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Vie des entreprises

Pas facile de devenir le patron de ses anciens collègues

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.06.2002 | Sarah Delattre

Bata, AirLib, Spie… quelques exemples parmi les milliers d'entreprises reprises chaque année par un ou plusieurs salariés. Ceux qui se retrouvent alors aux commandes doivent faire l'apprentissage du pouvoir. Changer de casquette n'est pas une sinécure, surtout lorsque des restructurations s'imposent.

Pas de trêve pascale ni de ponts de mai pour Jean-Charles Corbet. P-DG d'AirLib depuis août dernier, il joue le va-tout de la compagnie aérienne sur des vols à prix cassés, lancés lors du week-end de Pâques. Un moment qu'ont choisi les pilotes de l'ex-AOM-Air Liberté pour appeler à la grève. Tel un patron au bord de la crise de nerfs, l'ancien leader du très corporatiste Syndicat national des pilotes de ligne d'Air France s'est fendu d'un courrier incendiaire pour rappeler à ces empêcheurs de voler en rond qu'un « arrêt d'activité coûterait 3 millions d'euros de recettes à la compagnie et aurait des effets dramatiques ». Finalement, les choses sont rentrées dans l'ordre. Des pilotes en repos sont venus travailler pour assurer les vols menacés d'annulation. Et Corbet, qui avait mis sa démission en jeu, est resté aux commandes de la compagnie.

Mais ses relations avec les syndicats de pilotes sont loin d'être apaisées. Un comble pour cet ancien meneur qui n'avait pas hésité à engager un bras de fer avec la direction d'Air France, juste avant l'ouverture de la Coupe du monde de football, en 1998, arrachant un troc « salaire contre actions ». Chez AirLib, quatre ans plus tard, le climat social est explosif ! Plusieurs représentants de pilotes ne sont pas loin d'accuser leur nouveau patron d'impéritie, dénonçant en vrac sa gestion opaque et hasardeuse, son manque de transparence… Et exigeant des indemnités de licenciement substantielles en cas de plan social. Commentaire de Corbet : « Les syndicats doivent se poser la question de leur représentativité. Nous allons continuer de négocier un accord global pour harmoniser les statuts du personnel navigant avec ceux qui veulent construire. Les autres resteront sur le bord de la route. » Et de se justifier : « En 1998, lorsque les pilotes d'Air France ont déclenché une grève, la compagnie avait dégagé des résultats historiques. Nous n'aurions jamais osé mettre l'entreprise en péril. Aujourd'hui, les revendications des pilotes d'AirLib me semblent plutôt corporatistes. » L'arroseur arrosé !

Une certaine légitimité

C'est dur d'être patron. Pourtant, à l'instar de Jean-Charles Corbet, des milliers de salariés décident, chaque année, de franchir le pas en reprenant une entreprise, souvent celle dans laquelle ils travaillaient. Sur les 40 000 à 50 000 reprises de société enregistrées chaque année, une sur trois serait le fait d'un ancien salarié, selon l'Insee. Mais, déception, ces salariés devenus patrons ne se révèlent pas des managers plus participatifs, ni des interlocuteurs plus constructifs que leurs prédécesseurs.

Lorsque ce sont des cadres dirigeants qui reprennent le flambeau, la transition se fait assez naturellement. « En 1998, le groupe Vivendi a démantelé son pôle aménagement et construction, auquel nous appartenions. Avec onze autres cadres dirigeants, nous avons décidé de prendre notre destin en main en rachetant notre entreprise. J'en étais le directeur général depuis 1994. J'avais redressé la barre alors que la société était victime de la crise immobilière. Au moment du rachat, les salariés m'ont fait confiance, j'avais déjà gagné une certaine légitimité », raconte Roland Germain, P-DG de MI SA, constructeur des maisons individuelles Phénix. Mais tous ne peuvent pas en dire autant. Certains peinent à exercer leur leadership. Leur changement de statut est difficile à gérer et leur légitimité ne va pas toujours de soi au sein du personnel.

Ex-mécanicienne en confection et gérante actuelle d'Isastyl, une entreprise textile de 26 salariés issue d'une PME de Béthune en faillite, Isabelle Fouillart avoue avoir du mal à endosser ses habits de patronne. « Je passe plus de temps dans les ateliers avec les filles que dans mon bureau », reconnaît-elle. Cette ex-petite main répugne à diriger son affaire d'une poigne de fer. « Le fait d'avoir été moi aussi derrière une machine me rend plus souple. Le problème, c'est que je ne sais pas dire non. Quand les filles sont démotivées et qu'il me faudrait pousser un coup de gueule, je préfère les laisser tranquilles. Un patron venu de l'extérieur n'hésiterait pas. »

