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Vie des entreprises

Gruss et Pinder, deux funambules du social

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.12.2002 | Frédéric Rey

Travail en famille, spectacles six ou sept jours sur sept, personnel renouvelé tous les ans… ces machines à rêve ne sont vraiment pas des entreprises ordinaires. Si Arlette Gruss joue la qualité et Pinder le spectacle populaire, les ténors du cirque à l'ancienne font face à une pénurie de main-d'œuvre qui les conduit à recruter artistes et monteurs à l'Est.

Demandez le programme ! Une fois par an, à l'approche de Noël, le cirque Pinder et celui d'Arlette Gruss dressent leur chapiteau l'un à côté de l'autre, sur la pelouse de Reuilly, à proximité du bois de Vincennes. Une sorte de trêve des confiseurs pour les deux plus grands cirques traditionnels français, car le reste de l'année, Pinder et Arlette Gruss évitent soigneusement de se croiser. Chacun a même ses chasses gardées : Lyon pour Pinder, Strasbourg pour Arlette Gruss. Et gare à celui qui briserait ce pacte tacite ! Arlette Gruss a vu rouge lorsque, une année, son concurrent a intégré dans sa tournée la capitale alsacienne. Depuis, Pinder a fait marche arrière et tout est rentré dans l'ordre. Mais les deux ténors du monde du cirque n'ont guère d'affinités entre eux.

Il faut dire que la santé économique de ces entreprises de spectacle, qui ne reçoivent aucune subvention du ministère de la Culture, reste fragile. Malmenés par le grand et le petit écran, les grands cirques traditionnels doivent également faire face à la concurrence de nouveaux venus, comme Plume, qui ont su conquérir une clientèle plus jeune, urbaine et plus fortunée. Des cirques contemporains qui n'ont pas d'aussi lourdes charges de fonctionnement. Pinder et Gruss doivent d'abord couvrir les frais de montage-démontage et de transport d'un chapiteau de grandes dimensions, avec son lot de projecteurs et de groupes électrogènes. L'autre gros poste de dépense du cirque traditionnel est la ménagerie, soit quelque 90 pensionnaires pour Pinder comme pour Gruss, fauves, éléphants, chevaux, otaries ou chameaux, qu'il faut héberger, transporter et nourrir. Faire tourner cette machine à rêve nécessite 140 personnes chez Pinder et 96 chez Arlette Gruss. Au total, les frais de fonctionnement atteignent 22 850 euros par jour chez Pinder, contre 15 250 euros chez Arlette Gruss, couverts à hauteur de 70 % par la billetterie.

Cet écart s'explique par des projets artistiques et une organisation diamétralement opposés. Chaque année, Pinder plante sa toile dans 160 villes et tourne en continu durant plus de onze mois. Le cirque d'Arlette Gruss ne se produit que durant dix mois et demi dans seulement 25 lieux différents. Un choix parfaitement assumé par sa fondatrice. « Je n'ai pas créé mon cirque pour m'enrichir mais pour faire un pied de nez à tous ceux qui annonçaient la mort de notre art », souligne-t-elle. Fille et petite-fille d'artistes de cirque, c'est en 1986 que cette ancienne trapéziste passée par le domptage a décidé de créer son propre chapiteau. Un pari audacieux à une époque où la cote du cirque traditionnel était en chute libre. Pour redonner ses lettres de noblesse au cirque, Arlette Gruss a beaucoup investi dans la qualité et le confort. Il faut une journée et demie pour dresser son chapiteau, tandis que Pinder a besoin de quatre heures seulement.

Sous l'immense tente rouge et blanc, c'est un vrai décor de théâtre. Le chapiteau est habillé de tentures de velours rouge dissimulant poteaux et câbles. Le sol est recouvert d'un parquet et, au sommet, ont été suspendus quatre énormes lustres rococo. Les gradins ont disparu pour laisser la place à des sièges individuels. Arlette Gruss n'a pas cherché à réduire les coûts artistiques : la troupe compte 30 artistes et un orchestre de 11 musiciens en livrée qui trône juste au-dessus de l'entrée des artistes. Chaque année, un compositeur écrit une musique originale, un créateur de costumes habille les artistes et une mise en scène est inventée. Tous les ans, à la mi-décembre, Arlette Gruss prend ses quartiers d'hiver pour préparer le spectacle de l'année suivante. Du cousu main.

