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Vie des entreprises

Les donneurs d'ordres font la vie dure aux sous-traitants

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.09.2002 | Valérie Devillechabrolle

Rude, la condition de sous-traitant ! Dans l'automobile ou l'aéronautique, ce sont eux qui encaissent les variations d'activité des donneurs d'ordres. Plutôt que d'embaucher, les constructeurs imposent à leurs fournisseurs de le faire… et de leur prêter du personnel en cas de besoin. Contraints de réduire les coûts, les sous-traitants délocalisent.

Il n'y a pas si longtemps, les géants de l'automobile, de l'aéronautique ou de la construction navale les chouchoutaient, en les considérant comme des « coréalisateurs », des « partenaires privilégiés », voire des membres à part entière d'une « entreprise élargie » ou « éclatée ». Pour les sous-traitants, le retour à la réalité est plutôt raide : victimes directes des plans de réduction de coûts annoncés fin 2000 par les grands constructeurs automobiles, équipementiers et fournisseurs n'ont cessé de dégraisser en 2001 et au cours du premier semestre 2002 : plus de 15 000 emplois supprimés au total chez Delphi et Visteon, les deux leaders mondiaux d'origine américaine, ou près de 10 000 chez les deux ténors français, Valeo et Faurecia. Mais l'industrie automobile n'est pas le seul secteur à mener la vie dure à ses fournisseurs.

Rien que dans la région Midi-Pyrénées où plus de 20 000 salariés d'entreprises sous-traitantes dépendent des commandes d'Airbus, l'après 11 septembre a douché les grands espoirs suscités par le programme A380 : « Alors qu'entre le lancement de l'A380 et des prévisions de production de l'ordre de 400 avions par an nous misions sur la création de 7 100 emplois d'ici à 2003, nous tablons désormais sur la perte de 2 600 à 3100 emplois », déplore Bernard Maret, le président de l'Union des industries métallurgiques de la région.

Dans l'automobile comme dans l'aéronautique, en dépit des belles phrases des constructeurs, rien n'a donc véritablement changé. Noël Forgeard, le président d'Airbus, a beau affirmer devant un aréopage de syndicalistes de la métallurgie que l'entreprise « n'a pas une attitude bête et méchante à l'égard de ses sous-traitants car elle ne peut pas se permettre une défaillance majeure », les fournisseurs continuent d'être mis sous pression, tant en période de baisse qu'en période de hausse du cycle d'activité. « Nous devons pouvoir assumer des montées d'activité très rapides tout en étant capables de dégager suffisamment de flexibilité interne pour réduire de plus d'un quart les cadences, le cas échéant », résume Christian Beugnet, le secrétaire général de Latécoère, l'un des principaux fournisseurs des tronçons de fuselage d'Airbus. Pour assurer leurs arrières, les grands sous-traitants de l'aéronautique ont imité, avec quelques années de décalage, ceux de l'automobile, en délaissant la fabrication au profit de la conception et de la vente de sous-ensembles complets. Au besoin, en rachetant les PME possédant les savoir-faire nécessaires. Cette transformation des sous-traitants en « systémiers » présente l'avantage « de limiter les possibilités de rapatriement brutal et non concerté de charge par les constructeurs en cas de baisse d'activité », explique Françoise Larré, chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les ressources humaines et l'emploi (Lirhe), qui vient d'achever une étude sur la réactivité de la sous-traitance aéronautique.

Chez Ratier-Figeac, filiale du groupe américain Hamilton Sundstrand spécialisée dans les systèmes de propulsion, la sous-traitance de capacité ne représente plus qu'un quart de l'activité. Conséquence, « alors qu'auparavant nous subissions des chocs très importants en voyant partir la charge chez le donneur d'ordres, en l'espace d'un mois et demi nous nous sommes contentés d'anticiper quelques départs en préretraite pour nous ajuster à la baisse d'activité consécutive aux attentats », explique Patrick Laumond, le responsable de la communication de ce sous-traitant du Lot.

Évalués sur le nombre de brevets

Mais les fournisseurs ne sont pas au bout de leurs peines. Car, pour réduire encore le risque de licenciements en cas de baisse d'activité, les donneurs d'ordres laissent désormais à leurs sous-traitants le soin de procéder à l'essentiel des embauches en période de croissance. C'est le cas pour les études de conception de nouveaux produits dont les équipementiers ont hérité à hauteur de 70 %. « Depuis que nous sommes considérés comme des fournisseurs d'idées et de concepts, au point d'être évalués sur le nombre de brevets que nous déposons en dix ans, nous avons dû investir massivement dans la main-d'œuvre hautement qualifiée », explique Rémi Bohnert, le DRH France de Johnson Controls, qui a embauché son premier polytechnicien en 1995. Résultat : la proportion de cadres et techniciens a bondi, passant, en dix ans, de 15 % à près de 30 % de l'effectif de cette entreprise spécialisée dans la fabrication des mousses et garnitures pour l'automobile. Et ce n'est pas fini : « Dans les cinq ans à venir, pronostique Rémi Bohnert, la main-d'œuvre de conception pourrait dépasser celle des agents de fabrication. »

