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Politique sociale

Dans la santé, la concurrence ne fait pas de miracle

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2002 | Isabelle Moreau

Pour endiguer l'envolée des dépenses de santé, le Medef prône la concurrence. Aux États-Unis, les réseaux de soins privés font baisser les coûts, mais la santé reste chère et la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. En Allemagne et aux Pays-Bas, les assureurs ont accès à des segments de marché, mais les résultats ne sont guère probants.

Le « trou » de la Sécu est de retour. Après trois années florissantes, dopées par une conjoncture faste et des rentrées de cotisations abondantes, le régime général replonge dans le rouge : son déficit devrait atteindre 3,3 milliards d'euros cette année, et 3,9 milliards l'an prochain, si toutefois les mesures d'économies annoncées par le gouvernement Raffarin se révèlent efficaces. Le grand coupable de ce dérapage des comptes ? La branche maladie, dont les dépenses ont bondi de 7,2 %, entraînant un déficit de 6,1 milliards d'euros en 2002, alors que les autres branches de la Sécu continuent de dégager des excédents. Rien de très nouveau. Cela fait plusieurs décennies que l'assurance maladie est structurellement déficitaire, que la consommation de soins galope à un rythme effréné, beaucoup plus rapide que la croissance, et que le plafond des dépenses de santé, voté chaque année par le Parlement, est systématiquement enfoncé.

Sacrifiant à un rituel bien établi, le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, a présenté le jour même de la publication du verdict de la Commission des comptes de la Sécu un « plan de redressement », le quatorzième depuis le premier choc pétrolier. Le gouvernement n'avait pas le choix : en l'absence de mesures correctrices, le trou de la Cnam se serait creusé de 8,2 milliards d'euros en 2003. Si justifié soit ce plan – il s'agit de ne plus rembourser les médicaments dont l'utilité thérapeutique est douteuse et d'aligner le montant du remboursement sur le prix des génériques équivalents –, le remède prescrit par le professeur Mattei ne tranche guère avec la purge administrée depuis plus de vingt ans aux assurés sociaux, à base d'augmentation des cotisations ou de baisse des prestations. Si les différents plans d'économies qui se sont succédé ont permis de rétablir provisoirement la situation financière de la branche maladie, ils n'ont fait qu'infléchir temporairement la courbe des dépenses, un rattrapage s'effectuant ultérieurement.

L'explication ? Notre système de santé est par nature inflationniste. Et il est peu régulé. La réforme Juppé de 1995 avait bien tenté d'échafauder un mécanisme de régulation, mais ce plan n'a été que très partiellement et imparfaitement traduit dans les faits. Résultat : la dérive des dépenses se poursuit de plus belle. Une maîtrise digne de ce nom supposerait de revoir l'architecture même du système. Et, en ce domaine, la seule proposition réellement alternative est celle qu'a présentée le Medef en novembre 2001, dans le cadre de son chantier de la « refondation sociale ».

Instiller une dose de concurrence

La philosophie de son concepteur, Denis Kessler, numéro deux de l'organisation patronale et président de la Fédération française des sociétés d'assurances, c'est d'instiller une dose de concurrence dans le secteur de la santé, seul moyen, selon lui, de maîtriser les dépenses. Chaque Français pourrait librement choisir un opérateur de soins, ouvrant l'accès à un réseau de santé, professions médicales, laboratoires, cliniques et hôpitaux, sur la base d'un panier de soins, une enveloppe maximale de dépenses remboursées par l'État. Ces opérateurs pouvant être constitués à l'initiative des caisses de Sécu, des mutuelles, des institutions de prévoyance ou des compagnies d'assurances. Une solution intermédiaire entre le système américain des HMO, des acheteurs de soins privés, et la mise en concurrence d'acteurs publics et privés sur certains segments du marché de la santé, telle qu'elle est pratiquée aux Pays-Bas et en Allemagne. Au regard de ces expériences, l'introduction de la concurrence est-elle efficace pour maîtriser l'évolution des dépenses de santé ? Voire…

