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Débat

Comment l'État peut-il donner plus d'espace à la démocratie sociale ?

Débat | publié le : 01.09.2002 |

Prenant le contre-pied de l'approche étatiste du gouvernement Jospin, le président de la République et son Premier ministre ont clairement affiché leur volonté d'accorder plus de place aux syndicats et au patronat dans la régulation du social. Mais cela passe-t-il par la seule négociation entre partenaires sociaux ou par un tripartisme à la française, où l'État prendrait sa part ? La réponse de trois experts des relations sociales.

« Il faut sortir de cette période où nul ne sait comment les décisions doivent être élaborées. »

JEAN-FRANÇOIS AMADIEU Professeur à l'université de Panthéon-Sorbonne (Paris I).

Syndicats et patronat ont assez souffert des empiétements du politique et suffisamment réclamé une plus large autonomie normative pour que la méthode devant présider aux réformes sociales paraisse s'imposer : des négociations entre organisations patronales et syndicales. C'était, hélas, sans compter avec nos vieux démons. Les interventions de l'État – avec ou sans concertation et, en tout cas, sans négociation préalable – ont été tantôt critiquées tantôt saluées par les syndicats et le patronat selon qu'elles étaient de l'intérêt de tel ou tel. Les premiers exemples sont éclairants : pour le smic, l'État était dans son rôle… peut-être. Pour les 35 heures, le Medef en appelait au Parlement pour qu'il modifie la loi ! Certes, il s'agissait ici d'ouvrir ainsi des espaces de négociation au niveau des branches, mais il faut prendre la mesure du paradoxe. On a reproché à juste titre à Martine Aubry d'avoir marginalisé la négociation nationale interprofessionnelle. Pourquoi, aujourd'hui, les partenaires sociaux ne seraient-ils pas en mesure, au niveau interprofessionnel, de convenir par la négociation d'un assouplissement de la loi Aubry ? Pour les contrats jeunes, l'urgence a curieusement imposé d'agir vite au Parlement sans prévoir une négociation préalable à ce niveau. En outre, le bénéfice des aides de l'État aurait pu être subordonné à des accords de branche, prévoyant un dispositif d'accompagnement, des formations et une validation des acquis. Or on s'est borné à inviter à des négociations de branche sans que leur succès soit une condition pour que la mesure, décidée par l'État, se mette en place dans les entreprises.

Il faut être cohérent : soit on pense que la négociation bipartite est en de multiples domaines un passage imposé avant tout projet de loi ou décret, c'est la logique du traité d'Amsterdam ; soit on continue à jouer un jeu à trois à la française dans lequel l'État conserve un rôle prééminent. Certes, l'État peut être tenté d'agir vite en arguant des lenteurs de la négociation et du risque d'échec des discussions. L'argument est connu. En vérité, il faudrait rapidement sortir d'une période de flottement dans laquelle personne ne sait, sur les différents sujets, si la décision doit être unilatérale, négociée entre les partenaires sociaux ou élaborée à trois.

Il est déconcertant que le premier chantier de tous, la réforme des règles de relations sociales, n'ait pas été ouvert tout de suite. Il s'agirait de définir la méthode qui organise le dialogue ultérieur entre les partenaires sociaux et précise les domaines de compétences des différents acteurs. Les partenaires sociaux avaient pourtant défini, il y a plus d'un an, une position commune sur ce thème signée par quatre confédérations majoritaires dans le secteur privé. Le gouvernement attendra hélas les prud'homales pour se lancer dans la nécessaire clarification des règles du jeu. Cette clarification devrait être menée de façon à éviter un effet de « saucissonnage ». Il s'agit de faire en sorte que les règles du jeu en vigueur dans le secteur privé, d'une part, dans le secteur public, d'autre part, convergent. Il faut également traiter ensemble les règles de représentativité, de négociation et de participation ainsi que celles qui organisent l'usage de la grève. C'est évidemment « à deux » que le dossier doit être abordé, ce qui associe naturellement l'État employeur.

« Il faut d'abord donner une nouvelle légitimité aux partenaires sociaux et aux accords. »

MARIE-LAURE MORIN Directrice de recherche en droit du travail au CNRS Lirhe, université de Toulouse I.

La vivacité des débats sur « la relance du dialogue social » n'est pas qu'affaire de conjoncture politique. Elle traduit une question de fond : notre système de relations professionnelles entre les partenaires sociaux et l'État est aujourd'hui à bout de souffle et ne permet pas de conduire les réformes que nécessitent les changements économiques et sociaux contemporains. Pour refonder ce système et avancer dans la voie des réformes de fond, faut-il alors ouvrir une grande concertation sociale tripartite entre l'État et les partenaires sociaux ? Ou faut-il leur donner plus d'autonomie pour conclure les accords nécessaires, sauf à les reprendre dans la loi, selon la méthode suggérée par les partenaires sociaux en juillet 2001 ? Le choix n'est pas si simple. La première option est celle des pays du nord de l'Europe, dont le système de relations professionnelles est plus fort que le nôtre. Elle s'est développée aussi dans les pays latins où le pluralisme et l'indépendance syndicale sont semblables aux nôtres, mais elle n'est pas dans notre tradition, sauf période de crise. La seconde, qui se revendique des règles applicables à la négociation collective européenne, lesquelles n'ont leur équivalent dans aucun pays d'Europe, heurte notre tradition légaliste et la souveraineté du Parlement.

