logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

LES EMPLOYEURS ADOPTENT LA POLITIQUE DE L'AUTRUCHE

Enquête | publié le : 01.10.2002 | Valérie Devillechabrolle, Marc Landré

Pour éviter une flambée des salaires suicidaire, entreprises et administrations vont devoir fourbir d'autres armes pour séduire les candidats, et améliorer notamment plans de carrière et relations avec les écoles. Il faudra surtout qu'elles anticipent leurs besoins en compétences. Une démarche qui est encore loin d'être entrée dans les mœurs.

Entre l'évaporation des bataillons pléthoriques du baby-boom et l'arrivée sur le marché du travail des générations maigrelettes des années 80, la course aux candidats promet d'être rude entre recruteurs. Gare à l'inflation salariale ! Entre 1998 et 2001, lorsque la croissance affichait une dynamique insolente et que les postulants à l'embauche brillaient par leur rareté, des entreprises ont cru s'en tirer par une flambée des rémunérations. « Les salaires d'embauche des cadres avaient progressé de 12 % », rappelle Jacky Chatelain, de l'Apec. Une solution périlleuse pour la compétitivité des entreprises.

Peu désireuses de mettre à mal leur grille de salaires, beaucoup de grandes entreprises réfléchissent à d'autres moyens pour recruter et fidéliser les candidats à potentiel. Sur le marché très concurrentiel des ouvriers professionnels, Renault entend faire la différence « autant par la qualité de son management et l'amélioration de ses conditions de travail que par les rémunérations », prévient Michel Guillamaud, DRH du secteur fabrication du constructeur automobile. Dans la fonction publique, impossible de se livrer à une quelconque surenchère salariale. Aussi, le directeur des personnels enseignants du ministère de l'Éducation nationale fourbit déjà de nouvelles armes pour susciter des vocations. Le nouveau credo de la Rue de Grenelle, c'est la mobilité, l'évolution de carrière ou encore la formation continue. Un pari qui est loin d'être gagné…

Autre planche de salut envisagée par certaines branches professionnelles : le recours aux immigrés. Pas si simple. D'abord parce que ces travailleurs sont aujourd'hui principalement employés dans des secteurs à faible croissance, comme la construction, et ne constituent pas, à ce titre, une réserve de main-d'œuvre crédible et qualifiée pour les secteurs menacés de pénurie. On imagine mal un peintre en bâtiment maîtrisant difficilement le français aller renforcer les effectifs « des services à la personne qui nécessitent de bien parler la langue », explique Danièle Kaisergruber, directrice générale du cabinet Bernard Brunhes. Quant à l'immigration en provenance de pays ciblés, pour des qualifications élevées, elle n'est pas aussi facile à organiser qu'il n'y paraît. En témoignent le retour rapide et massif au pays d'infirmières espagnoles venues en France l'an dernier pour pallier le manque criant de personnel soignant dans les hôpitaux publics, ou encore le nombre dérisoire de visas demandés par des informaticiens étrangers pour répondre aux besoins des entreprises allemandes.

Pensant avoir trouvé la solution miracle, d'autres secteurs se sont lancés dans une véritable course de vitesse en tentant de préempter, de plus en plus tôt, la main-d'œuvre, juste à la sortie de l'école. L'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) propose dès cette année aux jeunes entrant en seconde de passer un bac pro en trois ans (au lieu de quatre) afin d'« élargir le vivier de ressources disponibles aux candidats au bac général », comme l'explique Henri de Navacelle, le directeur de la formation de la fédération de la métallurgie. Dominique de Calan, le secrétaire général adjoint de l'UIMM, déplore de « n'avoir pu ouvrir que la moitié des sections, en raison, notamment, des résistances des conseils régionaux ». Mais, pour inverser la tendance en matière de formation, mieux vaut s'y prendre longtemps à l'avance. « Il faut trois ans pour qualifier un bac + 2 en ingénieur, et deux ans pour faire d'un bachelier un bac + 2 », rappelle ironiquement Jacky Chatelain. C'est en partie pour avoir sous-estimé cette évidence que le secteur public hospitalier se retrouve depuis quelques années en panne d'infirmières. Les pouvoirs publics évaluent en effet à 15 000 personnes le manque de bras dans les hôpitaux, soit trois fois moins que les créations de postes prévues dans les trois ans à venir au titre de la réduction du temps de travail. Au total, ce sont donc près de 60 000 infirmières qui devront être recrutées d'ici à 2005. L'État a bien tenté d'inciter des infirmières retirées (estimées à près de 50 000) à reprendre du service. Las ! Moins de 5 % ont répondu à l'appel.

