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Enquête

LE SOCIALEMENT RESPONSABLE S'IMPOSE À L'ENTREPRISE

Enquête | publié le : 01.09.2002 | Marc Landré

Notées par les agences de rating, surveillées par les associations et les ONG, encadrées par la loi NRE, les entreprises sont sommées d'adopter un comportement socialement et écologiquement correct. Notre sondage « Liaisons sociales »-Novethic en témoigne : elles s'y mettent… bon gré mal gré.

« L'unique responsabilité sociale de l'entreprise est d'accroître ses profits. » Milton Friedman, futur prix Nobel d'économie et chantre du monétarisme, en était au début des années 70 totalement convaincu. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts et le maître Friedman a perdu de sa superbe. Du moins sur ce thème. Il ne se passe en effet pas une semaine sans qu'un colloque, un livre ou un article n'évoque la « responsabilité sociale et environnementale » des entreprises, véritable leitmotiv de ce début de siècle. De Washington à Paris, en passant par Rio, Moscou ou Johannesburg, tous les entrepreneurs de la planète ne parlent plus que de « développement durable », son autre appellation. La Commission européenne a même publié l'année dernière un Livre vert afin de « promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises ». Tout un programme !

Pour les eurocrates, « être socialement responsable signifie satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir davantage dans le capital humain, l'environnement et les relations avec les parties prenantes ». Soit avec les salariés, les actionnaires, les ONG, les fournisseurs, les clients, les pouvoirs publics… Bref, avec tout le monde. En France, on ne coupe pas non plus à l'effet dévastateur du « développement durable » puisque le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, a doté son gouvernement d'un ministère de l'Écologie et du Développement durable. Flanqué d'un secrétariat d'État ad hoc confié à une illustre inconnue, Tokia Saïfi. Effet de mode passager ou lame de fond qui va tout emporter sur son passage, stratégie de management interne ou de communication externe, les questions entourant la responsabilité sociale se multiplient. À commencer par les raisons de sa soudaine montée en puissance…

Pour Jean-Pierre Sicard, ancien directeur du développement durable à la Caisse des dépôts et consignations et P-DG actuel de novethic.fr, site Web d'informations sur la responsabilité sociale, les origines sont surtout environnementales. « La prise de conscience des gens est liée aux interrogations sur l'avenir de la planète, du type effet de serre ou pollutions à répétition. Ils attendent de l'entreprise bien plus que la fourniture d'un salaire. Ils lui demandent de changer en modifiant ses pratiques de management et ses modes de production. » Même son de cloche de l'auteur des Pionniers de l'entreprise responsable, Patrick d'Humières, directeur de Man-Com Consulting : « On reproche encore plus à une entreprise de polluer que de licencier. » Pour ce spécialiste du développement durable, la société réclame désormais une analyse des risques sociaux et environnementaux plus poussée, notamment en raison du fait que le modèle financier a montré ses limites en générant de nouvelles inégalités. « Les entrepreneurs sont obligés de regarder à long terme et arrêtent de gérer leurs sociétés à court terme », ajoute-t-il. Nombre d'investisseurs cherchent en plus à assurer leurs arrières en ne misant que sur des entreprises dont ils ont la certitude qu'elles sont viables. Et, pour ce faire, ils exigent des garanties : des salariés correctement traités et rémunérés, de bonnes relations avec les syndicats, le respect de l'environnement…

Ça peut faire très mal en termes d'image

Un troisième élément a également poussé les entreprises à surveiller de plus près leurs pratiques : leur mise sous surveillance par de nouveaux groupes d'influence (ONG, agences de rating social ou encore syndicats) qui n'hésitent pas à propager rapidement, notamment via Internet, les mauvaises habitudes qu'ils ont décelées. Et cela peut faire très mal en termes d'image et de vente. Nike a ainsi perdu des parts de marché à la suite de la dénonciation par Amnesty International de l'exploitation d'enfants en Chine pour fabriquer ses chaussures. Idem pour Shell, pourtant en pointe sur le développement durable, qui a subi aux Pays-Bas un violent boycott après que le groupe a décidé de couler une de ses plates-formes en mer. « Les entreprises se sont lancées dans le développement durable pour se protéger des attaques de la société civile, note Jean-Marc Le Gall, directeur d'études chez Entreprise et Personnel. Leurs marques sont fragiles et aucune d'entre elles n'est vraiment à l'abri d'un faux pas et d'un boycott. »