De l'épicerie fine au supermarché

« Passer d'Arlette Gruss à Pinder, c'est quitter l'épicerie fine pour le supermarché », estime Jack Merville, un ancien acrobate aujourd'hui reconverti dans la vérification technique des chapiteaux. L'entreprise de Gilbert Edelstein emploie 35 artistes, mais l'orchestre a, depuis longtemps, été remplacé par un simple batteur et une bande musicale préenregistrée. Dans le plus ancien des cirques français, on joue la carte du spectacle populaire. Ambiance pop-corn garantie. Contrairement à Arlette Gruss, Gilbert Edelstein, le P-DG de Pinder, également président du Syndicat national du cirque (SNC), n'est pas issu du sérail.

Cet ancien restaurateur lyonnais a quitté les fourneaux dans les années 70 pour travailler avec le comédien Jean Richard, alors propriétaire de Pinder. Lorsque Pinder dépose le bilan, en 1983, c'est Gilbert Edelstein qui rachète l'entreprise. Sous sa férule, le cirque va se doter d'une gestion digne d'une industrie de services. Des commerciaux ont été recrutés pour trouver de nouveaux publics auprès des écoles, des collectivités et, en particulier, des comités d'entreprise. Une politique marketing a été mise en place avec la création de multiples produits dérivés : stylos, porte-clés, tapis de souris… Gilbert Edelstein envisage aujourd'hui d'agrandir l'entreprise avec la création d'un parc d'attractions en région parisienne qui portera le nom de Pinderland.

Du coup, la famille Edelstein dans son entier a embrassé le métier du cirque. Andrée, la mère, est directrice générale. Frédéric, le fils, est dompteur de fauves et directeur du chapiteau, tandis que son épouse, Sandra, a renoncé à des études de droit pour diriger un numéro de chevaux. Arborant le titre de directrice artistique, Sophie, la cadette, réalise chaque soir un numéro avec deux éléphants. Le cirque Gruss est aussi une affaire de famille. Désormais assise derrière un bureau logé dans une caravane, Arlette Gruss a abandonné le fouet pour se consacrer aux tâches administratives. Son frère Lucien est dresseur de chevaux. Occupant la fonction de directeur général, Gilbert, le fils, a pris en charge toute la partie artistique tandis que sa sœur Nora dirige l'équipe de caissiers. La troupe vit quasiment en vase clos avec son menuisier, son électricien, son cuisinier, un couturier. « Le cirque est un village dans la ville, raconte Michel Palmer, le Monsieur Loyal d'Arlette Gruss. Nous nous retrouvons assez souvent entre nous. C'est un cocon où l'on se sent protégé de l'extérieur et de ses difficultés actuelles. »

Arrangements maison avec la RTT

En tout cas, rien de comparable avec une entreprise ordinaire, fût-elle de spectacle. Au cirque, il n'y a ni direction du personnel ni comité d'entreprise et encore moins de syndicats. « Mais n'allez pas croire que nous sommes dans l'illégalité, prévient Gilbert Edelstein, le P-DG de Pinder. Nos cirques sont très contrôlés par les différentes administrations. Nous sommes parfaitement en règle, ce qui est loin d'être le cas des petites compagnies. » Il n'empêche que le passage aux 35 heures a causé de sérieuses difficultés dans une activité où l'on n'a guère l'habitude de compter ses heures de travail. « C'est un métier passion, souligne Michel Palmer, d'Arlette Gruss. J'ai justement abandonné mes études d'expert-comptable pour échapper à la routine. »

En l'absence d'accord national au niveau du syndicat patronal SNC, Pinder et Gruss se sont arrangés chacun à leur façon. Chez le premier, le personnel administratif du siège et les salariés affectés aux caisses travaillent effectivement 35 heures par semaine. Un troisième caissier a d'ailleurs été embauché à cette occasion. Pour les artistes et le personnel technique chargé de monter le chapiteau, de l'entretien ou du transport, le nouvel horaire légal apparaît sur le bulletin de salaire, mais aucun aménagement spécifique n'a été prévu. Tout le monde continue de travailler comme avant. La saison démarre le 16 janvier pour s'achever le 6 janvier de l'année suivante. Le cirque tourne sept jours sur sept, à raison de deux spectacles par jour, un l'après-midi, l'autre le soir. Seules les journées passées dans les déplacements représentent véritablement une pause. « Mais, dans notre activité, le travail n'est jamais continu, précise Christophe Herry, directeur des tournées de Pinder. Dans la journée, les temps morts sont très nombreux. Les artistes, par exemple, viennent jouer leur numéro devant le public et sont libres le reste du temps. Au bout du compte, nos salariés travaillent moins de 35 heures. »

