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Vie des entreprises

L'incivilité déboule dans l'entreprise

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.09.2002 | Catherine Lévi

Insultes, dégradations, vols, altercations… le monde du travail est à son tour gagné par les comportements agressifs de jeunes issus des cités. Surtout les secteurs employant de la main-d'œuvre non qualifiée. Les entreprises réagissent en durcissant leurs conditions de recrutement ou en renforçant l'intégration et le suivi de ces jeunes rebelles.

« Nique ta mère ! » Il n'y a pas que dans les cités que l'insulte fuse. La réplique n'est pas rare aujourd'hui dans les ateliers du constructeur automobile PSA, en réponse à une remarque jugée intempestive d'un chef d'équipe. Chez Adecco, ce sont des insultes et des crachats que des responsables d'agence ont reçus, en informant de jeunes intérimaires que des missions leur étaient refusées. De son côté, l'association Jeunesse et Entreprises se plaint que les juniors en recherche d'emploi qu'elle reçoit ne prennent même plus la peine d'éteindre leur portable durant les entretiens. Quant à la DRH de McDonald's, elle enregistre une multiplication des dérapages verbaux et une montée de l'absentéisme dans les cuisines de ses fast-foods…

Sur le terrain, les incidents qui mettent aux prises des jeunes de moins en moins respectueux des règles de vie sociale avec leur hiérarchie se multiplient depuis un ou deux ans. Mal à l'aise, inquiètes, les directions ont tendance à éluder le problème, comme s'il s'agissait d'une « maladie honteuse », pour reprendre l'expression de Nicolas Flamant, directeur d'études d'Entreprise et Personnel, auteur d'un rapport sur l'intégration des jeunes. Mais les langues commencent à se délier : « Oui, il y a une progression de l'incivilité chez les jeunes, reconnaît Fabrice Simoneau, directeur général adjoint d'Adecco. Je fais le parallèle entre ce qui se passe dans nos agences et ce que vit ma femme, qui est enseignante. » Ces comportements décalés sont plus fréquents parmi les jeunes issus des milieux défavorisés et des banlieues, mais on les retrouve de façon larvée dans toutes les couches sociales, constate pour sa part Hervé Sérieyx, qui anime des clubs sur l'intégration des nouvelles générations au sein de l'Association pour le progrès du management (APM), une émanation du Medef.

Les « yobbos » se radicalisent

Les entreprises les plus exposées sont celles qui recrutent du personnel peu ou pas qualifié. Dans le BTP, la grande distribution, le marketing téléphonique, la logistique, la restauration, l'hôtellerie, et même l'automobile. « Dans un contexte de chômage élevé, nombre de jeunes jugés inaptes avaient été maintenus à l'extérieur de l'entreprise, explique Nicolas Flamant. Les constructeurs automobiles, par exemple, recrutaient à bac + 2. Mais, avec les tensions sur le marché du travail, ils ont dû abaisser leur niveau d'exigence et élargir les mailles du filet. Avec le départ à la retraite de nombreux salariés, le problème ne peut que s'amplifier. » Pour faire face aux commandes, les constructeurs ont largement fait appel à l'intérim, sans se montrer trop sourcilleux dans la sélection. Résultat, ils ont été dépassés par des actes d'incivilité en tout genre : affrontements entre bandes, altercations dans les ateliers, vols et dégradations qui ont mobilisé les comités d'entreprise et les CHSCT. Si la tension est aujourd'hui un peu retombée, avec le ralentissement des ventes de voitures, il reste des traces du passage de cette tornade…

Car le choc traditionnel entre les générations est beaucoup plus frontal avec les jeunes « sauvageons », pour parler comme Jean-Pierre Chevènement. Certains, dépourvus de toute référence sociale, vont jusqu'à reproduire sur leur lieu de travail ce qu'ils vivent dans leur cité. Le sémiologue Jean-Luc Excousseau trace le portrait-robot de ces nouvelles générations de salariés, qu'il surnomme les « yobbos ». Élevés par des parents démissionnaires, ils veulent tout et tout de suite en termes de salaire et de promotion. Très directs, ils utilisent un langage parfois violent, acceptent mal l'autorité et veulent entretenir des rapports d'égal à égal dans l'entreprise. Ils ont une forte aptitude à la critique et radicalisent très vite leurs attitudes face à des comportements qu'ils jugent décevants. Imprévisibles, ils sont capables de claquer la porte. Ces « jeunes loubards », comme les appelle aussi Jean-Luc Excousseau, ne sont pas toujours conscients de la gravité de leurs actes. DRH de McDonald's, Hubert Mongon juge ce portrait plutôt fidèle. « Les jeunes sont très attachés au respect et à la reconnaissance qui s'expriment notamment dans les engagements de l'entreprise à leur égard. Le moindre écart entre la compréhension qu'ils en ont et la réalité provoque une réaction immédiate, comme leur départ sans prévenir. Nos managers, pourtant jeunes, sont peu préparés à ces nouveaux comportements. »

Les syndicats eux-mêmes sont désarçonnés et craignent que ces jeunes rebelles soient récupérés par des mouvements extrémistes. « Ils ne sont bien nulle part. Ils n'ont pas de culture d'entreprise et ne se retrouvent pas dans nos structures », déplore Lucien Mairel, délégué syndical central FO de Renault. Les entreprises sont souvent contraintes d'apprendre les horaires, la discipline, la politesse aux jeunes qu'elles recrutent et de leur imposer une certaine retenue vestimentaire. Face à ces nouveaux défis, certains se veulent optimistes. « Nos parcours d'intégration et nos actions de parrainage redonnent des référentiels aux jeunes qui les ont perdus », souligne ainsi Jean-Luc Vergne, le DRH de PSA.