Aux États-Unis, un vrai marché

Outre-Atlantique, il n'existe pas de système universel d'assurance maladie, hormis les deux dispositifs publics : Medicare pour les plus de 65 ans, et Medicaid pour les plus démunis. Le salarié doit donc adhérer à une assurance privée. La majorité des Américains, près de 70 % selon Michel Grignon, chercheur au Credes, sont pris en charge par un Managed Care Organization (MCO), généralement dans le cadre de leur activité professionnelle, les employeurs offrant souvent une assurance maladie à leurs salariés. Les MCO regroupent autour d'une compagnie d'assurances un réseau de professionnels de santé auxquels les adhérents doivent s'adresser prioritairement. Précurseurs du système, les Health Maintenance Organization (HMO) ont montré la voie dans les années 80. « Le principe est simple, explique Caroline, salariée d'une ONG américaine de Washington qui a souscrit un contrat avec United Healthcare. C'est celui du copay, le copaiement : 10 dollars pour la consultation d'un généraliste ou d'un spécialiste après accord du HMO ; 25 dollars, en revanche, si le médecin consulté est extérieur au réseau… »

Mais petit à petit, aux HMO, les Américains ont préféré les PPO (Preferred Provider Organization) – un système plus souple où le patient n'est pas obligé de consulter des médecins agréés – et les POS (Point of Service) où le patient peut bénéficier d'un remboursement partiel de ses frais médicaux, même s'il est soigné en dehors du réseau. Consultant en solutions informatiques dans la Silicon Valley, Don Pugh est affilié depuis trente ans au HMO Kaiser, l'un des plus importants du pays. Il y a deux ans, son médecin diagnostique un cancer de la prostate. Il a dû trouver lui-même un chirurgien urologue, car cette spécialité ne figure pas dans le réseau de son HMO. Après de longues tractations et des menaces de procès, il a finalement pu obtenir le remboursement de son opération, d'un coût de 30 000 dollars. « Une exception lorsque l'opération est pratiquée par un chirurgien extérieur au réseau », reconnaît-il.

Les patients s'accommodent mal de la recherche permanente d'économies menée dans les réseaux de soins. Selon une enquête réalisée en août 2001 par Kaiser Family, une fondation indépendante, 39 % des personnes interrogées, contre 21 % quatre ans plus tôt, sont mécontentes de la qualité et du coût des services rendus par les MCO. Par ailleurs, plus de la moitié (54 %) estiment que les MCO ont entraîné une baisse de la qualité des soins. Une personne sur deux environ déclare avoir eu des problèmes de prise en charge, des difficultés pour consulter un praticien ou avoir été contrainte de payer des frais supplémentaires. Comme en témoigne le succès des PPO et des POS, les patients américains refusent un encadrement trop strict de leur liberté de soins. Et ils sont attachés au critère de qualité des soins. Un certain nombre d'États ont tenté de corriger les excès de cette chasse au gaspi. Par exemple en interdisant le recours au drive through deliveries, une pratique qui consiste à renvoyer chez elle le jour même une femme qui vient d'accoucher, afin d'éviter une nuit d'hospitalisation facturée entre 700 et 1 100 dollars !

Toujours est-il que les économies sont là. Se basant sur de nombreuses études américaines, Sandrine Chambaretaud et Diane Lequet-Slama, chercheuses à la Dress, estiment que, « sur la période 1988-1993, une augmentation de 10 % du nombre d'adhérents à un HMO a entraîné une réduction de 5 % du taux de croissance globale des dépenses ». Et notamment « une réduction de 5,8 % du taux de croissance des dépenses hospitalières et de 0,5 % pour les médicaments, tandis que le taux de croissance des dépenses de médecine de ville a augmenté de 3,5 % ». Pour d'autres experts, la mise en concurrence des réseaux de santé n'a en revanche pas fait ses preuves sur le long terme. Car elle entraîne « des frais supplémentaires, comme la mise en place d'une importante administration pour le contrôle des honoraires des médecins, mais aussi la publicité nécessaire pour vanter les produits », estime Xenia Scheil-Adlung, coordinatrice de programmes à l'Association internationale de la Sécurité sociale (AISS). Grosso modo, rappelle Willy Palm, secrétaire général de l'Association internationale de la mutualité (AIM), « en Europe, les frais administratifs pour les opérateurs de soins vont de 6 à 10 %. Aux États-Unis, ils grimpent à 16-27 % ». Il faut aussi que les HMO dégagent des dividendes pour rémunérer leurs dirigeants. « Essayez donc de comparer le salaire d'un dirigeant de HMO avec celui d'un directeur de caisse de Sécurité sociale », ajoute Willy Palm.