Parallèlement, le nombre de places dans les écoles a été augmenté de moitié, passant de 17 000 à plus de 26 000. Mais les moyens en locaux et en enseignants n'ont pas été renforcés. « On vit un vrai paradoxe, souligne William Vignatelli, vice-président du Comité d'entente des formations infirmières et cadres. On a beaucoup d'étudiants, mais peu de monde pour les former. Et je ne sais même pas où les envoyer en stage. » De toute façon, la formation initiale durant en moyenne quatre ans, ce n'est qu'à partir de 2004-2005 que les premiers effets de l'augmentation des places se feront sentir. Il faudra « entre cinq et dix ans pour parvenir à combler les trous », pronostique William Vignatelli. D'ici là, les patients devront prendre leur mal en patience. D'autant que semblable pénurie guette les médecins (voir encadré ci-contre). « À numerus clausus inchangé (4 700 médecins par an), le nombre de psychiatres, d'ophtalmologistes, d'anesthésistes sera réduit de 40 % à l'horizon 2020 », s'alarmait récemment Jean de Kervasdoué, ancien directeur des Hôpitaux et professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

Si doper la formation initiale constitue une priorité, ce n'est pas forcément la panacée. Avant d'être performants, certains professionnels ont besoin d'une longue pratique sur le terrain. En ce qui concerne la maintenance industrielle, selon l'Adepa, « l'expérience acquise dans la durée représente un atout majeur dans la performance du personnel ». 70 % des salariés de ce secteur ont aujourd'hui plus de dix ans d'expérience et 30 % plus de vingt-cinq ans. Une réalité que Renault a d'ores et déjà intégrée en préparant cinq ans en amont la relève de quelque 20 % de ses metteurs au point sous presse, le temps d'identifier en interne les salariés ayant les prérequis nécessaires et de les initier à ce métier qui exige un tour de main particulier.

Quant à la Fédération française du bâtiment, confrontée au départ en retraite d'environ 100 000 chefs d'entreprise d'ici à 2012, elle met depuis deux ans les bouchées doubles pour sensibiliser la branche à la nécessité de préparer très en amont la transmission de ces activités, de façon à éviter des disparitions pures et simples d'entreprises, ou encore des reprises dans des conditions non viables. « Pour surmonter les doutes et les états d'âme des cédants, il est nécessaire de les sensibiliser dès l'âge de 50 ans », souligne-t-on à la fédération.

Les entreprises vont devoir se bouger

Pour Danièle Kaisergruber, du cabinet Bernard Brunhes, il n'y a pas 36 000 remèdes aux pénuries de main-d'œuvre. Administrations, branches professionnelles et entreprises vont devoir « se bouger ». Notamment « en se préoccupant davantage et de plus en plus tôt des qualifications dont elles vont avoir besoin et de la façon dont elles vont pouvoir se les procurer, car le marché ne les leur fournira pas spontanément », abonde Élisabeth Waelbroeck-Rocha, du Bipe. Des inflexions sont déjà perceptibles. Des exemples ? Michèle Ontabilla, directrice nationale de l'Institut des techniciens supérieurs du Cesi, constate : « Depuis quelques mois, certaines entreprises moyennes commencent à venir nous voir après s'être aperçues qu'elles allaient devoir renouveler tout ou partie de leur encadrement d'ici à cinq ans. » La Poste vient de créer un observatoire pour tenter d'identifier, indique Georges Lefebvre, son DRH, « ce que seront [ses] métiers de demain ». Elle compte mener en parallèle une réflexion avec les organisations syndicales sur le développement des compétences internes, le renforcement des formations et promotions, l'anticipation des recrutements…

La Fédération des industries des équipements de véhicules vient également de lancer une étude sur ses besoins de recrutement entre 2005 et 2010 afin d'« avoir des éléments de pilotage pour anticiper [ses] besoins de qualification supérieure en techniciens et ingénieurs », indique Jacqueline Laire, la DRH. Quant à la fonction publique, elle s'est dotée dès juillet 2000 d'un Observatoire de l'emploi public, avec l'objectif affiché de « dynamiser la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences dans les ministères », en particulier pour les « métiers sensibles ».

