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Vie des entreprises

Blacks et Beurs peinent à accéder au top management

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.11.2002 | Isabelle Moreau

Même bardées de diplômes, les personnes originaires d'outre-mer, d'Afrique noire ou du Maghreb ont bien du mal à décrocher un poste à responsabilité. Quant à intégrer les états-majors… Toutefois, grâce à l'évolution des mentalités et aux difficultés de recrutement, ce plafond de verre commence à se craqueler. Surtout dans les secteurs de le haute technologie.

Chez Charles Jourdan, la célèbre marque de chaussures, la DRH Europe s'appelle Edwige Bady-Randriamiharisoa. Et, comme son nom le laisse deviner, elle est d'origine malgache. Sur la plate-forme d'Air France Industries, au Bourget, Hamoudoudou Marzouki, marocain d'origine, supervise la maintenance des avions. À Bucarest, c'est un cadre également d'origine marocaine, Mohamed Boudad, qui est responsable d'une partie des achats pour le compte de Renault. Des parcours exemplaires, tant les salariés d'origine africaine ont du mal à décrocher un poste à responsabilité en France.

« Nous sommes très peu nombreux à des postes de haut niveau dans les entreprises », constate Dominique Vlei, consultante senior dans une SSII et d'origine ivoirienne. Statistiquement, la preuve est difficile à apporter car, en France, ni les employeurs ni l'Insee, sauf à contrevenir à la loi, ne fournissent de données précises sur l'origine ethnique des salariés. Contrairement aux États-Unis ou au Canada. En Europe, la Grande-Bretagne est le seul pays à établir de telles statistiques, dont les représentants et les associations de défense des différentes communautés étrangères se servent d'ailleurs pour traquer les discriminations.

Dans l'Hexagone, il suffit d'éplucher les organigrammes des grandes entreprises pour se rendre à l'évidence : au sein de la hiérarchie, on trouve des noms à consonance étrangère, mais rarement des cadres d'origine black ou beur. Sans parler, bien entendu, du saint des saints, les comités exécutifs, qui ne ressemblent guère à des pubs Benetton. À Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa a créé la surprise en internationalisant sa direction générale il y a deux ans. Mais les nouveaux venus sont italien, austro-britannique ou néerlandais. Quant à Serge Tchuruk, le P-DG d'Alcatel, il avait nommé au rang de numéro trois Krish Prabhu, un ingénieur d'origine indienne, parti récemment.

À la demande du Haut Conseil à l'intégration, le Credoc a interrogé au printemps 2002 plus d'une vingtaine d'organismes et de grandes entreprises sur leur politique de recrutement des cadres. Sa conclusion est sans appel : « Même lorsqu'elles sont diplômées de l'enseignement supérieur, les personnes originaires des DOM-TOM, du Maghreb et d'Afrique sont pénalisées dans leurs chances de devenir cadres. » Dans la tranche des 25-44 ans, « une personne originaire des DOM-TOM a, toutes choses égales par ailleurs [niveau de diplôme, origine sociale, etc.], deux fois moins de chances de devenir cadre qu'une personne née française en France métropolitaine. […] une personne d'origine maghrébine près de deux fois moins de chances si elle est française et quatre fois moins de chances si elle est étrangère ».Quant aux salariés originaires d'Afrique noire, n'en parlons pas : ils ont, selon le Credoc, plus de treize fois moins de chances de rejoindre l'encadrement s'ils sont étrangers et plus de cinq fois moins de chances s'ils sont de nationalité française !

Des diplômés à la pelle

Quelque peu gênés aux entournures lorsque le sujet est abordé, les DRH se retranchent généralement derrière le niveau de formation des personnes issues de l'immigration. « L'insuffisante maîtrise de la langue française ou encore le bas niveau de qualification, souvent invoqués comme obstacles à l'emploi des jeunes étrangers, ne peuvent plus l'être quand il s'agit d'une population jeune ayant des niveaux de diplôme I ou II (diplômes de deuxième ou de troisième cycle universitaire ou diplôme de grande école) », estime cependant Mouna Viprey, auteur d'un récent rapport pour le Conseil économique et social sur l'insertion des jeunes d'origine étrangère. Cette chercheuse de l'Ires indique que, parmi les diplômés de l'enseignement supérieur, les étrangers hors Union européenne pâtissent d'un taux de chômage d'environ 18 %, de trois fois et demi supérieur à celui des Français de naissance (5 %) et sensiblement plus élevé que celui des Français par acquisition (11 %).