Un peu plus sédentaire, la compagnie d'Arlette Gruss a adopté un rythme de travail beaucoup moins intensif. Le cirque fait relâche chaque lundi. « Nous n'avons pas systématiquement deux spectacles par jour », ajoute Robert Lepoix, chargé des relations publiques. La saison commence autour du 15 janvier pour s'achever vers le 20 décembre avec une interruption entre le 15 juin et le 15 juillet. Mais cette organisation oblige les 40 techniciens à avoir des journées plus longues. Chez eux, la polyvalence est obligatoire. Les monteurs de chapiteau soignent aussi les animaux, préparent la piste, nettoient, conduisent, et certains participent même au spectacle dans des rôles de figurants. Pour Ludovic, 18 ans, embauché pour la deuxième année consécutive par Arlette Gruss, la journée commence à 7 heures par le découpage de la viande pour les fauves et l'entretien des cages. « La journée, il y a toujours quelque chose à faire ou à réparer », note-t-il. Le soir, il enfile un costume et participe aux animations prévues entre chaque numéro.

En été, une ville par jour

Chez Pinder, l'organisation de la tournée ne permet pas une telle polyvalence. Chauffeurs de semi-remorque ou monteurs de chapiteau ont tous une tâche bien définie. Avec 160 villes dans son plan de route, Pinder ne reste pas plus de deux ou trois jours au même endroit, sauf dans les grandes villes comme Lyon ou Paris. Durant les mois de juillet et d'août, les cadences s'accélèrent. Le cirque change de lieu tous les jours. Les 25 monteurs font et défont quotidiennement le chapiteau tandis que les 30 chauffeurs doivent charger et prendre le volant. « En revanche, lorsque nous restons plus d'un mois sur la pelouse de Reuilly, explique Frédéric Edelstein, le directeur, nous n'avons plus besoin d'eux et ils peuvent prendre leurs congés. »

Ce n'est pas le cas des artistes qui sont engagés pour l'ensemble de la saison. Ces intermittents du spectacle ont d'ailleurs intérêt à travailler le plus longtemps possible puisque leur cachet est journalier. Afin d'éviter toute demande de dédommagement pour une interruption involontaire du spectacle, Pinder a pris le soin de préciser dans leur contrat qu'ils disposent dans l'année de quatre jours de relâche consécutifs ou non. « Cela peut servir en cas de tempête », explique Christophe Herry, le directeur des tournées.

Antipodistes, dresseurs, ou clowns gagnent, en fonction de leur talent, du nombre d'artistes et de leur matériel, entre 76 et 380 euros net par jour pour la troupe. Un jongleur travaillant en solo sera payé au tarif le plus bas, une compagnie de 10 acrobates au plus fort. À eux, ensuite, de se répartir les cachets. Les repas des artistes ne sont pas pris en charge par le cirque, qui se contente de mettre à leur disposition une caravane. Chez Arlette Gruss, où le nombre de jours travaillés est moins important que chez Pinder, « les tarifs peuvent aller jusqu'à 600 euros par jour », précise Robert Lepoix. Les artistes peuvent aussi compléter leur revenu par la vente de friandises, sur laquelle ils perçoivent un pourcentage.

Cherche artistes en permanence

Hormis le noyau familial et une poignée de salariés administratifs permanents, le personnel est, en majorité, renouvelé à chaque saison. « Exceptionnellement, nous avons reconduit une fois le contrat d'un dompteur de fauves parce que nous n'avions pas trouvé d'artistes disponibles », explique Robert Lepoix. Pour satisfaire un public très vite blasé, le spectacle est revu systématiquement. Quant aux artistes appartenant à la famille, ils sont priés d'imaginer un nouveau numéro chaque année. Ces changements réguliers de programmation obligent Pinder et Gruss à recruter des artistes en permanence à l'étranger. Chaque année, Sophie Edelstein, de Pinder, ou Gilbert Gruss consacrent une partie de leur temps à la recherche de nouveaux numéros, sans avoir besoin de se déplacer, les candidats adressant une cassette vidéo de leur numéro.

Résultat, les deux cirques attirent des talents venus du monde entier. Espagnols, Hollandais, Mexicains, Russes… On trouve plus d'une dizaine de nationalités parmi les artistes, mais quasiment jamais de Français. Hormis l'école Fratellini, aucun établissement en France ne forme aujourd'hui d'artistes de cirque traditionnel. Les 135 diplômés du Centre national des arts du cirque (Cnac) de Chalon-sur-Saône, sortis entre 1989 et 2001, ont tous rejoint des compagnies de cirque contemporain. « Il n'y a plus assez de jeunes talents, les bons numéros français sont devenus très rares », déplore Stéphane Fraisse, directeur d'un festival de cirque dans le Val-d'Oise. Au manque de sang neuf s'ajoute la concurrence des parcs d'attractions, de certains cabarets ou des galas, généralement bien plus lucratifs que les cirques.

Mais la pénurie d'artistes qui se profilait a pu être évitée par la chute du mur de Berlin. Nombre d'artistes de Pinder et d'Arlette Gruss ont fait leurs armes dans les écoles de cirque classique, dont la tradition est toujours forte à l'Est. Les musiciens de l'orchestre Gruss viennent tous de Moldavie. Côté scène, le numéro le plus spectaculaire est, cette année, celui des acrobates ukrainiens de la troupe Didyk. Chez Pinder, les vedettes sont les Shestopalco, les rois de la bascule moldave.

Spartiate, la caravane en hiver

Dans les coulisses, le polonais est quasiment devenu la langue de travail. Depuis quelques années, le montage est entièrement assuré par une main-d'œuvre venue d'Europe de l'Est. « Auparavant, c'étaient surtout des Tchèques. Aujourd'hui ils viennent de Pologne, explique Jack Merville, vérificateur des conditions de sécurité des chapiteaux, car le métier est difficile et décourage les candidats français. » Embauchés en CDD, les monteurs sont payés au smic sur douze mois, sans primes. Une partie de leur salaire est retenue pour les repas préparés par le cuisinier du cirque et pour l'hébergement collectif dans des caravanes. « Le plus difficile à supporter, c'est l'itinérance et l'éloignement de la famille », souligne Flavio Vernuccio-Togni, responsable de l'équipe des techniciens chez Arlette Gruss. La caravane peut avoir beaucoup de charme en été, mais beaucoup moins à l'époque des frimas. « Il faut faire couler en permanence un petit filet d'eau dans l'évier si vous ne voulez pas que tout soit gelé », raconte Michel Palmer, du cirque Gruss.

Des conditions de travail qui ne rebutent pas la main-d'œuvre polonaise. « À la fin de chaque saison, précise Flavio Vernuccio-Togni, les monteurs nous demandent de renouveler leur contrat pour l'année suivante. » Les enseignes Pinder et Gruss bénéficient, en effet, d'une bien meilleure réputation que les cirques italiens. Du coup, en coulisses, tout le monde s'oblige à parler un mélange de polonais, d'italien et d'anglais. Bref, le cirque s'adonne au management interculturel.

Dumping social sur la piste

Après la crise survenue au début des années 70, les enseignes de cirque traditionnel résistent mieux. À côté de Pinder et d'Arlette Gruss, quelques grands noms continuent de faire les beaux jours de l'art de la piste : Amar, Lydia Zavatta, Medrano, Bouglione… Mais combien sont-ils aujourd'hui à sillonner les routes de France ?

Nul ne saurait vraiment le dire tant les statistiques divergent. Selon la Commission paritaire nationale emploi-formation-spectacle vivant, une cinquantaine de cirques traditionnels tourneraient régulièrement sous chapiteau.

En 1998, la Caisse des congés spectacles recensait 197 entreprises affiliées. Enfin, pour Gilbert Edelstein, P-DG du cirque Pinder et président du Syndicat national du cirque (SNC), le cirque traditionnel est encore plus important avec 230 compagnies qui feraient travailler environ 10 000 personnes. « Mais, sur cet ensemble d'entreprises, seule une dizaine respecte vraiment la réglementation », souligne Gilbert Edelstein. Conditions de travail déplorables, recours à une main-d'œuvre étrangère et sans papiers, travail au noir… les coulisses de certains petits cirques présentent tous les stigmates des zones de non-droit.

« Sans compter la concurrence déloyale de certains cirques étrangers comme les compagnies italiennes ou celle de producteurs qui achètent des spectacles clés en main dans les pays de l'Est en payant les salariés aux conditions des pays d'origine », poursuit Gilbert Edelstein. Mais le dialogue social au niveau du SNC n'est pas non plus au mieux de sa forme. Les adhérents ne se sont pas réunis depuis longtemps et les souhaits de voir une convention collective voir le jour restent lettre morte. Une situation que résume Arlette Gruss en une seule phrase : « Le pire ennemi du cirque, c'est le cirque. »

Auteur

  • Frédéric Rey