Concurrence totale, connaît pas

Sur le Vieux Continent, « la concurrence totale entre caisses publiques et assureurs n'existe pas », explique Francis Kessler, maître de conférences à l'université Paris I. Mais certains pays ont néanmoins introduit une dose de concurrence sur certains segments de marché très définis. À l'instar de l'Allemagne, où les personnes à haut revenu (actuellement supérieur à 3 375 euros mensuels) et les travailleurs indépendants peuvent opter entre les caisses d'assurance maladie publiques, notamment les Allgemeine Ortskrankenkasse (AOK) organisées le plus souvent au niveau des Länder, et les assurances privées. Seul bémol au libre exercice de la concurrence : la loi impose aux assureurs de proposer des polices à des prix standards aux personnes de plus de 55 ans assurées par le privé depuis au moins dix ans. S'ils quittent le régime public (dont dépendent actuellement 90 % des Allemands), les patients ne peuvent plus y revenir. Un départ que le nouveau gouvernement Schröder, soucieux de réduire le déficit des caisses publiques, veut rendre plus difficile, en relevant à 4 500 euros mensuels le plafond de ressources exigé.

Autre possibilité, ouverte à tous les Allemands, celle de changer chaque année de caisse maladie. Reste que seules les personnes jeunes et en bonne santé passent d'une caisse à l'autre, attirées par des cotisations moins élevées (le taux de cotisation s'échelonne entre 8 et 16 % suivant les caisses), notamment dans celles des branches professionnelles, dont les assurés sont généralement des… actifs bien portants. « Le but de cette mise en concurrence, explique Dalmer Hoskins, président de l'Association internationale de la Sécurité sociale, c'est avant tout d'améliorer la prestation des caisses. » Mais la maîtrise des dépenses de santé n'est pas au rendez-vous (voir graphique page 38).

De vrais-faux acheteurs de soins

D'abord, outre-Rhin, les caisses maladie ne se comportent pas comme de véritables acheteuses de soins. Dans chaque Land, l'union régionale des médecins à laquelle doivent adhérer les praticiens ayant des patients affiliés à une caisse publique conserve le monopole de négociation des volumes et des prix avec les caisses. Résultat, toute volonté de contrôle se heurte aux réticences du corps médical. De plus, les patients allemands, qui ne font jamais l'avance des frais – les praticiens étant payés par les caisses en fonction d'un budget global annuel fixé au niveau du Land –, peuvent consulter le médecin de leur choix, même s'ils se voient affecter un médecin référent.

Souvent cité en exemple par ses voisins européens, le système d'assurance maladie néerlandais développe une tout autre conception de la concurrence. Aux Pays-Bas, l'ensemble de la population est couverte par le régime public d'assurance maladie pour les traitements chroniques et de longue durée. Pour les soins courants, les personnes gagnant plus de 32 000 euros par an et les indépendants doivent souscrire à une assurance privée. « Actuellement, indique Geert Jan Hamilton, l'un des directeurs du ministère néerlandais de la Santé, des Affaires sociales et du Sport, 60 % des Néerlandais sont couverts par l'assurance sociale, les autres relèvent du système privé. »

Mais l'assurance privée reste très encadrée. Si les primes varient en fonction du type de couverture maladie proposée, les pouvoirs publics ont élaboré une police standard incluant des prestations comparables à celles de l'assurance maladie publique. Autre mécanisme d'encadrement, la loi fixe des tarifs maximaux pour les primes d'assurances. Comme en Allemagne, les pouvoirs publics néerlandais laissent une place aux assureurs, mais verrouillent le dispositif. « Le risque financier est réparti sur l'ensemble des assureurs, grâce à un système de péréquation de risques reposant sur une cotisation spéciale versée par chaque assuré privé », précise Willy Palm, le secrétaire général de l'AIM. « Aux Pays-Bas, explique Francis Kessler, le généraliste signe un contrat avec une compagnie d'assurances ou une caisse qui le rémunère à la capitation, c'est-à-dire en fonction du nombre d'assurés inscrits. » Comme le gatekeeper britannique, il a un rôle central puisqu'il est le point de passage obligé avant tout recours éventuel à des spécialistes, rémunérés à l'acte, et davantage présents dans les polycliniques et les hôpitaux.

