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Vie des entreprises

Les industriels piégés par l'amiante

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2002 | Catherine Lévi

Désormais interdit à la fabrication et à la vente, l'amiante reste une bombe à retardement. Contraintes d'évaluer le risque, de protéger les salariés, de suivre ceux qui ont été exposés, les entreprises sont aussi confrontées à une inflation de procès, dopée par une jurisprudence récente de la Cour de cassation. Et d'autres scandales sanitaires se profilent…

Des centaines de plaintes en justice à EDF ou Saint-Gobain, une jurisprudence considérablement durcie en début d'année, des associations de défense pugnaces et des syndicats aux aguets… Sur l'échelle des risques, l'amiante arrive désormais dans le peloton de tête pour les entreprises. « L'amiante, c'est le sang contaminé à la puissance 100 », estime Marcel Royez, secrétaire général de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés. Une véritable bombe à retardement, en raison des délais d'incubation – jusqu'à quarante ans dans certains cas – des principales maladies recensées : cancers pulmonaires, pleurésies et mésothéliomes. Les prévisions de la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA) sont franchement alarmistes : 100 000 à 200 000 personnes pourraient être touchées dans les vingt prochaines années. Et, selon la CFDT, 3 000 décès sont dus chaque année à l'amiante. Pour la plupart, des salariés d'ex-producteurs et transformateurs d'amiante ou de gros utilisateurs, comme le BTP, les chantiers navals, la sidérurgie et les équipementiers automobiles. Mais aucun secteur n'est à l'abri, car ce matériau, interdit à la fabrication et à la commercialisation depuis 1997, a largement été utilisé dans les bâtiments et les processus industriels.

Le premier travail de bénédictin des entreprises consiste à évaluer le « risque amiante » comme l'impose dorénavant le Code du travail. Depuis un décret de septembre 2001, les professionnels doivent en effet établir une cartographie des sites, locaux et équipements contenant de l'amiante. Un chantier pharaonique, ce matériau étant présent dans les entrailles de très vieux bâtiments. « Dans nos deux usines, tout l'amiante a été localisé et identifié », souligne Jean Bulck, chef des services de sécurité de Sollac à Dunkerque.

À l'instar d'EDF, beaucoup d'entreprises ont constitué des dossiers techniques très complets, précisant la localisation des matériaux, les consignes générales de sécurité et les procédures d'intervention en fonction des installations et du niveau de risque rencontré. Elles peuvent ainsi vérifier périodiquement l'état de conservation des matériaux contenant de l'amiante et protéger les salariés contre l'inhalation de fibres à l'occasion de travaux de maintenance, de modernisation ou de démantèlement. Misant sur la pédagogie, la Fédération française du bâtiment distribue cassettes et brochures d'information à tous ses adhérents. Chez Sollac et à la RATP, qui a créé, dès 1996, une « mission amiante » composée de trois agents à temps plein, des sites d'information en libre accès ont fleuri partout. À EDF, enfin, des actions d'information et de formation figurent également dans le plan de sécurité des unités.

Six tonnes de briques amiantées

Une fois le matériau débusqué et le risque cerné, il faudrait – pour bien faire – raser pratiquement toutes les installations construites avant 1997. Mission impossible, « il y en aurait pour trente ans », explique-t-on à la Fédération française du bâtiment. D'autant que si l'exposition des salariés est proscrite, il n'y a pas d'obligation de désamiantage dans le Code du travail. Seules les usines de fabrication ou de transformation d'amiante ne pouvant être reconverties ont été fermées, comme l'a fait Saint-Gobain pour quatre sites en France. Certains grands groupes s'y soumettent tout de même dans les zones les plus exposées ou lors de leurs travaux de modernisation et de maintenance. « La RATP a mené 280 chantiers de désamiantage entre 1996 et 2002 », indique Alain Henrion, responsable de la prévention à la DRH. Six tonnes de briques amiantées ont également été enlevées cette année chez Sollac, à Dunkerque ! Des travaux coûteux, qui ont représenté plus de 4 millions d'euros en 2001 pour la RATP et devraient atteindre 4, 5 millions en 2002. Mais le casse-tête des industriels ne s'arrête pas toujours avec le désamiantage. Chez Sollac, les fibres céramiques réfractaires, qui ont remplacé l'amiante, doivent être retirées à leur tour car elles présentent un risque cancérigène.

