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Politique sociale

Les hors-la-loi du Code du travail

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.10.2002 | Frédéric Rey

Conditions de travail déplorables, salaires de misère, journées à rallonge… les droits élémentaires sont parfois allégrement violés dans l'Hexagone. De l'agriculture à la confection, du BTP au transport maritime, les dérives sont légion. Plongée au cœur du travail souvent gris, parfois noir.

Quel est le point commun entre les marins béninois de Cap-Ferret, les manutentionnaires chinois des ateliers textiles du Sentier et les Comoriens affectés au nettoyage d'un hôtel de Tignes ? Réponse : des salaires de misère, à mille lieues du smic, des horaires à rallonge, très loin des 35 heures, et des conditions de travail inhumaines, en infraction totale avec le Code du travail… Ces exemples d'exploitation, qui ne font pas l'ouverture des journaux télévisés, sont des cas extrêmes. Mais ils témoignent du non-respect sur notre territoire des droits les plus élémentaires des salariés par un certain nombre d'employeurs de la confection, du bâtiment, du tourisme, de l'hôtellerie-restauration ou des transports. Lesquels profitent le plus souvent de la vulnérabilité de ressortissants étrangers sans titre de séjour ni autorisation de travail. Mais pas seulement. Car les infractions constatées révèlent aussi l'existence de salariés « nationaux », contraints d'accepter des emplois au rabais. Une forte pression de la concurrence, des activités consommatrices de main-d'œuvre peu qualifiée, autant d'ingrédients qui peuvent donner lieu à des dérives de toute sorte. Revue de détail de ces zones de non-droit.

Forçats de la confection

Ce jour-là, les inspecteurs du travail ont réussi à déjouer la caméra de surveillance installée au-dessus de la porte d'entrée. En profitant de l'arrivée d'un visiteur pour s'engouffrer derrière lui. Dans cet appartement, près de la place de la République, à Paris, les contrôleurs découvrent une dizaine d'hommes et de femmes chinois derrière des machines à coudre. Beaucoup d'entre eux, sans papiers, n'ont pas d'autorisation de travail. « Les gérants de ces ateliers ont pris de multiples précautions pour faire face à un éventuel contrôle, explique une inspectrice. Cela laisse le temps aux employés de se cacher ou parfois même de se sauver par la fenêtre. »Bienvenue dans le Sentier, qui n'est plus seulement l'un des hauts lieux parisiens de la confection. « Ce terme désigne aussi un mode spécifique de production mis en œuvre dans la filière textile-habillement et la maroquinerie, où le droit du travail reste lettre morte », explique Güner Tahir.

Avant de militer à la CGT, ce Chypriote turc est passé par cette filière. Débarqué à Paris en 1976 dans l'espoir d'obtenir l'asile politique, il trouve rapidement, grâce au bouche-à-oreille, un job dans un atelier de confection. Pas de congés payés, des journées de douze à dix-huit heures ; bref, des conditions de travail dignes du Sud-Est asiatique. Vingt ans plus tard, rien n'a vraiment changé, hormis la main-d'œuvre, qui est aujourd'hui majoritairement chinoise. Les 120 000 Chinois présents sur le sol français, dont environ 75 % sont clandestins, constituent une ressource inépuisable pour les façonniers soumis aux exigences des donneurs d'ordres et aux variations de la mode.

Lors des salons de prêt-à-porter, ces drôles d'artisans dépêchent des espions pour photographier les défilés. Le modèle copié, ils vont ensuite sous-traiter la production qui va s'effectuer en un seul week-end. « Depuis une trentaine d'années, ceux qu'on appelle encore les fabricants du Sentier n'ont plus d'ateliers de production, explique Raymond Poincet, chargé de mission à la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (Dilti). Devant faire face à la concurrence des pays du Sud, ils travaillent en flux tendu et recourent très largement à des façonniers qui, eux-mêmes, sous-traitent parfois une partie du travail. Résultat : la confection est aujourd'hui complètement gangrenée par le travail illégal. » En Seine-Saint-Denis, la police a ainsi découvert des pavillons abritant des ateliers clandestins.