Parmi les entreprises, celles qui ont facilité la promotion interne bénéficieront d'un net avantage concurrentiel. « Notre très forte tradition de formation interne nous ouvre la porte de scénarios alternatifs en cas de difficultés de recrutement », confirme Olivier Robert de Massy, directeur général adjoint de la Fédération bancaire française. Et l'industrie semble se convertir aux vertus de la gestion prévisionnelle des compétences, si l'on en juge par l'envolée (+ 20 % en un an) du nombre de contrats d'apprentissage signés. L'ouverture, en 2001, au cœur du futuriste technocentre de Renault, à Guyencourt, dans les Yvelines, d'une nouvelle école visant, selon Brigitte Raymond, sa directrice, à « industrialiser le développement des compétences requises en ingénierie véhicules à l'horizon 2005-2010 » en constitue une preuve supplémentaire.

Face à l'ampleur des défis à relever, certains esprits malins en arrivent à souhaiter une croissance molle pour réduire les tensions sur le recrutement. « Avec 1 % de taux de croissance du PIB, le choc sur l'emploi serait beaucoup moins frontal », entend-on dans certains milieux patronaux. Mais le pire des scénarios serait que le malthusianisme finisse par l'emporter. Et que la pénurie de main-d'œuvre ne se traduise, faute de solutions efficaces et durables, par une dépréciation des standards de qualification requis à l'embauche, par la détérioration des services publics ou encore par le recours accru aux délocalisations !

Les médecins
Offre en baisse, demande en hausse

Y a-t-il un médecin dans la salle ?

La question risque de devenir lancinante dans les années à venir. Le vieillissement de la population et l'augmentation de l'espérance de vie (à raison d'un trimestre tous les ans), notamment des personnes atteintes de maladies chroniques, devraient conduire à une forte croissance de la demande de soins. Y aura-t-il une offre suffisante de médecins généralistes et spécialistes pour répondre à cette demande ? Rien n'est moins sûr. Une étude de la Drees (ministère des Affaires sociales) publiée en mars 2002 prévoit – si rien n'est mis en place pour augmenter leur nombre – une chute de 27 % du nombre de spécialistes et de 11 % de celui des médecins généralistes d'ici à une vingtaine d'années. À échéance, les patients devront ainsi faire avec moitié moins d'ophtalmologues ou avec un tiers en moins d'anesthésistes, de dermatologues, d'internes et de radiologues. Pour ne rien arranger, « à comportements constants, nous envisageons une diminution du temps de travail des médecins d'environ 5 %, notamment du fait de la féminisation et de l'évolution de la pyramide des âges », précise-t-on à la Direction générale de la santé.

La solution pour pallier la baisse du nombre de médecins ? Augmenter dès à présent le numerus clausus qui conditionne le quota d'étudiants admis en deuxième année de médecine. Relevé à 4 700 pour la rentrée 2002 (contre 4 100 l'année dernière, 3 500 il y a dix ans et… plus de 8 500 dans les années 70), les experts estiment qu'il devrait être porté à 7 500 pour maintenir la densité médicale à l'identique dans l'Hexagone. Seul problème, de taille : étant donné la durée des études (dix ans), ce n'est qu'au bout de plusieurs promotions d'étudiants que le déverrouillage du numerus clausus aura un impact sur la démographie médicale. « Il faudra attendre une vingtaine d'années avant d'obtenir un effet réel », avoue-t-on à la Direction générale de la santé. Conscient du problème, Jean-François Mattei, le ministre de la Santé, a installé courant juillet une mission sur « les conséquences de l'évolution de la démographie médicale ».

Présidée par le professeur Yvon Berland et composée de cinq membres, elle doit rendre ses conclusions le 15 novembre sur « une nouvelle organisation de l'exercice des médecins et des différentes professions de santé ». Encore un peu de patience…

Les enseignants
Trouver 32 000 nouveaux profs par an, un sacré défi pour l'Éducation nationale

Recherche professeurs désespérément ! Tel pourrait être le slogan de l'Éducation nationale dans les années à venir. Le ministère piloté par Luc Ferry, qui regroupe les deux tiers des personnels de la fonction publique d'État, devra en effet recruter massivement d'ici à 2010. En moyenne 32 000 nouveaux professeurs par an pour les seuls premier et second degrés. Environ 381 000 enseignants partiront en effet à la retraite au cours de la décennie 2001-2010. Soit 42 % de l'effectif présent en 2001. Cela sans compter les 115 000 personnels d'éducation ou Atos, c'est-à-dire les personnels de direction, de bibliothèque ou d'inspection, qu'il va falloir également remplacer… au moins partiellement. Dans le même temps, les effectifs des écoles maternelles et primaires vont enregistrer une progression de 180 000 têtes, alors que l'enseignement secondaire en perdra 200 000. Soit un solde négatif de 20 000, trois fois rien comparé aux 11,5 millions d'élèves recensés en 2001.