Autre tâche tentaculaire : la détection et le suivi des salariés qui ont été exposés à l'amiante, ce qui nécessite la reconstitution de leur parcours professionnel, la délivrance de fiches d'exposition et le suivi médical proprement dit. Des opérations longues et parfois éprouvantes. « Face à l'angoisse du personnel, une information objective et un accompagnement psychologique sont nécessaires », explique Brigitte Courcot, médecin du travail à Sollac Dunkerque. Rien que sur les deux sites dunkerquois du groupe sidérurgique, 1 600 personnes sont concernées. À la RATP, on en dénombre environ 7 500. À titre préventif, les Chantiers de l'Atlantique proposent un scanner à toute personne susceptible d'avoir été contaminée. Dépassant ses obligations légales, la RATP a proposé en 1997 à ses 32 000 retraités une surveillance médicale gratuite qui a débouché sur 2 000 demandes de suivi fin 1999. Ce type de démarches devrait se généraliser, compte tenu des délais d'apparition de la maladie. « Nous nous battons aujourd'hui pour le suivi postprofessionnel », avertit d'ailleurs François Desriaux, président de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva).

Compte tenu de l'évolution de la jurisprudence et du nombre d'affaires portées devant les tribunaux (voir encadré page suivante), les entreprises ont également devant elles un énorme travail de réparation à l'égard des salariés reconnus en maladie professionnelle. Certaines d'entre elles ont cherché à améliorer les dispositifs légaux de préretraite mis en place en 1999 par la voie de la négociation. « Notre accord de janvier 2001 améliore sensiblement les conditions des préretraites en dispensant les salariés de préavis, en leur accordant une indemnisation de cessation anticipée et en versant une cotisation complémentaire supérieure de 7,5 % au taux obligatoire jusqu'à l'âge de 60 ans », fait valoir Claude Évin, délégué CFDT et membre du CHSCT des Chantiers de l'Atlantique. La filiale d'Alstom a déjà enregistré plus de 150 départs dans ce cadre. Même démarche à EDF, qui dénombre 1 100 malades depuis 1978, dont 139 encore en activité. « Nous avons signé un avenant à notre accord du 15 juillet 1999 sur la prévention et la réparation du risque amiante qui permet à nos salariés de partir en préretraite sans perdre les avantages de leur statut et de bénéficier d'une majoration de la rente servie par le régime maladie », explique Christine Goubet-Milhaud, déléguée aux Affaires sociales.

EDF aide ses salariés dans leurs démarches auprès du Fiva, le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, créé par la loi de financement de la Sécurité sociale de 2001. Financé aux trois quarts par la branche accidents du travail-maladies professionnelles, le quart restant incombant à l'État, ce fonds n'a pas encore défini ses barèmes d'indemnisation. Ses décisions seront lourdes de conséquences financières puisque le Fiva, qui pose le principe de la réparation intégrale des préjudices subis, s'adresse à toute personne reconnue malade. Qu'il s'agisse d'un salarié, d'un artisan ou d'un particulier.

Une épée de Damoclès

Ces différents retards, auxquels s'ajoute l'incertitude sur le montant de l'indemnisation, incitent bon nombre de salariés victimes de l'amiante à attaquer leur employeur en justice. D'autant plus que les indemnisations prévues par les tribunaux se révèlent sensiblement supérieures à celles envisagées par le Fiva dans ses premières estimations et que les arrêts de la Cour de cassation du 28 février 2002 donnent une définition nettement plus souple et plus favorable aux salariés de la fameuse faute inexcusable, qui conditionne le versement des dommages et intérêts, et lèvent les délais de prescription des actions en justice. En dépit de la longueur des procédures judiciaires, les procès sont donc appelés à se multiplier.

Cette épée de Damoclès est d'autant plus menaçante pour les employeurs que, parallèlement, les assureurs ont promis d'augmenter les primes, voire de ne plus couvrir le risque de faute inexcusable. Autre charge supplémentaire à prévoir, les cotisations versées pour les accidents du travail et les maladies professionnelles devraient sensiblement augmenter. Au total, l'addition risque d'être salée. En juin dernier, la FFSA évaluait à 10 milliards d'euros le montant de la réparation à répartir entre la Sécurité sociale, les employeurs et les assureurs. C'est pourquoi, avec une vingtaine de procédures déjà en cours, la RATP prend aujourd'hui les devants, en proposant, après négociation avec les organisations syndicales, des règlements à l'amiable. Il faut dire qu'entre le Fiva et la justice, les entreprises sont prises en tenailles. Car si le fonds d'indemnisation présente l'avantage de mutualiser les risques, il peut lui aussi se retourner contre les employeurs pour faute inexcusable.