Même dans les entreprises ayant pignon sur rue et déclarant leurs salariés, les pratiques frauduleuses sont courantes. Les heures de travail indiquées sur les fiches de paie ne reposent sur aucune réalité. La rémunération correspond à un nombre de pièces livrées. Si l'employé en livre moins, il rend la différence en liquide. Face à l'ampleur de cette dérive, les autorités en sont réduites à exiger des façonniers une déclaration sur l'honneur les engageant à ne pas recourir au travail illégal…

Tâcherons du second œuvre

À 500 mètres à vol d'oiseau du palais de l'Élysée, devant l'église polonaise de la rue Cambon, un marché du travail clandestin s'organise chaque semaine. Des dizaines d'hommes échangent des nouvelles du pays en attendant un job pour un jour, deux ou plus. Même scénario à La Courneuve, devant l'entreprise Babcock, spécialisée dans la fourniture de matériaux pour le BTP : « Là, toute une main-d'œuvre potentielle est à la disposition de petits employeurs du bâtiment », explique Jean-Luc Rageul, responsable de l'Union départementale de la CFDT à Paris. Travail au noir et rémunération à la tâche se sont ainsi développés ces dernières années dans le BTP.

Selon les services de lutte contre le travail illégal, en 1999, le bâtiment faisait l'objet à lui seul de 25 % des verbalisations. « Les constats qui y sont opérés montrent une nette évolution des pratiques illégales à l'emploi », écrivait déjà Claude-Valentin Marie, chargé de mission, dans le dernier rapport de la Dilti. Comme dans la confection, c'est la sous-traitance en cascade qui est en cause. « Peinture, carrelage… pour ces activités de second œuvre, les entreprises arrachent des marchés à des prix très compétitifs, souligne une inspectrice du travail du nord de Paris. Comment peuvent-elles y parvenir sans une pression sur les coûts qui passe par un recours au travail dissimulé ? Si l'on n'y prend pas garde, c'est tout le BTP qui risque de dériver. »

Marins en galère sous pavillon exotique

Dans le transport maritime, cela fait près de trente ans que le non-droit règne en maître. L'internationalisation de cette activité et le développement d'une très forte concurrence ont fait perdre leur monopole aux pavillons nationaux, supplantés par les pavillons dits de complaisance. « Les marins ont été le laboratoire de la mondialisation », estime James Smith, représentant en France du syndicat ITF (International Transport Workers' Federation). Pour réduire ses coûts et maximiser son profit, rien de plus facile pour une compagnie que d'immatriculer ses navires dans des contrées offrant l'avantage d'être des paradis fiscaux et de s'exonérer de toute règle sociale. « Chaque pays n'est responsable que de l'application du règlement national ou international pour son propre pavillon », explique Édouard Berlet, délégué général des Armateurs de France.

Mais lorsqu'un navire pénètre dans un port français, il est supposé respecter au moins les principes fondamentaux de l'Organisation internationale du travail. Seulement, avec une soixantaine d'inspecteurs, dépendant du ministère des Transports, la France ne contrôle qu'à peine 10 % du trafic alors que la réglementation européenne prévoit un minimum de 25 %. Un bien maigre résultat sachant que le tiers des 37 000 navires marchands dans le monde arborent les couleurs de Panama, Belize, les Bermudes ou Gibraltar… Les armateurs ont le choix entre une trentaine de ces pavillons peu regardants. Certains, comme Wallis-et-Futuna, pourtant territoire français d'outre-mer, se sont même spécialisés dans l'enregistrement des paquebots de croisière. Dans chacun de ces ports, des agences de placement se chargent de recruter la main-d'œuvre dans les pays les plus pauvres de la planète : Philippines, Ghana, Malaisie… Qu'il s'agisse de transporter des touristes ou du pétrole, les marins proviennent de plus en plus souvent du tiers-monde, y compris dans les rangs des officiers. Le capitaine de l'Erika, par exemple, était de nationalité indienne.

