz, Elton Mayo… Nombre de psys à pied d'œuvre dans les cabinets de conseil ou les entreprises se réclament de ces maîtres à penser américains. Aujourd'hui, le psy le plus tendance s'appelle Daniel Goleman. Grand gourou de l'intelligence émotionnelle, il est l'auteur de deux best-sellers mondiaux sur le sujet. L'Intelligence émotionnelle 1, paru en 1995, expliquait au lecteur « comment transformer ses émotions en intelligence ». Il s'est vendu à plus de 5 millions d'exemplaires, dans une cinquantaine de pays. Dans le deuxième tome, Accepter ses émotions pour s'épanouir dans son travail, publié en 1998, l'auteur, psychologue de formation et ancien professeur à Harvard, tente de démontrer, études à l'appui, que la réussite professionnelle ne dépend ni du diplôme, ni du QI, ni des compétences techniques, mais des aptitudes émotionnelles : conscience et confiance en soi, self-control, capacité à communiquer et à influencer les autres, etc.

« Il n'y va plus seulement de notre intelligence, de notre formation et de nos compétences ; désormais, dans l'entreprise, on nous évalue aussi sur la qualité de notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Cet étalon est de plus en plus utilisé pour choisir qui sera licencié et qui restera, qui on laissera partir et qui on essaiera de retenir, qui sera oublié et qui décrochera la promotion », écrit-il, en guise d'introduction. Bonne nouvelle, l'auteur révèle que chacun peut améliorer son « QE », autrement dit son quotient émotionnel, pour peu qu'il apprenne à reconnaître, gérer et utiliser l'ensemble de ses émotions… Le type même de prestations que propose la société Emotional Intelligence Services, que Daniel Goleman a fondée après la publication de son deuxième livre.

Autre gourou de l'intelligence émotionnelle : Richard Boyatzis. Ce proche de Daniel Goleman, formé à Harvard par le même prof, David McClelland, est aujourd'hui associé doyen de Weatherhead, l'école de management de l'université de Cleveland. Docteur en psychologie sociale, il a participé au dernier ouvrage de Goleman, encore inédit en France, qui explore le rôle crucial de l'intelligence émotionnelle dans le leadership. Quasi inséparables, les deux chercheurs ont signé un accord de partenariat avec le cabinet américain Hay Group par lequel ils s'engagent à faire bénéficier ce dernier de leurs recherches sur l'intelligence émotionnelle. De quoi alimenter les programmes de développement du leadership et de la performance que Hay Group vend aux équipes dirigeantes.

Avec six autres chercheurs, Goleman et Boyatzis ont fondé en 1996 le Consortium pour la recherche sur l'intelligence émotionnelle dans les organisations. Ce club vise à faire avancer la recherche et les applications liées à l'intelligence émotionnelle. Coprésidé par Daniel Goleman et Cary Cherniss, un professeur de psychologie associé, il accueille aussi de grandes entreprises, à l'instar d'American Express, Hay Group, le cabinet de recrutement Egon Zehnder International et le groupe pharmaceutique Johnson & Johnson.

Les « opposants »

Dans son ouvrage la Barbarie douce, paru en 1999, le sociologue Jean-Pierre Le Goff fustigeait la frénésie d'évaluation réduisant les compétences à une série de comportements. L'année suivante, son collègue Pierre Morin rappelait, dans le Manager à l'écoute du sociologue, l'importance du contexte organisationnel dans les prises de décision. Aujourd'hui, cette critique de la psychologisation des rapports de travail commence à se faire entendre dans les rangs même des psys, notamment chez les psycho-sociologues comme Gilles Amado, professeur à HEC. « Ces gens sont tout simplement inquiets d'une éventuelle mort de leur discipline », remarque Éric Albert, psychiatre et patron de l'Institut français de l'anxiété et du stress (Ifas).

Depuis qu'il a publié Souffrance en France, Christophe Dejours, directeur du laboratoire de psychologie du travail du Cnam, se pose comme le chef de file des chercheurs critiques à l'égard de ces pratiques managériales. Ce psychiatre ne cesse de dénoncer la souffrance que génèrent les nouvelles formes d'organisation du travail. Un domaine qu'il explore depuis longtemps : en 1980, déjà, il publiait Travail, usure mentale, l'ouvrage de référence des tenants de la psychodynamique du travail (terme qui s'est substitué à celui de psychopathologie du travail). Selon lui, production en flux tendu, culte de la rentabilité et de la performance, dictature du court terme créent chez les salariés une souffrance mentale dont les répercussions peuvent être non seulement psychologiques mais aussi physiques : fatigue, anxiété, agressivité, troubles musculo-squelettiques, suicide, etc. « Comme les entreprises ne décèlent pas de symptôme commun, elles ont tendance à considérer que le problème se situe à un niveau individuel, sans s'interroger sur les situations de travail », dénonce Dominique Dessors, chercheuse au Cnam depuis dix ans.

Très critique sur les conséquences de la mondialisation et de la « guerre économique », Christophe Dejours est lui-même fort contesté. Ainsi, Éric Albert regrette « son a priori idéologique très fort et sa lecture psychanalytique-marxiste du monde du travail ». Même volée de bois vert à l'Institut Psychanalyse et Management : « Il y a chez lui beaucoup d'ouvriérisme, souligne Roland Brunner. Depuis peu, il commence à s'intéresser aux cadres. Sa digestion maoïste est en train de se réaliser. » Les psys ne sont pas toujours tendres entre eux.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Frédéric Rey