La dissertation sur les mérites respectifs de la loi et du contrat ne permet pas d'avancer beaucoup : la négociation collective est certes un contrat privé et, comme tel, soumise à la loi d'ordre public, mais elle est aussi source de règles. Le problème est moins la conjugaison de la loi et du contrat que celle de règles élaborées selon des légitimités différentes, celles des partenaires sociaux et celles du Parlement, et de la prise en compte des premiers dans l'élaboration de l'intérêt général. Il faut alors distinguer deux questions. La première porte sur les procédures de réforme. S'il est loisible aux partenaires sociaux de se saisir d'une réforme éventuellement en aboutissant à un accord, dans notre système constitutionnel, on voit mal que ce dernier puisse s'imposer au Parlement, sauf à nier son pouvoir souverain. La concertation semble une voie préférable, la présence de l'État peut d'ailleurs être utile pour faciliter le compromis… La seconde question porte sur le champ de la loi d'ordre public qui, en tout état de cause, doit garantir les droits fondamentaux des travailleurs et l'intérêt général. On peut souhaiter que le législateur retienne sa plume pour s'en tenir à l'affirmation de règles de principe et laisser à la négociation collective le soin d'assurer leur mise en œuvre de façon adaptée. Mais force est de constater qu'il ne peut pas y avoir de définition substantielle de l'ordre public. Celle-ci est éminemment politique. Si l'on veut associer les partenaires sociaux pour s'accorder sur le contenu de l'ordre public, il n'y a guère que la voie de la concertation préalable… Sinon, tous les conflits sont possibles, et l'exemple du Pare en est l'illustration.

Mais, pour relancer le dialogue social, ne faut-il pas d'abord commencer par donner une nouvelle légitimité aux partenaires sociaux (représentativité) et aux accords (principe majoritaire) ? Sinon gare aux incantations !

« Il faut inventer un nouveau type de partenariat social dont l'État doit définir les règles. »

PIERRE-ÉRIC TIXIER Professeur des universités à Sciences po.

À travers le lancement de la refondation sociale en 1999 puis sa sortie des caisses de Sécurité sociale, le Medef a questionné la place des organisations syndicales et patronales dans la régulation sociale et donné à voir la crise profonde qui ronge le paritarisme en France depuis quelques années.

La France est face à un choix. Si nous laissons le système continuer à dériver au nom de positions acquises avec la domination d'une conception politique sur la démocratie sociale, la balkanisation du social s'accroîtra. Cela accentuera la situation actuelle : des acteurs du dialogue social faibles, une légitimité contestée faute de densité élective et d'adhérents. Dans ce cas, la dimension tripartite du paritarisme se renforcera. L'État deviendra l'acteur central de la gestion prétendument paritaire, de façon plus ou moins masquée. Dans le court terme, un tel choix a l'avantage apparent de recréer une lisibilité du social en imputant clairement les décisions et les responsabilités. Mais une telle stratégie se traduira à moyen terme par un nouvel affaiblissement des institutions, augmentant les risques déjà présents d'un éclatement de la société en microsphères corporatistes enfermées dans leur autodéfinition du social. Un tel choix renforcera la distance entre la sphère des décisions et les besoins du citoyen qui focalisera ses insatisfactions sur un État confisquant les questions sur les choix de société. Cette situation réduira les acteurs du dialogue social à n'avoir qu'une capacité de nuisance et non plus de gestion. Une autre solution est heureusement possible. Elle implique de faire évoluer le système en transformant les acteurs du dialogue social. Ce à quoi sont prêts la CFDT, la CGT et aujourd'hui la CFTC, en inscrivant aussi ces évolutions dans la perspective européenne du protocole de Maastricht. Le premier élément de cette stratégie consiste à augmenter le registre de leurs ressources. Il est nécessaire de renforcer leur densité et d'augmenter leurs capacités à prendre des responsabilités, échappant ainsi à la spirale antérieure. Un des premiers mouvements nécessaires est de mettre en place dans l'entreprise des mécanismes majoritaires pour la signature des accords. On peut débattre sur le niveau de densité exigé entre 50 et 30 % de représentativité, non sur la nécessité de sortir du système actuel. Par subsidiarité, il s'agit de renforcer la responsabilité de chaque acteur à chaque niveau où il intervient, branche où échelon national, en cherchant à limiter le nombre des participants au jeu collectif. Un jeu pluraliste qui produit des poussières d'acteurs donne des majorités instables et hétérogènes peu compatibles avec des choix de société partagée. Une telle démarche consisterait, par incrémentations successives, à inventer un nouveau type de partenariat social. Elle n'éliminerait pas l'État pour autant quant à la définition des règles. Mais elle permettrait de renforcer les débats entre les acteurs et leur implication dans la sphère des décisions cruciales pour la société française.

Ce choix suppose à la fois du courage politique, de la capacité de mouvement pour construire la trajectoire d'un tel changement et une certaine vista, espérons…