Ces employeurs indélicats ne sont pas forcément des armateurs exotiques ou mafieux. En juin 2000, le navire d'un armateur bordelais a été bloqué par ses marins béninois et sénégalais, payés à l'époque 3 000 francs (457,35 euros) par mois, heures supplémentaires et primes comprises, pour obtenir des conditions d'emploi conformes au droit français.

Après plus de trente ans de déréglementation, pour rester compétitive, la France a créé un pavillon bis aux îles Kerguelen qui déroge aux règles sociales françaises. Il est ainsi possible d'embaucher 65 % d'un équipage à l'étranger. Du coup, deux statuts sociaux cohabitent sur le même bateau. Le salaire peut varier du simple au double entre un marin étranger et son collègue français. Conséquence, la France ne compte plus que 9 000 marins de commerce au lieu de 60 000 dans les années 50 !

Soutiers du transport de marchandises

Des pavillons de complaisance dans le transport routier ? Depuis la chute du mur de Berlin et l'ouverture des pays de l'Est, un phénomène comparable à celui qui touche le transport maritime commence à se développer sur les routes européennes. En clair, des sociétés de transport se mettent à employer des chauffeurs polonais, roumains, bulgares, tchèques, aux conditions sociales de leur pays d'origine. « En matière de rémunération, par exemple, les salaires sont entre quatre et cinq fois inférieurs aux standards français », souligne Joël Lecoq, de la Fédération CFDT du transport.

C'est la société allemande Willy Betz, l'un des plus gros transporteurs européens, qui a ouvert le feu en 1996. L'entreprise a commencé à racheter des sociétés en Bulgarie et dans d'autres pays de l'Est. Avec la libéralisation du cabotage en 1998, permettant à un chauffeur de prendre et de livrer une marchandise dans un pays autre que le sien, Willy Betz peut desservir toute l'Europe. En France, la société Vialle, basée à Thiviers (en Dordogne), lui a rapidement emboîté le pas en utilisant une main-d'œuvre polonaise.

La brèche est désormais ouverte et les syndicats craignent aujourd'hui une dérive à l'instar du transport maritime. « Comme chez les marins, nous avons même vu, au début de l'année 2002, des chauffeurs des pays de l'Est abandonnés par l'entreprise autrichienne Kralovetz », raconte encore Joël Lecoq. Certains, sans visa de séjour ni permis de travail, n'avaient pas été payés depuis deux mois. Les chauffeurs dormaient et mangeaient dans leur camion. Kralovetz, qui avait une représentation dans huit pays de la CEE, n'avait prévu aucun aménagement pour ses conducteurs !

Petites bonnes à tout faire

Après avoir cuisiné et briqué la maison, Fatou devait ensuite nettoyer le haras de son patron. Le tout pour un salaire royal de 300 euros par mois et trois jours de congé par an. Une vie d'esclave imposée non pas par un émir, mais par un notable de Nîmes, qui doit aujourd'hui répondre de ses actes devant la justice. L'exploitation de travailleurs domestiques n'est désormais plus un sujet tabou, depuis que s'est créé en France, en 1994, le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM). Parmi les 300 cas traités par cette association figurent généralement des jeunes femmes venant d'Afrique ou d'Asie, dont les employeurs ne sont pas seulement des diplomates ou des hauts fonctionnaires du Moyen-Orient. « Nous rencontrons aussi des couples mixtes ou des familles qui ont séjourné longtemps en Afrique », explique Céline Manceau, directrice juridique du CCEM.

En 1999, l'éditeur Vincent Bardet et son épouse Yasmina sont condamnés à un an d'emprisonnement dont cinq mois fermes. Accusé d'atteinte à la dignité humaine, ce couple de Parisiens employait une jeune Togolaise qui, durant trois ans, a travaillé pour un salaire mensuel de 76,22 euros.

