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Politique sociale

Le capitalisme rhénan fait de la résistance

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.09.2002 | Isabelle Moreau, à Berlin

Trop rigide et protecteur, le système social allemand, fondé sur la codécision dans l'entreprise et la négociation de branche ? C'est ce qu'assurent ses détracteurs, mettant en parallèle le coût élevé du travail et le fort niveau du chômage outre-Rhin. Reste que la cogestion, renforcée par Gerhard Schröder, est un facteur apprécié de paix sociale.

4 millions de chômeurs ! Le seuil symbolique a été à nouveau franchi au mois de juillet outre-Rhin. Une statistique politiquement dévastatrice pour Gerhard Schröder. Candidat à sa propre succession à la chancellerie le 22 septembre, le chef de file des sociaux-démocrates avait en effet demandé qu'on le juge à l'aune de sa réussite sur le front de l'emploi, en se fixant un objectif – bien imprudent – de 3,5 millions de chômeurs. Comme si cela ne suffisait pas, il affronte le candidat chrétien-démocrate Edmund Stoiber, dont le fief bavarois affiche un taux de chômage de 5,5 %, alors qu'il atteint 9,9 % au niveau fédéral. Et, pour ne rien arranger, quelques faillites retentissantes – le dépôt de bilan du groupe francfortois de BTP Philipp Holzmann ou celui du groupe de presse munichois Kirch – sont venues encore assombrir le tableau.

Au-delà des difficultés conjoncturelles que rencontre notre voisin, l'atonie de son marché du travail est, pour beaucoup d'observateurs, le symptôme d'une crise profonde du modèle social rhénan. L'Allemagne possède en effet un système unique au monde qui associe très étroitement les salariés aux décisions prises par l'entreprise. Informé et consulté de façon assez similaire au comité d'entreprise français, le conseil d'établissement, le Betriebsrat, dispose de surcroît d'un droit de veto et donc de codécision pour négocier dans des domaines aussi variés que l'organisation du travail, l'évaluation du personnel ou l'élaboration des plans sociaux. Et, dans les groupes de plus de 2000 salariés, la cogestion (Mitbestimmung) est de rigueur, les représentants du personnel disposant de la moitié des sièges au conseil de surveillance (un tiers dans les groupes plus petits). Négociés par les puissants syndicats allemands au niveau des branches professionnelles, salaires et durée du travail figurent parmi les plus généreux au monde. Et, pour couronner le tout, les salariés bénéficient d'un très haut niveau de couverture sociale.

Ce système, très protecteur, est aujourd'hui accusé de tous les maux. « Le site Allemagne n'est plus assez compétitif », affirme Roland Berger, président du cabinet éponyme. Et de dénoncer « l'absence de flexibilité du marché du travail », « le poids écrasant de l'État et de la bureaucratie », « le système d'apprentissage dépassé en termes de contenu »… « En Allemagne, les dépenses sociales sont trop élevées, poursuit le célèbre consultant munichois. Elles représentent 32 % du PIB et rendent nos salaires trop peu compétitifs. »

Un coût du travail prohibitif

Une récente étude publiée par l'Institut d'économie de Cologne indique en effet que les Länder de l'Ouest ont le coût horaire du travail le plus élevé du monde dans l'industrie, avec 25,81 euros, soit 15 % de plus qu'aux États-Unis et près de 30 % de plus qu'en France. Bref, pour Roland Berger, le système social doit impérativement « s'adapter aux évolutions démographiques et aux mutations économiques d'une Allemagne qui se transforme d'une société industrielle en une société de services fondée sur le savoir ».

« Le capitalisme rhénan traverse une véritable crise d'adaptation sous l'impact de la mondialisation, des mutations économiques et de l'unification », renchérit Isabelle Bourgeois, chercheuse au Centre d'information et de recherche sur l'Allemagne contemporaine (Cirac). « Avec l'unification, explique-t-elle, le modèle ouest-allemand des conventions collectives s'est appliqué à l'Est. Or il n'y avait là-bas ni syndicats ni fédérations patronales. Et, pour éviter tout dumping social, on a instauré un rattrapage progressif des salaires avec l'Ouest, même si un tel rattrapage n'était pas adapté à la productivité des Länder de l'Est. » Résultat : « Depuis le début des années 90, ce modèle social est périodiquement remis en cause », observe Ernst Stetter, représentant en France de la Friedrich-Ebert-Stiftung, une fondation faisant la promotion de la formation politique et sociale.