Vanter les mérites de la responsabilité sociale, c'est bien. Lui donner un contenu, c'est mieux. Problème : les différences des deux côtés de l'Atlantique, notamment sur le plan social, sont telles que le concept ressemble… à une auberge espagnole. Du coup, Anglo-Saxons et Européens bataillent pour imposer leur conception du socialement responsable. Aux États-Unis, c'est avant tout une question de morale et d'éthique. Être socialement responsable pour une entreprise revient à ne pas faire d'affaires dans des activités « non respectables », comme le jeu, l'armement, le tabac, la pornographie… Il s'agit également d'appliquer les textes de l'Organisation internationale du travail (OIT), de respecter un socle des droits fondamentaux de l'homme (non-travail des enfants, lutte contre le travail forcé…) et certains critères culturels, comme les quotas ethniques dans l'entreprise, très importants outre-Atlantique. « La vision des droits de l'homme peut induire en erreur, alerte Jean-Marc Le Gall. Les exigences de responsabilité doivent être adaptées à chaque pays. Que vont devenir les enfants en Inde s'il leur est interdit de travailler ? Ils vont se retrouver dans la rue et se livrer à la mendicité. Ce ne sera pas mieux. Il serait préférable de trouver des modalités d'aide à leur scolarisation. »

Des entreprises américaines, des associations, des syndicats et des cabinets d'audit ont décliné il y a quatre ans leur conception de la responsabilité sociale dans une norme, la Social Accountability 8000 (SA 8000), qui couvre neuf domaines essentiels (du travail des enfants aux systèmes de management en passant par la discrimination, le temps de travail, les pratiques disciplinaires ou les rémunérations). Accordée après un audit effectué par des cabinets indépendants (du type Veritas), la norme est aujourd'hui peu répandue. « On reste au niveau des grands principes et les outils de contrôle demeurent faibles », ironise Alain Jaunet, cofondateur de BMJ, cabinet en développement durable. « Elle est contestée, complète Patrick d'Humières. Elle est intéressante sur les droits de l'homme, mais elle sert souvent d'alibi pour les entreprises. » De là à dire que les sociétés étiquetées SA 8000 ont acheté leur respectabilité… L'Europe aussi a sa norme. C'est l'Accounting Auditing 1000 (AA 1000), d'origine britannique, très proche de sa cousine américaine et axée sur le dialogue avec les parties prenantes. Mais elle rencontre, contrairement à son pendant d'outre-Atlantique, des difficultés à mettre en place un réseau mondial d'inspecteurs.

Le scandale Enron a laissé des traces

Côté français, la CGT estime normale la définition de normes encadrant la responsabilité sociale des entreprises. Mais pas question d'en laisser la charge… aux entreprises elles-mêmes. « C'est à la Commission européenne d'établir les normes et de vérifier qu'elles sont bien appliquées, déclare Bernard Saincy, représentant cégétiste au Comité intersyndical de l'épargne salariale (Cies). Car si ce n'est pas le cas, il faut s'attendre à des ententes entre les entreprises vérifiées et les cabinets chargés de les contrôler. » Le scandale des relations incestueuses entre Andersen et Enron a laissé des traces. « Les États européens poussent vers une normalisation et les entreprises freinent car elles ne veulent pas qu'on leur impose un système général contraignant et restrictif, surtout que celui-ci pourrait être dominé par des critères anglo-saxons qui n'ont que peu de réalité chez nous, plaide pour sa part Jean-Pierre Sicard, de Novethic. Il faut faire progresser la dynamique européenne et son approche sociale, plutôt que de crier à l'invasion des normes américaines. » États-Unis versus Union européenne…

« Le modèle américain repose sur des négociations avec des syndicats très conflictuels, peu implantés dans les entreprises et accorde une place très importante à la norme ou à la liberté de choix, décrypte un proche de Nicole Notat embarqué dans la création de l'agence de rating européenne de l'ex-numéro un de la CFDT (voir encadré page 20). Le modèle européen est plus fondé sur la négociation, le dialogue social et les bonnes pratiques d'entreprise. Les deux modèles sont conciliables. Il faut ajouter aux normes minimales anglo-saxonnes l'appréciation qualitative et quantitative des pratiques européennes. » Pas facile… L'enjeu consiste également à déterminer si l'emploi est, comme aux États-Unis, une variable d'ajustement en cas de défaillance du marché ou, comme en France, une variable de développement et de performance de l'entreprise. « La question de l'accompagnement des restructurations chez les Anglo-Saxons ne fait l'objet d'aucune attention, confirme François Fatoux, délégué général de l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (Orse). Les sociétés peuvent licencier des milliers de salariés sans que quiconque se préoccupe de leur avenir et de leur reconversion. En Europe, rien de tel ne peut arriver. »

Vingt ans pour harmoniser les normes ?

Et la Commission européenne y veille. Morceaux choisis de son Livre vert. « Restructurer dans une optique socialement responsable, c'est équilibrer et prendre en compte les intérêts et préoccupations de toutes les parties concernées par les changements et les décisions. […] Les procédures devraient viser à protéger les droits des salariés et à leur proposer, si nécessaire, une reconversion professionnelle. […] Les entreprises doivent assumer leur part de responsabilité afin de garantir la capacité d'insertion professionnelle de leurs salariés. »