Tous les employeurs ne sont pourtant pas tenus de rendre des comptes devant la justice. Conformément à leur statut, les diplomates bénéficient de l'immunité qui, si elle n'est pas levée, empêche toute poursuite à leur égard. Le Quai d'Orsay, qui délivre des autorisations spéciales de séjour au personnel diplomatique, a tenté de réagir en imposant une visite médicale aux employées de maison. « Nous nous sommes rendu compte que ces femmes étaient accompagnées lors de cette visite par un garde du corps de leur ambassade. Une présence qui les empêche de se confier au médecin, rapporte Céline Manceau, du CCEM. Plus grave encore, depuis l'instauration de cette mesure, le nombre de demandes d'autorisation de séjour d'employés a baissé de 50 %. Nous craignons un basculement total dans la clandestinité. »

Saisonniers de plus en plus permanents

Ils sont plus de 1,2 million de saisonniers essentiellement dans l'agriculture, l'agro-alimentaire et le tourisme. Et les abus se comptent à la pelle. Et pour cause : contrairement au classique CDD, le contrat saisonnier ne contraint pas l'employeur à verser une prime de précarité. « Au centre de thalassothérapie de Quiberon, souligne le cédétiste Michaël Pinault, nous avons rencontré des personnes qui avaient enchaîné cinq contrats d'affilée. » Une conception particulièrement extensible de la saison touristique.

La CFDT, qui mène chaque année une campagne sur les droits des saisonniers, relève trois points noirs : l'absence fréquente du paiement des heures supplémentaires, des cadences intensives et des conditions d'hébergement souvent déplorables. En Rhône-Alpes, ce syndicat a visité l'hiver dernier 40 stations en montagne. Sur les 1 000 saisonniers rencontrés, 54 % étaient dans un logement qui n'excédait pas 12 mètres carrés, quand ils ne le partageaient pas avec une ou plusieurs personnes. Après des journées de douze heures de travail, difficile de se reposer dans ces conditions. Les employés d'un hôtel dormaient dans la blanchisserie et la chambre froide, sommairement aménagées. Plus grave, 4 % en étaient réduits à dormir dans des voitures, des caves ou des cages d'escalier… Ce n'est vraiment pas les vacances pour tout le monde !

Impuissante Inspection du travail

Haro sur le travail au noir ! Inspection du travail, police, gendarmerie, agents des impôts, des douanes, Urssaf… La loi de 1997 sur la lutte contre le travail illégal a renforcé la coordination et étendu les compétences des différentes administrations concernées. Mais sans en augmenter les moyens, notamment en inspecteurs du travail. Au cours des dix dernières années, les gardiens de l'application de la loi ont vu leur effectif grossir de seulement 13 agents. Au total, le corps ne dépasse pas les 1 400 agents. À Paris, la section de répression du travail clandestin ne compte que deux inspecteurs.

Ces agents spécialisés peuvent toutefois mener des contrôles avec leurs collègues des sections. Mais, là encore, la question de l'insuffisance des effectifs est régulièrement soulevée par les inspecteurs. « La bataille contre le travail au noir est souvent affichée comme une priorité en plus haut lieu, explique un ancien fonctionnaire du ministère de l'Emploi, mais aucune décision sérieuse n'a été prise, sauf à faire un exemple de temps en temps. Depuis dix ans, sur l'ensemble du corps des inspecteurs, on n'a pas injecté les moyens nécessaires. »Les pouvoirs des inspecteurs ne sont pas aussi larges que ceux des policiers ou des gendarmes. Ces agents du travail ne sont pas autorisés, par exemple, à faire des recherches dans les papiers de l'entreprise. « Un sentiment d'impuissance est très présent, raconte une inspectrice parisienne. À 100 mètres à peine de son bureau, un atelier de confection est connu pour employer de nombreux clandestins. L'entreprise a déjà été condamnée pour travail dissimulé. Trois jours plus tard, elle rouvrait ses portes avec le nom d'un nouveau gérant.

Auteur

  • Frédéric Rey