Est-ce la fin du capitalisme rhénan ? Rien n'est moins sûr. Car les Allemands ne semblent guère disposés à brader leur modèle. Même s'ils sont prêts à lui faire subir quelques aménagements. Hormis la frange la plus libérale des chefs d'entreprise, patronat et syndicats y trouvent leur compte. « Le système conventionnel allemand n'aurait pas cette solidité, ni la norme de branche cette validité, s'ils n'avaient jusqu'alors correspondu aux intérêts concrets des partenaires sociaux », observe Alain Lattard, maître de conférences en études allemandes à l'université Paris III dans Allemagne 2001, regards sur une économie en mutation (sous la direction d'Isabelle Bourgeois, Cirac).

Ce dispositif s'est ainsi révélé particulièrement efficace dans la prévention des conflits, contribuant à la forte productivité de l'économie allemande. D'abord parce que, pendant la durée des accords collectifs, les syndicats sont tenus par une obligation de paix sociale, qu'ils respectent scrupuleusement. Ensuite parce que le déclenchement de la grève – qui ne peut être utilisée qu'en dernier recours – est fortement encadré. Résultat : « L'Allemagne est le pays dans lequel il y a le moins de grèves. Et c'est grâce à notre système de cogestion », se félicite Hans-Jürgen Uhl, secrétaire général du comité de groupe européen de Volkswagen.

IG Metall donne le « la »

Selon une étude de l'OCDE, sur 1 000 salariés, 11 jours de travail par an ont été perdus en Allemagne entre 1991 et 2000 en raison de grève ou de lock-out, contre 18 jours aux Pays-Bas, 23 en Grande-Bretagne, 77 en France, 130 en Italie et 327 en Espagne. Bref, l'Allemagne est un havre de quiétude sociale, même si quelques gros conflits y ont récemment un peu assombri le climat. À l'instar de la dizaine de jours de forte mobilisation des métallos au mois de mai, à l'issue desquels IG Metall a obtenu 4 % de revalorisation salariale à compter du 1er juin (leur dernière grève datait de… 1995), ou des sept jours de grève qui ont permis au mois de juin aux 850 000 salariés du BTP d'arracher 3,5 % d'augmentation salariale, grâce à un accord conclu après 22 heures de négociation entre les partenaires sociaux.

Pacifiques tant que dure la convention salariale, les syndicats de branche n'hésitent pas à mettre la pression lors de son renouvellement. Et, à ce petit jeu, IG Metall est passé maître. « Il donne souvent le la aux autres branches », constate Bernard Schmitt, ancien DRH d'une entreprise allemande de la métallurgie et directeur actuel des relations sociales à Disneyland Paris. IG Metall et, dans une moindre mesure, IG BCE (son homologue dans les mines, la chimie et l'énergie) assurent un leadership de fait dans la fixation des évolutions salariales. Seul problème, ajoute Bernard Schmitt : ce mécanisme de négociation est « inflationniste ».

C'est la raison pour laquelle certaines entreprises ont, depuis quelques années, préféré quitter les branches patronales et opter pour des accords maison. Rien n'interdit en effet à un syndicat de branche de signer un accord conventionnel avec un employeur individuel, comme celui conclu chez Volkswagen sur la semaine de quatre jours. « C'est l'avenir, estime Hans-Jürgen Uhl, du comité européen de VW, car nous pouvons ainsi introduire davantage de flexibilité, et cela nous permet d'être plus productifs. »

Si ces Firmentarifvertrag séduisent de plus en plus d'entreprises, ils sont toutefois loin d'être la règle, la majorité des entreprises restant dans le champ des conventions collectives de branche. Une décentralisation de la négociation salariale vers les entreprises nécessiterait à terme, comme en France, une représentation syndicale à ce niveau, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il n'est pas sûr que les dirigeants d'entreprise allemands le souhaitent vraiment.

Des brèches dans le système

Conscients de la lourdeur des Tarifrunde et de la nécessité d'évoluer, les partenaires sociaux, syndicats en tête, ont ouvert des brèches dans le système. Les conventions collectives de branche prévoient ainsi désormais de nombreux assouplissements. Si les négociations salariales du printemps dernier peuvent s'interpréter comme une victoire de plus pour IG Metall, le syndicat des métallos a, en réalité, fait deux concessions majeures. La première, c'est l'allongement d'un an de la durée de la convention. « C'est une sécurité économique pour le patronat, qui peut gérer les choses sur une plus longue période », analyse Isabelle Bourgeois.