Moins indulgents, d'autres employeurs ont tôt fait de dénoncer les carences de la société, en particulier d'une école qui n'aurait pas joué son rôle d'intégrateur. « L'école n'a pas fait son travail, juge ainsi Sophie de Menthon, P-DG de Multilignes Conseil, qui a dû récemment licencier un jeune qui s'était présenté en caleçon dans un de ses centres d'appels. Les jeunes arrivent d'un milieu où le discours est très antientreprise, avec une vraie culture d'opposition. D'emblée revendicatifs, ils sont convaincus qu'ils n'ont aucune chance. » La présidente d'Ethic estime par ailleurs qu'il n'est pas dans la vocation des entreprises « de rattraper les échecs de l'Éducation nationale ». Lucien Mairel, de FO Renault, tient peu ou prou le même genre de discours : « Nos agents de maîtrise ne sont pas préparés à entendre des insultes. Ce ne sont pas des éducateurs. »

Une hiérarchie parfois passéiste

Certains observateurs trouvent toutefois des circonstances atténuantes à ces « sauvageons ». « Les entreprises sont elles-mêmes devenues violentes, confrontées à l'incertitude, capables de licencier du jour au lendemain, rattrapées par la rigueur de gestion. La mondialisation est une jungle », estime Hervé Sérieyx. D'autres notent que les jeunes ont mal vécu les charrettes dont ont été victimes leurs parents. « Les restructurations ont tué chez eux l'idée de communauté et entretiennent particulièrement leur méfiance à l'égard du monde du travail et leur individualisme », observe un expert. La carte de la violence recoupe largement celle des secteurs où les emplois sont précaires, difficiles, les horaires atypiques, les salaires bas, comme la logistique, la restauration ou l'automobile. Plus la précarité est forte, plus les conditions de travail sont dures, plus la discrimination raciale est marquée, plus les jeunes sont instables, sans illusions, prompts à se rebeller.

« La précarité est une donnée structurante de l'emploi des jeunes, fait valoir Romain Altmann, 24 ans, secrétaire général de la CGT Jeunes. Les intérimaires de longue durée se considèrent comme des pièces rapportées et estiment leur situation injuste. Arriver en retard est souvent une conséquence de leur démotivation. » Même analyse de la part de Loris Dallo, délégué CGT de PSA Sochaux. « Je ne suis pas sûr qu'un salarié en CDI se permettrait des écarts de langage, estime-t-il. On est ulcéré devant les bataillons de jeunes qui n'ont aucune perspective et qui sont souvent employés aux postes les plus durs. » En cause aussi, des modes de management souvent passéistes et les réactions d'une hiérarchie intermédiaire qui accepte mal les façons d'être de ces nouvelles générations, comme le reconnaît Fabrice Simoneau, d'Adecco. « Il y a incivilité ou non en fonction de l'attitude de la hiérarchie », note Romain Altmann. « Ce n'est pas l'autorité que les jeunes refusent, mais les jugements de valeur », soutient Jean-Michel Vernet, responsable de la mission « bénéficiaires de l'Afpa », chargé de l'accompagnement des stagiaires hors temps de formation.

Disney durcit le recrutement

Face au casse-tête que représentent certains jeunes, l'entreprise peut s'enfermer dans sa bulle ou tenter, malgré tout, l'aventure de l'intégration. Se replier c'est s'exposer à être rapidement à court de main-d'œuvre, s'ouvrir c'est courir le risque de se laisser déborder et d'avoir à affronter un absentéisme larvé, un climat social déliquescent, une baisse de productivité, voire une dégradation de son image auprès des clients. « Bien sûr, nous devons recruter des conducteurs à l'image du monde qui nous entoure. Mais nous devons rester vigilants : nous sommes un service public, l'accueil du client est essentiel. Nous n'avons pas le droit à l'erreur », indique Pierre Bruandet, du pôle RH du département bus de la RATP, résumant bien la contradiction devant laquelle les entreprises se trouvent placées.