Une tendance identique se dessine dans l'aéronautique, comme le confirme Jacques Igalens, directeur du département gestion du Lirhe : « Jusqu'au 11 septembre, dans la perspective du lancement de l'A380 et de l'A400 M, la principale problématique d'Airbus visait à convaincre ses sous-traitants d'investir, en personnel notamment. » Si bien que sur les 1 500 créations d'emplois générées dans les bureaux d'études, Airbus n'en a effectué que 300 en direct. Cet effort de recrutement n'est pas à la portée de tout le monde. « Sachant que nous gagnons notre premier euro entre sept et dix ans après le lancement des études, les 15 % du chiffre d'affaires investis en recherche et développement sont intégralement consacrés à la main-d'œuvre », explique Gérard Delavalle, DRH de Liebherr Aerospace.

Les mœurs de l'aéronautique

Autre source d'économies pour les donneurs d'ordres, les ingénieurs partent souvent chez les constructeurs dans le cadre d'une « mise à disposition » : « Cela fait partie des mœurs de la famille aéronautique », souligne Christian Beugnet, secrétaire général de Latécoère, qui a détaché une trentaine de chefs de projet chez Airbus sur le programme de l'A380. Scénario identique dans l'automobile : sur les 9 500 salariés du technocentre de Renault, à Guyencourt, dans les Yvelines, pas moins de 2 000 sont envoyés… et payés par les fournisseurs. Répercutant la contrainte en amont, les équipementiers ont de plus en plus tendance à imposer ce mode de fonctionnement à leurs propres sous-traitants.

Chez Valeo, Bosch ou à la Sagem, la proportion de salariés prestataires peut atteindre la moitié de l'effectif d'une équipe de conception, avant de décroître progressivement avec l'achèvement des programmes. Ces jours-ci, Latécoère doit, à son tour, accueillir des collaborateurs mis à disposition par ses fournisseurs, en respectant, précise Christian Beugnet, le secrétaire général, « un savant dosage entre ces experts extérieurs et les ingénieurs maison composés à parité de débutants et de confirmés ». Principal avantage de la formule : sa réactivité, à la hausse comme à la baisse. Si, par ce régime de mise à disposition, les entreprises peuvent mobiliser une cinquantaine de spécialistes en quelques semaines, elles peuvent également réduire rapidement la voilure en ne renouvelant pas les contrats commerciaux passés avec leurs sous-traitants. « On s'aperçoit alors que la solidarité avec les donneurs d'ordres est un bien grand mot : ils viennent nous chercher pour notre compétence mais nous laissent tomber dès que cela va mal », s'insurge Henri Jaladieu, directeur général d'Isis-MPP, un bureau d'études spécialisé dans la validation des systèmes électroniques et informatiques des nouveaux produits, qui vient de rapatrier en urgence une vingtaine d'ingénieurs détachés depuis dix ans chez un fabricant toulousain de satellites.

Pour ne pas perdre cette précieuse matière grise, Isis-MPP a envoyé ses collaborateurs en formation, en tirant sur une ligne exceptionnelle de 1,5 million d'euros débloqués au printemps par l'Union régionale des industries de la métallurgie. De l'argent qui ne sera pas perdu, car les équipementiers automobiles et aéronautiques investissent en moyenne 5 % de leur masse salariale en formation pour que leur personnel s'adapte en permanence aux exigences des donneurs d'ordres. La Fédération des équipementiers automobiles s'est d'ailleurs dotée, depuis 1996, d'un institut de formation afin d'aider ses membres à « améliorer l'efficacité de la formation ».

Contraints d'utiliser une main-d'œuvre de plus en plus qualifiée, les équipementiers n'ont souvent d'autre solution que d'externaliser massivement dans les pays à faibles coûts de main-d'œuvre la fabrication de leurs propres composants pour tenir les objectifs de réduction de coûts imposés par leurs constructeurs (5 à 7 % par an dans l'automobile, 20 % en trois ans chez Airbus). « Au prix où ces activités de fabrication nous sont payées en France, il n'est plus rentable de les conserver ici », résume un DRH de la profession dont l'entreprise vient de délocaliser une centaine d'emplois en Europe de l'Est.

Front commun pour l'emploi

Emboîtant le pas à ses concurrents directs, Valeo a, de son côté, délocalisé en 2001 une partie de l'activité de Sylea, sa filiale de câblage, au Maghreb et en Europe du Sud, entraînant au passage la suppression de près de 700 emplois en France. Et si l'on en croit les résultats de l'étude réalisée l'an passé par l'Adit, à la demande des chambres de commerce d'Alsace et de Franche-Comté, sur la filière automobile de ces deux régions, la tendance n'est pas près de s'atténuer : « Les mutations orchestrées par les investisseurs étrangers à partir de 1997 permettent aujourd'hui à l'Europe de l'Est de fournir l'industrie équipementière locale mais aussi européenne. » En France, la menace a été jugée suffisamment sérieuse pour inciter les CCI alsaciennes et franc-comtoises, fin 2001, à faire front commun. Objectif : réduire la dépendance des sous-traitants locaux et de leurs 40 000 salariés vis-à-vis de PSA (voir ci-contre).