Des listes d'attente importantes

Si la part des dépenses de santé dans le PIB s'est apparemment stabilisée, ce n'est pas en raison de la concurrence instaurée, « c'est surtout le résultat d'une moindre qualité de l'offre de soins et d'un rationnement qui se traduit par des listes d'attente importantes », estime Jean de Kervasdoué, ancien directeur des Hôpitaux, professeur en économie de la santé au Cnam. Un avis partagé par Francis Kessler. Les patients néerlandais ne semblent d'ailleurs pas satisfaits de leur système de santé. D'autant plus que plusieurs régions souffrent d'une pénurie de professionnels de santé qui s'explique par le manque d'attractivité d'une profession de plus en plus pressurée par les compagnies d'assurances. En outre, certains généralistes ont déjà leur « quota » de malades et ne peuvent en soigner davantage. « Nous sommes arrivés à la conclusion que l'État doit consacrer davantage d'argent à l'assurance maladie, explique Geert Jan Hamilton. Car si on attend des opérateurs de soins qu'ils maîtrisent les coûts, il faut en parallèle augmenter les capacités d'hébergement des hôpitaux et des maisons de retraite. »

« En Allemagne, comme aux Pays-Bas, l'introduction de la concurrence est encore embryonnaire, nuance Michel Grignon, du Credes. Les caisses n'ont pas la capacité de peser sur l'offre de soins et donc de jouer le rôle d'entrepreneur. » Avec 7 à 10 % en moyenne de leur PIB consacré à la santé, les pays européens ont un système toujours moins coûteux que les États-Unis qui y consacrent… 13 % de leur richesse.

Suisse : le marché de la santé ne fait plus recette

En Suisse, la santé est un véritable marché. Adoptée en 1996, la loi fédérale sur l'assurance maladie (la LAMal) permet en effet à toute personne domiciliée dans la confédération de souscrire à une assurance santé de base auprès de caisses maladie publiques ou privées autonomes. « Si les prestations sont partout identiques, explique Michel Grignon, chercheur au Credes, le montant des primes varie en fonction de la région de résidence. » Chaque année, début novembre, les caisses annoncent le montant des primes de l'année suivante, laissant à chaque assuré jusqu'à début décembre la possibilité de changer de caisse. Les Suisses peuvent aussi souscrire à une assurance complémentaire pour les prestations non couvertes par l'assurance obligatoire, par exemple les soins dentaires. Seul un tiers d'entre eux y ont recours. Quelle que soit la nature des soins et des prestations, une participation est toujours demandée aux assurés. Tous les contrats comportent en effet une franchise. Quelques caisses proposent une assurance avec bonus pour une durée minimale de cinq ans. Destinée aux personnes en bonne santé, elle ressemble à ce qui se pratique dans l'assurance automobile. L'assuré paie la première année une prime de 10 % supérieure à la prime de base. S'il n'utilise pas son assurance, il bénéficie alors d'une réduction de 15 % la première année, puis de 25 % après deux ans, 35 % après trois ans et 45 % après quatre ans. En cas de maladie déclarée, la prime remonte d'un niveau ! Totalement ouvert, le système de santé helvétique fait lui aussi l'objet de vives critiques. Les assurés jugent les primes trop élevées, tandis que les dépenses de santé s'emballent. De 8,5 % du PIB, elles sont passées à 10,7 % en 2000. Résultat, des voix s'élèvent au sein de la confédération pour réclamer la création de caisses d'assurance maladie cantonales, voire d'une caisse nationale. Vous avez dit « renationalisation » ?

Auteur

  • Isabelle Moreau