« Certains jeunes, du fait d'une formation de base insuffisante, n'ont pas les comportements qu'il convient d'avoir dans une société de services », constate Jean-Yves Rémond, directeur général adjoint des ressources humaines d'Euro Disney. Du coup, même en phase de développement, les responsables du parc ont été contraints de durcir les conditions de recrutement. « Il y a trois ou quatre ans, sur 100 jeunes convoqués, nous en gardions 40. Aujourd'hui, nous n'en gardons plus que 20, ajoute Jean-Yves Rémond. Nous avons également ajouté une procédure spéciale d'exclusion à l'issue de nos journées d'accueil des jeunes embauchés, en cas de gros dérapage. Résultat, nos recrutements sont plus longs, plus compliqués et plus coûteux. Mais le parc doit rester un vecteur d'intégration. »

Faute d'autres solutions, recourir au licenciement est parfois indispensable. Au risque, dans certains cas, de s'exposer à des actes de vengeance. La devanture d'une agence Adecco a ainsi été brisée par un intérimaire furieux qu'on ne lui propose plus de missions alors qu'il avait multiplié, sans motif, retards et absences. Curieuse coïncidence, la responsable de l'agence a vu sa voiture incendiée et a même reçu des menaces de mort.

Mais les sanctions ne sont qu'un pis-aller. Pour décoder les situations de tension et mieux les gérer, l'Afpa a créé en septembre 2001 un observatoire de la violence. Même réaction de la part d'Adecco, qui a fait appel à un psychologue pour analyser les incivilités dans certaines agences. Sa conclusion : plus de la moitié des conflits auraient pu être évités si les locaux avaient été mieux adaptés, l'accueil mieux balisé et le personnel mieux préparé. Car les jeunes qui se sentent facilement rejetés n'auraient pas fait preuve de la même agressivité. Fortes de ce constat, une dizaine d'agences « sensibles » de la région parisienne ont déjà bénéficié de mesures spécifiques. Leur personnel a reçu des consignes sur l'habillement, sur la façon d'éviter la provocation, sur les mots à ne pas utiliser. Une cellule d'assistance a été montée pour soutenir les salariés en situation de stress. Parallèlement, Adecco apporte son aide aux sociétés clientes qui veulent faire évoluer leur encadrement intermédiaire vers plus de souplesse. Des firmes comme PSA, Euro Disney, McDonald's ou Casino ont une démarche du même ordre.

Mener des actions préventives se révèle payant. « Nous n'avons pas remarqué de dégradation particulière dans nos relations avec les jeunes, explique Christian Lancou, DRH du département matériel roulant bus à la RATP, qui emploie de nombreux jeunes non qualifiés au service de la maintenance. Mais nous sommes parfaitement conscients qu'ils demandent un suivi plus particulier que ceux des générations précédentes. Notre encadrement est très sensibilisé à cet aspect et nous sommes très attentifs à leur offrir des perspectives d'évolution, même s'ils n'ont aucun bagage. » PSA commence à mettre en place des actions d'accompagnement pour aider les jeunes à trouver des points de chute lorsque s'achèvent les missions d'intérim. Le constructeur leur propose aussi de participer à des activités culturelles et sportives spécialement conçues pour eux. « Quand nous faisons des efforts, ils les saisissent », observe Jean-Luc Vergne.

De son côté, l'Afpa organise depuis peu des activités d'accompagnement hors formation, comme le saut en parachute, pour apprendre à respecter les règles, ou des tournois de cartes pour se familiariser avec le travail en équipe. « L'entreprise doit véhiculer l'idée qu'elle n'est pas uniquement un lieu de production et de profit, mais aussi de vie », conclut Clotilde Touvet, secrétaire générale de Jeunesse et Entreprises. Une entreprise citoyenne, en somme.

Comment Casino intègre

« L'incivilité, cela se régule », affirme Thierry Bourgeron, DRH de Casino, un groupe de distribution qui s'efforce d'offrir des perspectives d'emploi aux jeunes des cités. L'entreprise travaille sur l'égalité des chances et veut lutter contre la discrimination raciale en intégrant du personnel appartenant à toutes les communautés. Comme l'explique Mansour Zoberi, responsable de la politique de la ville, de l'insertion et de la solidarité à Casino, un sociologue issu du milieu social rattaché directement à la DRH, « il faut donner du sens, montrer que nous savons respecter les jeunes, que nous ne sommes pas leurs ennemis, en leur confiant des postes à responsabilités et pas simplement des emplois de vigiles, pour leur rendre leur fierté et remettre l'ascenseur social en route ». Mansour Zoberi se veut réaliste : « Nous devons souvent faire un travail en amont avant de les embaucher pour qu'ils apprennent les règles de la vie collective et ainsi ne pas aller à l'échec. » Le personnel est également formé à la problématique des quartiers difficiles, des différentes communautés et des phénomènes de délinquance. Exemple à Roubaix, où le nouvel hyper du groupe a réservé une centaine de postes aux jeunes éloignés de l'emploi. Ils n'ont pas été choisis en fonction des critères habituels de diplôme et de qualification, mais en tenant compte de leurs aptitudes personnelles. Les postulants ont été mis en situation sur site. Puis les candidats retenus ont suivi un cursus théorique mis au point par l'Afpa accompagné d'une mise en pratique des acquis dans un magasin. Ils ont alors été prêts à passer les tests d'embauche. Acteur de proximité, Casino multiplie aussi les rencontres sur le terrain. L'hypermarché de Torcy, en Seine-et-Marne, s'est impliqué dans l'organisation de classes vertes, où des matinées sont consacrées à l'apprentissage des règles de vie élémentaires : le lever, le coucher, le respect des autres…

Auteur

  • Catherine Lévi