L'argument de la sous-qualification est jugé simpliste par Dogad Dogoui, président d'Africagora, un club d'entrepreneurs et de cadres dirigeants africains, qui rappelle que « les Noirs sont présents en France depuis 1472 » et que « des diplômés, il y en a à la pelle ». Pour Nourredine Boubaker, responsable emploi-formation au Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild), « la formation est effectivement une question centrale. On sait bien que plus le niveau social et le diplôme sont élevés, plus le taux de chômage est faible », ce qui est encore plus vrai pour les gens issus de l'immigration. En clair, résume-t-il, « mieux vaut être un Algérien bac + 5 que bac + 2 ». Or, déplore Dogad Dogoui, d'Africagora, beaucoup de jeunes issus de l'immigration sont « systématiquement orientés vers des filières professionnelles », considérées comme des « filières poubelles ». Pour Mouna Viprey, il existe bel et bien des « classes ethniques ».

La galère avant le premier job

Cependant, une bardée de diplômes n'est pas toujours le sésame infaillible pour trouver un bon job et accéder aux fonctions d'encadrement. Actuaire dans une compagnie d'assurances, Marius a galéré avant de trouver son premier job à la sortie de l'école, dans une conjoncture pourtant très favorable. « Certaines personnes recrutées après moi pensent qu'elles sont bien meilleures, simplement parce que je suis noir », explique ce Togolais d'origine. Selon Naouel Amar, responsable de projet à l'Association pour faciliter l'insertion professionnelle des jeunes diplômés (Afij), des jeunes dotés d'un solide bagage hésitent à envoyer leur CV dans certaines entre prises, « persuadés qu'ils ne seront pas pris ».Et, parmi les plus diplômés, « il y en a qui se retrouvent à des postes bien inférieurs à ceux auxquels ils pourraient prétendre, explique Sarah Benichou, de SOS Racisme. Soit parce qu'ils sont réellement victimes de discrimination, soit parce qu'ils s'autodiscriminent ».

Chef du bureau de la famille au ministère de la Santé, Mostefa Messaoudi, un haut fonctionnaire d'origine marocaine, évoque « des mécanismes insidieux, des préjugés qui restent sous-entendus, des présupposés largement partagés ». La consultante Dominique Vlei a toujours eu le « sentiment qu'il fallait faire plus pour prouver sa compétence. À chaque fois, on doit faire ses preuves ». Du coup, certains cadres d'origine étrangère hésitent à demander une promotion. « Ils ont intériorisé et anticipé la discrimination », estime Mouna Viprey. Mais les nouvelles générations issues de l'immigration se rebiffent plus facilement. « Elles refusent d'être discriminées, alors que leurs parents étaient des victimes consentantes », note Nourredine Boubaker, du Fasild.

Hamoudoudou Marzouki s'est battu. En vingt-sept ans de maison, ce quinqua a gravi les échelons chez Air France Industries. « Je me suis toujours concentré sur mon travail et j'ai convaincu mes supérieurs grâce à mes compétences. »Quand Émile Mercier, aujourd'hui P-DG du groupe Charles Jourdan, a proposé à Edwige Bady-Randriamiharisoa de remplacer le chef du personnel, qui partait en préretraite, « cela a sûrement créé la surprise ». D'autant que l'entreprise est installée dans une commune drômoise de 30 000 habitants. La recette de la DRH ? « Gagner la confiance des gens. » Mais elle reconnaît qu'elle a dû, « au moins au début, prouver deux fois plus ».

Les compétences priment

Effet de la victoire d'une équipe bigarrée lors du Mondial de foot de 1998 ou évolution des mentalités ? Toujours est-il que ça bouge. Plutôt dans le bon sens. « Lorsqu'ils sont compétents, en particulier les ingénieurs et les scientifiques, les gens diplômés arrivent à lever tous les obstacles », estime Yazid Sabeg, P-DG de Communication et Systèmes (6 000 salariés),un quinqua d'origine algérienne artisan d'une belle success story (voir encadré). Ingénieur d'origine mauritanienne, Idrissa Diabora est, lui, convaincu que, dans son entreprise, ses origines ne seront pas un obstacle à son évolution de carrière : « Ce sont les compétences qui priment. »

Responsable du département achats en Roumanie, Mohamed Boudad réfute l'existence, chez Renault, d'un « plafond de verre pour les personnes issues de l'immigration ». « La preuve, c'est qu'il y a beaucoup de gens d'origine étrangère qui occupent des postes à haute responsabilité », explique ce diplômé de l'Université catholique de Louvain (Belgique), également titulaire d'un DECS de l'université de Dauphine. Selon lui, le barrage ne vient pas de la couleur de la peau. « Ce sont les grandes écoles qui raflent tout. » Yazid Sabeg est du même avis. Dans les grandes entreprises, pour atteindre le haut de la pyramide, « il faut sortir d'une grande école ou avoir été adoubé par un grand corps de l'État », estime le président de l'ex-Compagnie des signaux. Selon lui, les comités de direction vont se colorer le jour où les grandes écoles seront plus largement investies par les personnes d'origine étrangère.