La seconde, c'est la possibilité pour une entreprise en difficulté de déroger au taux de rémunération conventionnel. Le principe est simple : en cas de difficulté dans une entreprise, les négociateurs peuvent s'entendre, dans des conditions précises, sur des normes particulières pour les salaires et la durée du travail. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie en a déjà fait l'expérience. Dans cette région, Gesamtmetall et IG Metall ont conclu une convention pour la garantie de l'emploi d'une durée de deux ans (2001-2002) qui prévoit – en cas de difficulté passagère – une réduction du temps de travail de l'ensemble ou d'une partie des salariés à trente heures, avec diminution proportionnelle des salaires.

Loin d'être démantelé, le modèle social allemand vient au contraire d'être conforté par les pouvoirs publics. En juin 2001, la cogestion, régie par une loi de 1972, a été réformée par le gouvernement Schröder à la demande des syndicats qui s'inquiétaient de l'érosion du nombre de conseils d'établissement : un gros tiers seulement des salariés allemands bénéficient d'un CE, contre la moitié au début des années 80.

Une réforme vertement critiquée

La réforme engagée par Walter Riester, ministre du Travail et ancien numéro deux d'IG Metall, vise à faciliter leur implantation dans les PME et les services. La procédure électorale est simplifiée et le droit de vote étendu aux salariés temporaires (au-delà de trois mois de présence dans l'entreprise) et aux télétravailleurs. Une représentation des femmes, des jeunes travailleurs et des handicapés est assurée. Le nombre des élus du personnel est accru, leur protection renforcée et l'entreprise doit mettre un élu à temps plein à la disposition du CE dès lors qu'elle emploie plus de 200 salariés (contre 300 auparavant). En cas d'unité organisationnelle et sociale, il est désormais possible de créer un conseil commun à plusieurs entreprises. Enfin, le Betriebsrat a vu son domaine de compétences en matière de codécision étendu à la formation professionnelle et aux mesures de conversion.

Applaudie par les syndicats, la réforme a été vertement critiquée dans les rangs patronaux. « Ce renforcement de la codécision entraîne une rigidité accrue du processus de décision. Or il faut que les entreprises réagissent rapidement. Notamment les PME. C'est de flexibilité que les entreprises allemandes ont besoin, pas de bureaucratie », martèle Thomas Prinz, juriste en droit du travail au BDA. Autre grief : la facture de la nouvelle législation serait loin d'être négligeable pour les entreprises. Le chef d'entreprise doit mettre à la disposition du Betriebsrat les moyens nécessaires à son activité et supporter le frais de son fonctionnement. Proche du patronat, l'Institut d'études économiques IW estime que les surcoûts induits par la nouvelle loi devraient représenter près de 1,4 milliard d'euros par an, tandis que le gouvernement assure, lui, que la paix sociale qui en résultera se traduira par un gain net pour les entreprises.

Brocardé au nom de la mondialisation, le modèle social rhénan résiste. Mieux, il s'exporte. Chez Aventis, société de droit français dont le siège est à Strasbourg, fruit de la fusion de Hoechst et de Rhône-Poulenc, c'est – avec quelques aménagements – la cogestion qui est en vigueur.

Le plan de la dernière chance

Gerhard Schröder joue son va-tout. En reprenant à son compte les propositions de la commission Hartz rendues publiques à la mi-août, le chancelier allemand, donné battu aux élections générales du 22 septembre prochain, entend instaurer « un nouvel esprit dans la société ». De quoi s'agit-il ? Sous le titre « Des services modernes pour le marché du travail », le rapport de la commission présidée par Peter Hartz, directeur du personnel de Volkswagen et connu en Allemagne comme un pionnier en matière d'organisation du travail, est un véritable catalogue de mesures visant à diviser par deux le nombre de chômeurs en Allemagne (actuellement de 4 millions) d'ici à trois ans.

Remis au chancelier sous la forme d'un CD-ROM de 343 pages, le rapport propose notamment le développement de l'intérim, du temps partiel et des petits boulots, l'instauration de sanctions pour motiver les chômeurs trop peu empressés à reprendre un travail, ou encore l'émission d'un emprunt obligataire de 10 milliards d'euros par an pour financer la création d'emplois. Selon les 15 membres de la commission, ces mesures permettront de réduire la durée moyenne du chômage de trente-trois semaines actuellement à vingt-deux.

Pour la plupart déjà connues, ces propositions ont suscité les critiques virulentes de l'opposition conservatrice, celle-ci estimant que la commission ne propose aucune réforme structurelle du marché du travail. De son côté, le patron des patrons allemands, Dieter Hundt, s'est déclaré déçu par la teneur des propositions. Reste maintenant à connaître la réaction des électeurs allemands face à cette volonté tardive de réformer le marché du travail.

Auteur

  • Isabelle Moreau, à Berlin