Gare à la faute inexcusable !

Et l'amiante ne fait sans doute qu'ouvrir une longue liste de scandales sanitaires, si l'on en croit l'interprétation extensive de la jurisprudence. Pour Dominique Huez, vice-président de l'Association santé et médecine du travail, « l'amiante pose la question des risques cancérigènes en milieu professionnel. Il représente seulement 5 à 10 % de ces cancers pour lesquels quasiment rien n'a été fait jusqu'à présent ». Or d'autres substances connues sont sur la sellette : les éthers de glycol, le plomb ou le benzène… On ne voit guère, dans ces conditions, pourquoi seules les victimes de l'amiante auraient accès à un fonds d'indemnisation.

Pour Gilles Évrard, directeur des risques professionnels à la Caisse nationale d'assurance maladie, « il y aura peut-être une intervention législative, car cette situation ne peut pas durer. La faute inexcusable ne peut être banalisée, sinon on risque de mettre les entreprises en difficulté ». Comme le suggèrent plusieurs rapports, celui de la Cour des comptes ou de Roland Masse, le législateur pourrait réformer entièrement le vieux système d'indemnisation, jugé inadapté aux nouveaux risques socioprofessionnels, en l'alignant sur les normes de la responsabilité civile, plus avantageuses.

Reste que pour Rémi Jouan, secrétaire national de la CFDT, « l'amiante doit aussi être l'occasion de développer une vraie politique de prévention ». Dans le cadre de la refondation sociale, le Medef a avancé des propositions pour mieux tenir compte du nouveau contexte. Outre une réforme profonde de la médecine du travail, l'organisation patronale préconise une diversification des moyens de prévention, ainsi qu'une meilleure prise en compte des conditions de travail spécifiques à chaque activité… Dès ce mois-ci, en application d'un décret du 5 novembre 2001, les entreprises doivent consigner dans un document unique les résultats de leur évaluation des risques pour la santé et la sécurité des salariés. Ce n'est qu'une première étape. Si, comme l'espère Rémi Jouan, l'amiante pouvait « faire sortir la santé au travail de son ghetto », il y aurait au moins une bonne nouvelle dans ce dossier.

Tous coupables ?

La France ne ressemble pas encore aux États-Unis, où 1 million de demandes d'indemnisation ont été déposées par des salariés victimes de l'amiante devant les tribunaux. Et où des groupes sont fragilisés, comme ABB, voire en dépôt de bilan, comme l'équipementier Federal-Mogul.

Mais, pour Véronique Cazals, chef du service santé au travail du Medef, « on entre dans une logique de préjudice maximal, prétexte à de multiples procès comme aux États-Unis ». Une centaine de procédures sont en cours à EDF-GDF et Usinor, de l'ordre de 300 pour Saint-Gobain… À peine 150 des 3 000 litiges en cours sont réglés, entraînant la condamnation d'Eternit, Valeo ou Ascométal… Beaucoup ont toutefois bénéficié de vices de procédure, de la prescription des délais ou ont fait intervenir leurs assureurs. Mais les arrêts de la Cour de cassation de février 2002 risquent de sonner le glas de cette relative impunité. Car les défenseurs des victimes de l'amiante font monter la pression. « Les victimes veulent de vrais procès et tiennent à ce que les entreprises payent pour pouvoir faire leur deuil », souligne Michel Ledoux, avocat à la cour d'appel de Paris. Longtemps accusés d'être restés en retrait pour préserver l'emploi, les syndicats montent aussi au créneau. La CGT de l'usine Alstom de Belfort veut constituer un dossier pour que l'entreprise soit reconnue responsable d'empoisonnement.

« On veut un grand procès pour tirer les leçons et prendre les mesures nécessaires », indique François Desriaux, président de l'Andeva. En tout cas, la polémique sur la responsabilité réelle des employeurs bat son plein. « Ce qui est grave, ce n'est pas de l'avoir utilisé, mais de ne pas avoir suffisamment informé et protégé les salariés », plaide Michel Ledoux. « Le risque a été sous-évalué, y compris par l'autorité scientifique », rétorque Bernard Caron, directeur de la protection sociale du Medef.

Même sentiment chez Philippe Crouzet, directeur financier de Saint-Gobain : « Nous nous protégeons depuis longtemps et n'avons pas le sentiment d'avoir commis une faute professionnelle. »

Auteur

  • Catherine Lévi