Absents du secteur public

Dans son rapport au CES, Mouna Viprey remarque que « l'on trouve des personnes qualifiées d'origine étrangère à des postes où on n'avait pas l'habitude de les voir ». Il faut dire que la croissance et son corollaire, la pénurie de main-d'œuvre, sont passés par là. Résultat, on retrouve des Ali, Mohamed ou Leïla dans l'informatique ou les nouvelles technologies, des secteurs « où les managers sont plus jeunes et ont moins d'a priori », explique Patrick Aubert, de la Direction de la population et des migrations au ministère des Affaires sociales. Mais « beaucoup moins dans la banque ».

D'une manière générale, les cadres d'origine étrangère sont présents dans les services. Et quasi absents du secteur public, qui fait office de forteresse, fermée aux étrangers. « Ils n'y pensent pas nécessairement, reprend Patrick Aubert, car leurs parents y étaient rarement présents. » Pourtant, « la fonction publique offre des garanties, notamment grâce au traitement égalitaire du concours », souligne Mostefa Messaoudi. Cet énarque croit dur comme fer à l'école de la République, qui a permis à Tokia Saïfi, une quadra issue de l'immigration maghrébine, d'entrer au gouvernement. Et comme beaucoup d'autres, il estime que certains Blacks ou Beurs ont tendance à surestimer le handicap lié à leur nom ou à la couleur de leur peau. SOS Racisme est sur cette ligne. « Ni victimisation ni stigmatisation », tel est le mot d'ordre de son président, Malek Boutih.

Directeur du magazine Maghreb Ressources humaines, Mohamed el-Ouahdoudi fait passer le même message aux jeunes diplômés : « Aujourd'hui, la société française est vraiment multiculturelle. Un jeune a toutes les chances de gravir les échelons, à condition qu'il ait connaissance des codes culturels de l'entreprise. » « Ce n'est pas parce qu'on est tunisien qu'on ne trouve pas de boulot, renchérit Saïd Elinkichari, président du cabinet de recrutement Générale Europe Consultants. Il y a quelques années, il n'était pas question de proposer le CV de quelqu'un qui portait le prénom de Mohamed », rappelle-t-il. Aujourd'hui, il le fait sans hésiter.

Des entrepreneurs de plus en plus nombreux

« Beaucoup de personnes d'origine étrangère créent leur entreprise parce qu'elles n'arrivent pas à percer dans celle où elles travaillent », constate Yazid Sabeg, P-DG de Communication et Systèmes, même s'il estime qu'il n'a pas été bridé dans sa propre carrière.

Il faut dire que ce docteur es sciences a fait du chemin depuis ses débuts dans une filiale du Crédit lyonnais, en 1973. Il préside aujourd'hui un groupe industriel de 6 000 personnes, issu de la CSEE, qu'il a rachetée en 1991. Beau parcours aussi pour Saïd Elinkichari, président d'origine tunisienne de Générale Europe Consultants, un cabinet de chasseurs de têtes spécialisé dans le monde informatique qu'il a créé il y a douze ans. Qu'ils se prénomment Mohamed, Abdou ou Leïla, un bon nombre de chefs d'entreprise ont quitté le salariat dans un but bien précis : « Contourner les discriminations dans le monde du travail », explique Marius, Togolais d'origine, actuaire dans une compagnie d'assurances. Depuis trente ans, c'est-à-dire un peu plus qu'une génération, le nombre d'entrepreneurs issus de l'immigration a augmenté régulièrement. De plus en plus diplômés, ils ont investi tous les secteurs : services aux entreprises, activités industrielles, professions libérales, etc. Et cela va crescendo. De 50 000 entrepreneurs étrangers ou français par acquisition en 1972, on est passé à 150 000 d'après le recensement de 1999. Une récente enquête réalisée par l'Agence pour la création d'entreprises (APCE) avec le magazine « Maghreb Ressources humaines » indique que les Français par acquisition et les étrangers résidents permanents constituent aujourd'hui près de 10 % de l'ensemble des créateurs d'entreprise en France.

Et encore, ces chiffres ne prennent pas en compte les entrepreneurs français, de la deuxième ou troisième génération.

Auteur

  • Isabelle Moreau