Pour promouvoir cette approche, parallèlement à son action au sein du Global Reporting Initiative (GRI), groupe de réflexion créé en 1997 par une ONG américaine pour développer des indicateurs de reporting sur le plan international, l'Orse tente de définir ses propres critères mais en s'appuyant sur les bonnes pratiques des entreprises. « La démarche du GRI est très avancée mais il existe encore un décalage avec nos préoccupations sociales, justifie François Fatoux, qui cible ses recherches sur les conditions de travail, le dialogue social, l'emploi, les restructurations, la non-discrimination et les rémunérations. On n'invente rien. On cherche juste à trouver les meilleurs indicateurs quantitatifs et qualitatifs, faciles à mettre en œuvre et à suivre dans les entreprises, pour pouvoir juger leurs efforts et leurs bonnes pratiques. »

Harmoniser toutes les approches de responsabilité sociale est aujourd'hui une nécessité. « Ne serait-ce que pour pouvoir comparer des entreprises sur des bases similaires, avance Élisabeth Laville, P-DG d'Utopies, cabinet de conseil en développement durable. Qui, de Carrefour ou de Wal-Mart, est le plus socialement responsable ? Impossible à dire puisque les concurrents sont examinés selon des critères différents. Pis, les appréciations des agences de rating sur une société peuvent même être divergentes alors qu'elles utilisent des critères identiques. » Mais l'harmonisation n'est pas pour demain. À en croire Patrick d'Humières, elle prendra « au moins vingt ou trente ans » avec une avance pour les critères du GRI. Si les pays anglo-saxons sont aujourd'hui plus enclins que leurs homologues latins à diffuser leur approche, c'est qu'ils s'y intéressent depuis longtemps. En France, on s'y est mis tardivement et on a, comme toujours, légiféré. La loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) oblige, depuis le début de cette année, les sociétés cotées à inclure dans leur rapport annuel des bilans sociaux et environnementaux. Une bonne idée ? Oui mais en théorie.

« Beaucoup de patrons pensent que c'est une mode et se contentent d'intégrer dans leur rapport des tableaux de chiffres », commente un expert. « La démarche est encore très contraignante mais les entreprises qui utilisent la loi pour faire de la communication ne le feront pas longtemps, considère Thierry Mueth, directeur de l'environnement du groupe Accor pendant sept ans, aujourd'hui P-DG du cabinet en développement durable ThM Conseils. Si leurs pratiques ne sont pas en accord avec leurs déclarations, ça finira tôt ou tard par se savoir et la réaction de la société civile leur fera très mal. » Le seul vrai intérêt de la loi NRE est finalement d'obliger toutes les entreprises cotées, quel que soit leur secteur d'activité, à s'interroger sur leurs pratiques sociales et environnementales. Mais d'aucuns regrettent qu'elle exclue de son champ les PME, tout aussi concernées que leurs grandes sœurs par les questions de responsabilité. Surtout sociales…

Vigeo ou l'ambitieux projet de Nicole Notat
Des entreprises au capital de son agence européenne de notation sociale

Le petit club très fermé des patrons d'agence de rating social compte depuis le début de l'été un nouvel hôte de marque en la personne de Nicole Notat. Plutôt que de se lancer en politique, l'ex-chef de la CFDT a décidé de passer du côté patronal en créant sa propre agence de notation, baptisée Vigeo et lancée le 31 juillet dernier. « Elle veut développer sa vision du modèle social européen en évaluant les performances sociales des entreprises de l'Euro Stoxx, explique un membre de son équipe. Elle est convaincue de sa force et de l'expérience qu'elle a acquise pendant vingt ans à la CFDT. »

Pour y parvenir, l'agence européenne, qui sera opérationnelle début 2003, a absorbé Arese, l'agence de rating créée en 1997 par Geneviève Férone (qui a, depuis, démissionné avec une grande partie de son équipe en signe de protestation). Elle en gardera les méthodes d'analyse mais elle les complétera par une étude « approfondie », pour reprendre les termes de Nicole Notat, « des normes et des principes que les entreprises se donnent elles-mêmes ».

Celle-ci compte ainsi détacher deux analystes pendant six semaines auprès d'une entreprise (contre un pour deux jours d'enquête chez Arese) et réaliser des visites dans ses filiales étrangères. Un projet ambitieux comparé aux moyens traditionnellement déployés par les agences existantes (le belge Ethibel, le suisse Sam ou l'allemand Oekom) et qui fait déjà peur aux patrons européens. « Ça leur montre que la responsabilité sociale n'est pas un effet de mode et qu'ils ne peuvent plus tricher, explique Thierry Mueth, fondateur du cabinet ThM Conseils. Nicole Notat ne viendrait pas dans ce secteur par hasard. De plus, elle possède un effet de levier très important. Et une mauvaise note attribuée par l'ancienne secrétaire générale de la CFDT se transformerait en pain bénit pour les syndicats de l'entreprise concernée. » Autre différence avec ses homologues européennes : les entreprises, tout comme d'ailleurs les sociétés de gestion et les syndicats, pourront entrer au capital de l'agence (Danone, Carrefour et le Crédit lyonnais figurent dans le premier tour de table) et devront « payer un bon prix pour être notées ». Une contradiction qui risque, selon certains experts, de poser quelques réels problèmes d'indépendance à Vigeo… M.L.

Auteur

  • Marc Landré