L'industrie aéronautique n'est pas non plus épargnée par cette vague de délocalisations. Même d'importants sous-traitants comme Ratier-Figeac ou Liebherr Aerospace, jusqu'alors opposés à la délocalisation d'activité, commencent à s'y résoudre. « Cela fait dorénavant partie de l'arsenal de prévention des difficultés », confirme Gérard Delavalle, le DRH de Liebherr Aerospace. Depuis dix-huit mois, l'entreprise toulousaine a commencé à prospecter en Europe de l'Est pour « gagner en coût horaire qualifié mais aussi en flexibilité ». En savoir-faire également.

De l'Ukraine à la Corée du Sud

L'Ukraine est ainsi prête à mettre l'expérience acquise dans la fabrication des Antonov au service de l'avionneur européen. « Si nous avions continué à ne travailler qu'à Toulouse et avec des sous-traitants français, nous ne serions plus au prix du marché », constate Jean-Pierre Robert, directeur de la communication de Latécoère. Outre des montages industriels de plus en plus sophistiqués avec les Coréens du Sud, notamment, Latécoère a constitué deux filiales : l'une en République tchèque spécialisée dans la petite mécanique de portes d'avion, et l'autre en Tunisie pour le câblage embarqué. Une opération finalement positive en termes d'emplois. Si ces deux acquisitions se sont déjà soldées par la création de 400 emplois à l'étranger, « elles nous ont aussi permis d'en créer 330 autres en France grâce aux parts de marché ainsi gagnées », précise Christian Beugnet, secrétaire général de Latécoère.

Mais c'est loin d'être toujours le cas. Les syndicats d'Airbus sonnent donc le tocsin, en s'alarmant des conséquences sur l'emploi de ces délocalisations massives. « Cela représente de sacrés gâchis de compétences locales », s'indigne Georges Daout, secrétaire du syndicat CGT d'Airbus. À plus long terme, « les équipementiers seront fragilisés par la perte des savoir-faire ainsi transférés », pronostique Michel Huc, leader de FO Métallurgie, majoritaire dans l'aéronautique.

Lors de la répartition des appels d'offres lancés par Airbus dans le cadre du programme de l'A380, les entreprises américaines se sont apparemment taillé la part du lion, en récupérant la moitié des marchés, selon les calculs de la CGT. Et, au début de l'été, le constructeur européen a passé pour près de 900 millions d'euros de commandes auprès de trois grands fournisseurs japonais (Mitsubishi Heavy Industries, Fuji Heavy Industries et Japan Aircraft Manufacturing), chargés notamment de fournir des portes et des pièces de queue d'A380. Des contrats qui présentent d'indéniables avantages commerciaux, dans des pays susceptibles de devenir clients du futur gros-porteur. Autant dire que, face à ce genre de considérations, le sort des sous-traitants hexagonaux ne pèse pas bien lourd.

Réduire la dépendance

Quand les donneurs d'ordres toussent, les sous-traitants trinquent. « Lors de la dernière grande crise de l'aéronautique, il y a dix ans, la moitié des sous-traitants aéronautiques en Midi-Pyrénées ont disparu après s'être organisés pour assurer la fabrication d'un avion par jour », rappelle Gérard Delavalle, le DRH de Liebherr Aerospace. Aussi, les récents coups de frein donnés par l'industrie tant aéronautique qu'automobile ont été pris très au sérieux.

Comme en témoignent le lancement, en 2001, du programme Ader en Midi-Pyrénées (prioritairement destiné aux sous-traitants aéronautiques) et la création du pôle automobile Alsace Franche-Comté. Ces deux initiatives ont cependant des objectifs distincts. L'action des institutionnels alsaciens et franc-comtois vise, selon Brigitte Morgulis, responsable d'Astrid, l'association chargée de faire vivre le pôle automobile, à « accompagner la diversification du tissu industriel afin de réduire sa dépendance à l'égard de PSA ». Avec la bénédiction de la firme de Sochaux, d'ailleurs. Tandis que le programme Ader, assorti d'un financement de 23 millions d'euros sur quatre ans, a vocation à améliorer la compétitivité de ces PME, à les aider à s'approprier les nouvelles technologies industrielles ou encore à répondre à leurs besoins de formation et de recrutement, pour leur permettre de décrocher des marchés de l'A380. Si, à la suite des attentats du 11 septembre, le programme a été mis en sommeil, Jean-Paul Chaze, le directeur régional du travail et de l'emploi, se dit aujourd'hui « prêt à le relancer à tout moment ». Un message que Bernard Maret, le patron de l'UIMM de Midi-Pyrénées reçoit cinq sur cinq : « Ce n'est pas le moment de perdre de la main-d'œuvre qualifiée, sauf à voir la reprise s'effectuer hors de la région. »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle