Le salariat nomade est en plein essor, boosté par les NTIC. Or le travail à distance pose toute une série de questions nouvelles, dont on chercherait en vain la solution dans notre bon vieux Code du travail. Inventaire de ces difficultés et des réponses qu'y apportent l'accord européen du 16 juillet, la jurisprudence et les accords d'entreprise.
Sans doute l'Europe compte aujourd'hui davantage de spécialistes du télétravail que de télétravailleurs à domicile. Mais n'oublions pas les 5 millions de salariés nomades de l'Union européenne. Entre les portables, les mobiles et la dernière génération des PDA devenus Internet mobile, « le travail effectué hors des locaux de l'employeur de façon régulière », selon la définition de l'accord européen signé le 16 juillet 2002, poursuivra sa croissance rapide. Il suffit de regarder autour de soi… ou chez soi. « Au bureau, je réagis ; pendant mes trajets, je communique ; chez moi, je travaille vraiment. » Pauvre droit du travail, construit sur un modèle industriel taylorien, sur la base du tout collectif : même lieu (l'usine), mêmes horaires (la sirène), même action (la chaîne). Si les neurones ont depuis toujours permis une délocalisation géographique mais aussi temporelle du travail, les NTIC renforcent cette évolution pour les travailleurs du savoir et de l'immatériel, qui doivent néanmoins trouver un toit pour travailler.
Home : travaillant de façon régulière à domicile, le télé-salarié (l'accord européen n'ayant légitimement pas voulu créer un troisième statut) ressemble à E.T., le curieux mais sympathique extraterrestre de S. Spielberg. Après vingt ans d'expérimentation (EDF-GDF en particulier) et quelques accords collectifs, quel bilan ? Six clefs.
À l'instar du mariage, le travail au domicile « simplifie la vie mais complique la journée ». Car les contraintes familiales sont telles qu'il n'est guère pensable de devenir télé-travailleur à domicile sans avoir obtenu l'accord de l'ensemble de ses membres.
« Le salarié n'est tenu ni d'accepter de travailler à son domicile ni d'y installer ses dossiers et ses instruments de travail. » S'agissant d'un inspecteur d'assurances obligé par son employeur soucieux d'économies de travailler chez lui, l'arrêt Zurich Assurances du 2 octobre 2001 a rappelé une évidence : le travail salarié s'effectuant a priori dans l'entreprise, le retour à la maison constitue une modification du contrat, peu important la mutation dans le même secteur géographique ou la réduction des temps de transport. À moins, bien sûr, que dès l'embauche ait été contractuellement prévu un système de « base-domicile ». Mais l'hypothèse reste fort rare pour des emplois qualifiés à temps plein. Pour bien travailler ensemble, il faut d'abord se rencontrer, se voir, bref se connaître avant de pouvoir se connecter avec efficacité.
Comme le consacre l'article 3 de l'accord du 16 juillet 2002, « le refus d'un travailleur d'opter pour un télétravail n'est pas, en soi, un motif de résiliation de la relation de travail. L'employeur peut accepter ou refuser cette demande ; la décision de passer au télétravail est réversible, par accord individuel ou collectif ». Ce nécessaire double volontariat est autant une question de bon sens que de productivité : le télétravail à domicile pouvant à l'usage se révéler n'être ni bon pour le travail ni bon pour le domicile, l'entrée comme la sortie doivent faire l'objet d'un grand consensus et d'un avenant robuste.
L'accord de l'entreprise Orange du 22 mai 2002 fait ainsi preuve d'un solide réalisme. Limité au travail alterné « afin d'éviter l'isolement de la personne », le télétravail n'est pas un droit : « Il est à l'initiative de l'entité, car il a un coût pour l'entreprise et impose un certain nombre de contraintes. » Il est par ailleurs « limité à une période de six mois, avec reconduction possible si le bilan est positif côté entreprise et côté salarié ».
La situation est ici très différente de celle du bureau et même d'un télécentre où un technicien intervient rapidement. Au domicile, l'équipement professionnel est forcément plus complet, et souvent plus performant qu'au bureau. Mais il a été conçu pour ce dernier lieu, et ni les prises Péritel ni les multiples fils ou écrans ne sont prévus pour faire face à l'attaque d'un bébé voulant se faire les dents, et a fortiori d'un doberman. D'où la nécessaire sécurisation de ces coûteux matériels. « L'employeur est responsable de la protection de la santé et de la sécurité professionnelles du télétravailleur », rappelle l'article 8 de l'accord européen, l'article 7 indiquant qu'« en règle générale, l'employeur est chargé de fournir, d'installer et d'entretenir les équipements nécessaires au télétravail régulier. Il fournit au télétravailleur un service approprié d'appui technique ». La maintenance a ici un rôle essentiel, puisque, contrairement à son collègue du bureau qui ira immédiatement poursuivre son labeur sur l'ordinateur voisin, en cas de panne ou d'incident grave, le télétravailleur ne peut plus télétravailler.
L'accord Orange du 22 mai 2002 fait montre, là encore, d'un solide bon sens : « Le télétravailleur doit disposer d'un espace dédié, les équipements et les compléments d'assurance nécessaires étant pris en charge par la société. » Prudence générale et élémentaire rappelée par l'article 7 de l'accord européen : « Toutes les questions relatives aux équipements de travail, à la responsabilité et aux coûts sont clairement définies avant le début du télétravail. »
« L'employeur respecte la vie privée du télétravailleur. » L'article 6 de l'accord européen n'est que la déclinaison particulière du principe général figurant à l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
Le problème du télétravail est que, dans ce sanctuaire de la vie privée qu'est le domicile, se trouvent de plus en plus souvent de puissants moyens informatiques professionnels. Si l'employeur ne peut « prendre connaissance des messages personnels émis ou reçus par le salarié grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail » (Cass. soc., 2 octobre 2001, Nikon), à la maison, nombre d'adolescents, sinon d'entreprenants voisins peuvent se montrer vraiment très intéressés par ce matériel si puissant, avec abonnement à haut débit payé par un tiers et codes ultraconfidentiels de connexion… figurant sur des Post-it collés à gauche du moniteur. Sans parler du télétravailleur surfant sur des sites très personnels ou participant à des forums bien peu professionnels, véhiculant ainsi le nom de l'entreprise, donc susceptible d'engager sa responsabilité civile. Question essentielle : faut-il d'abord tenir compte des tuyaux (professionnels) ou du contenu de l'information qui peut être personnel en raison de la localisation privée du matériel, et donc de son inéluctable privatisation ?
Dans tous les cas de figure, les méthodes de contrôle mises en place devront, sous peine d'inopposabilité, faire l'objet de la double et classique information individuelle et collective. Et, comme l'indiquent notre article L. 120-2 et l'article 6 de l'accord européen, « les moyens de surveillance doivent être proportionnés à l'objectif ».
« Le télétravailleur gère l'organisation de son temps de travail dans le cadre de la législation, des conventions collectives et règles d'entreprise applicables. » L'article 9 de l'accord européen est novateur, car il revient au télétravailleur, et non à son employeur, de gérer ses propres horaires : les règles du tout collectif ne peuvent qu'en pâtir. Mais là encore, il serait paradoxal de contraindre un salarié à travailler aux heures de bureau alors que, justement, il a parfois choisi ce type d'organisation pour bénéficier d'une flexibilité individualisée. Qu'il soit cadre ou non, l'évidente autonomie du télétravailleur devrait le faire bénéficier du forfait jours reconfiguré par la loi Fillon ; ce qui ne signifie pas qu'il faille réinventer le servage en le rendant jour et nuit télédisponible.
Première situation : la fin de l'expérience télétravail, programmée (enfant inscrit à l'école) ou non (insatisfaction), le salarié revient au bureau et rend son matériel, mais reste collaborateur, ce qui aplanit nombre de difficultés.
Plus délicate est la rupture du contrat de travail du télé-travailleur : disposant à son domicile inviolable d'un matériel plus sophistiqué qu'au bureau, il l'a depuis largement privatisé, voire a voulu appliquer la prescription acquisitive. Les contentieux ne sont donc pas exceptionnels, y compris d'ailleurs pour des collaborateurs non télétravailleurs refusant de rendre après un entretien préalable orageux mobiles et autres portables. Comme il ne peut être question de reprendre d'autorité ces matériels là où ils se trouvent puisqu'il s'agit du domicile, et qu'en France une compensation avec les indemnités dues en cas de rupture est pour le moins problématique, l'avenant de mise en télétravail doit être particulièrement clair. Le plus urgent est évidemment d'interdire techniquement à l'ex-salarié, furieux de son éviction, de pouvoir se promener sur les autoroutes de l'information internes et externes, au risque d'y tirer nombre de documents confidentiels ou d'y laisser discrètement virus et autres bombes logiques à effet retard se signalant à la date anniversaire de son éviction.
« Les télétravailleurs ont les mêmes droits collectifs que les travailleurs dans les locaux de l'entreprise. Il n'est pas fait obstacle à la communication avec les représentants des travailleurs. » Même si la formule négative retenue par l'accord européen peut surprendre, il semble naturel que syndicats et autres CE puissent entrer en contact avec le travailleur à domicile, qui se sent souvent isolé.
Plus de dix ans avant la « convention de mise à disposition de moyens informatiques de communication et d'information pour les institutions représentatives d'Orange », l'accord Bull-la Défense de 1994 prévoyait dans son article 8 : « Les délégués disposeront de la liste complète des personnes en télétravail. Dans le cadre de leur mission, ils peuvent les contacter par fax, messagerie électronique ou vocale, en respectant les règles et procédures utilisées pour joindre les télétravailleurs. »
S'il va de soi que l'introduction du télétravail doit donner lieu à information et consultation préalables du CHSCT puis du CE, une négociation collective sur la mise en œuvre de cette nouvelle forme d'organisation du travail est à tout point de vue souhaitable, ne serait-ce qu'au titre de l'obligation annuelle de négocier « la durée effective et l'organisation du temps de travail ».
Le télétravail et le nomadisme continuant à croître, il faut reposer nombre de questions :
– Élections professionnelles par intranet ou Internet interposés, pratique aujourd'hui illicite en l'absence d'isoloirs et autres bulletins (Cass. soc., 20 octobre 1999).
– Crédit d'heures de délégation-connexion : les délégués étant de plus en plus amenés à prendre contact avec des salariés sans bureau fixe mais seulement joignables sur leur portable ou par courriel, ils sont paradoxalement moins souvent absents de leur poste de travail… d'où ils discutent avec leurs mandants par messagerie électronique interposée. L'accord Chantiers de l'Atlantique du 27 juin 2002 leur accorde une seconde boîte aux lettres avec suffixe syndical, mais cet octroi est assorti de l'acceptation d'une imputation forfaitaire de deux heures de délégation par mois.
– Pour ces populations éclatées mais branchées, un refus patronal d'accès des IRP aux circuits internes incitera les syndicats à créer des sites Internet plus créatifs puisque ne relevant plus du droit du travail mais de celui de la presse : ne vaut-il pas mieux laver son linge sale en intranet ?
• Astreintes astreignantes ou non
« Les astreintes ne peuvent être considérées comme un temps de repos, lequel suppose que le salarié soit totalement dispensé, directement ou indirectement et sauf cas exceptionnels, d'accomplir pour son employeur une prestation de travail, même si celle-ci n'est qu'éventuelle ou occasionnelle ». L'arrêt Slec du 10 juillet 2002 risque de disparaître avec le vote de l'amendement parlementaire n° 229 : « Exception faite de la durée d'intervention, la période d'astreinte est décomptée dans les durées minimales de repos quotidien et hebdomadaire. » Selon le ministre du Travail, « avec les techniques modernes et les portables, l'astreinte est peu contraignante pour la vie personnelle : cet amendement en tire les conséquences ». Si effectivement les astreintes par portable d'aujourd'hui n'ont pas grand-chose à voir avec l'obligation de rester comme hier au salon tout le week-end près du téléphone, il demeure singulier :
1° Sur le plan sémantique, de prétendre qu'une « astreinte » n'est pas astreignante.
2° Sur le plan juridique, de contester au salarié le droit à la déconnexion pendant une période de repos : c'est « le droit à être laissé tranquille », bref le droit à la vie privée au XXIe siècle qui est en cause.
3° Sur le plan humain, l'opposition binaire du droit communautaire (repos = non-travail) reprise par l'amendement reste bien primaire : qui osera indiquer aux millions de voyageurs quotidiens des transports en commun qu'ils se reposent ? « Métro » n'est justement ni « boulot » ni « dodo ».