Pour relever le défi, le ministère de l'Éducation nationale a augmenté, ces deux dernières années, de plus de 10 % le nombre de postes offerts aux concours externes. Et il s'est lancé dans une grande campagne de communication. « Et si c'était vous ? », proclamaient les affiches 4 par 3 placardées sur tous les murs des villes de France. Résultat, les inscriptions aux concours ont fait un bond de 15 % mais le nombre de présents aux examens a, lui, baissé d'autant.

« Va-t-on réussir dans les années à venir à attirer toujours autant de candidats ? s'interroge légitimement Pierre-Yves Duwoye, directeur des personnels enseignants (DPE). Si on veut garder quatre ou cinq candidats par poste offert, comme c'est en moyenne le cas aujourd'hui, il va falloir que 50 % des licenciés de chaque année se présentent à nos concours de recrutement. » Autrement dit, il faudrait « puiser dans le marché » un quart des diplômés bac + 3 pour remplacer les départs en retraite et affronter la concurrence des entreprises privées qui, elles aussi, tenteront d'attirer les jeunes potentiels. « On leur parle plan de carrière, formation continue, mobilité interne ou décloisonnement professionnel, explique le DPE du ministère. Mais il est clair que la rémunération en début de carrière est bien basse et que la lutte est difficile. » Déjà ardus quand il s'agira d'attirer des jeunes sortants de l'école, les recrutements prendront un tour encore plus délicat lorsqu'il faudra – aussi – débaucher des salariés en poste.

Les chercheurs
40 % des troupes à remplacer

Cherchons chercheurs ! Pas moins de 31 % des enseignants-chercheurs, 27 % des chercheurs et 38 % des personnels d'accompagnement (ingénieurs, techniciens) vont prendre leur retraite dans les dix années qui viennent, avec une accélération des départs à partir de 2005. Et, si l'on tient compte des autres motifs de sortie du système, c'est près de 40 % de la population scientifique qui doit être renouvelée d'ici à 2010. Voire 50 % dans des disciplines comme la physique ou la chimie. Au CNRS, premier organisme de recherche en France, 60 % des 25 000 agents devront être remplacés. Aussi, compte tenu de la durée des études (au moins huit ans après le bac) pour devenir chercheur, le ministère a décidé de lisser dès cette année ses recrutements afin de ne pas être confronté à une pénurie de candidats « de qualité » à partir de 2005. « Anticiper les départs est indispensable pour garantir aux jeunes docteurs un nombre constant d'emplois dans la recherche publique et éviter les dents de scie dans la politique de recrutement, indique-t-on dans l'entourage de Claudie Haigneré, la ministre déléguée à la Recherche. Cette anticipation permettra d'obtenir une plus grande adéquation entre les profils recherchés et les candidats et conduira à des recrutements de qualité. »

Les moyens déployés pour inciter les étudiants à poursuivre des études scientifiques ? « Une bonne visibilité des postes à pourvoir dans la décennie, l'augmentation du nombre et du montant des allocations de recherche, des possibilités données aux jeunes chercheurs expatriés de revenir faire de la recherche publique dans l'Hexagone », explique-t-on au ministère. L'objectif est de rajeunir l'appareil de recherche publique – l'âge moyen y est de 46,5 ans, contre 5 de moins dans le privé – en facilitant l'accès aux jeunes docteurs. En plus de l'augmentation de la capacité d'accueil dans les universités, le nombre de postes dans les organismes de recherche publique devrait aussi doubler. Peut-être la France rattrapera-t-elle ainsi son retard sur les autres pays. Entre 1995 et 1999, le taux annuel moyen de l'emploi scientifique n'a crû que 1,2 % dans l'Hexagone, contre 16,5 % en Irlande ou 6,2 % aux États-Unis…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Marc Landré