Dans les entreprises en difficulté, les dirigeants font parfois table rase du passé. Ils n'hésitent alors pas à couper des têtes et s'appuient sur des personnes de confiance, des amis, des proches, pour prendre un nouveau départ. Ainsi Jean-Michel Werling, ex-directeur marketing nommé en novembre 2001 P-DG du fabricant de chaussures Bata, rebaptisé Hello SA, a-t-il fait venir son frère et l'a nommé DRH de l'usine mosellane. Le tandem a recentré le site sur son cœur de métier, la fabrication de chaussures, et conservé seulement 268 salariés, sur les 875 que comptait « Bataville ». L'ancien directeur de production, qui avait présenté son propre plan de reprise, est parti. « Avant que le tribunal de Metz tranche, le climat était très tendu, le rachat ne s'est pas fait dans la douceur, admet Jean-Michel Werling. Aujourd'hui, je suis le seul, parmi les sept membres du comité de direction, à être resté. Les six autres viennent de l'extérieur. »

Chez AirLib aussi, il y a eu du mouvement ! Jean-Charles Corbet, qui avait d'abord opté pour une direction bicéphale, prenant la tête du conseil de surveillance et laissant la présidence du directoire à un ancien d'Air France, François Bachelet, a changé son fusil d'épaule. Ce dernier ayant jeté l'éponge, Corbet a décidé d'assumer en solo la direction générale. Là aussi, le jeu de chaises musicales s'est traduit par des promotions internes et par des changements de têtes, notamment celle du responsable du personnel navigant commercial – hôtesses et stewards.

Remotiver les troupes

La difficulté est de renouer le dialogue avec des salariés traumatisés par des crises et des plans sociaux à répétition. C'est la raison pour laquelle Jean-Michel Werling souhaite imposer un management plus moderne et participatif chez Hello SA, ex-Bata. « Plantée au beau milieu des bois, l'entreprise de Moussey ressemblait à un phalanstère, explique-t-il. Les ouvriers y travaillaient et habitaient dans les cités construites juste à côté. En interne, ce paternalisme a engendré un dialogue social réduit à peau de chagrin. Aujourd'hui, je voudrais que les responsables de service communiquent plus sur les résultats de l'entreprise, ses échecs, mais aussi ses succès. »

Hello SA entend également booster la formation et améliorer la polyvalence de ses employés. Des déclarations d'intention que les organisations syndicales aimeraient voir suivies par des actes. « Pour remotiver les troupes, la direction devrait commencer par respecter ses engagements. En l'occurrence, les salariés attendent toujours de voir la couleur de la prime de déplacement et de l'accord d'intéressement promis », souligne Évelyne Caro, ancienne représentante CGT de Bata, qui continue de suivre de près l'évolution du RES. Chez AirLib, certains représentants des salariés apprécient la fibre syndicale de Jean-Charles Corbet. « 24 pilotes de Fokker 100 ont été maintenus en poste alors que leur reclassement pose de réelles difficultés. Et, sur l'harmonisation des statuts du personnel au sol, les négociations avancent vraiment bien », admet Gilles Nicoli, délégué CFDT. Mais Patrice Béquet, le délégué SNPL de la compagnie, s'avoue déçu par son nouveau président : « Nous pensions que les décisions seraient prises de manière plus collégiale. Or Jean-Charles Corbet a tendance à monopoliser le pouvoir. La direction avait également promis d'ouvrir le capital de la compagnie aux salariés à hauteur de 35 %, mais nous ne voyons toujours rien venir. »

La transparence s'impose d'elle-même quand un grand nombre de salariés se retrouvent associés au capital de l'entreprise. Ainsi, chez Spie SA, qui regroupe diverses activités, de l'ingénierie électrique à la construction en passant par les NTIC, les dirigeants redoublent d'efforts pour informer les salariés actionnaires. Il faut dire que lorsque le groupe Schneider s'est désengagé en 1997, près de 12 000 collaborateurs ont acheté des actions. Aujourd'hui encore, après le RES, le personnel détient plus de la moitié du capital de l'entreprise. « La présence importante d'un actionnariat salarié nous a poussés à améliorer notre communication interne, témoigne Olivier Dubois, directeur général adjoint de Spie SA. Tous les ans, nous battons la campagne pour présenter les résultats de l'entreprise aux salariés. En 2001, 15 réunions ont eu lieu en région, devant près de 6 000 salariés. Un de leurs représentants siège aussi au comité des rémunérations et a son mot à dire sur les salaires des dirigeants. »

La performance d'abord

Même constat aux Viviers de Roscoff (Finistère), une société de mareyage rachetée en 1995 par une vingtaine de salariés, où les décisions importantes sont prises collectivement. « Je gère le quotidien. Mais la réalisation d'investissements ou la mise en œuvre d'un contrat d'intéressement sont discutées lors d'une assemblée générale ouverte à tous », explique Gaël Quillévéré, le gérant des Viviers, qui comptent maintenant 23 salariés.

Ces entrepreneurs ont beau vouloir soigner le dialogue social et afficher la plus grande transparence, ils s'attellent en priorité à la performance économique. Et parfois les choses se gâtent lorsque cet objectif les conduit à tailler dans les effectifs. Les employés, qu'ils soient ou non actionnaires, redeviennent alors de simples salariés, aussi fragiles qu'ailleurs. « Dès le début, nous avions prévenu que le RES n'était pas une garantie pour l'emploi, se souvient Olivier Dubois. Des restructurations s'imposaient, nous les avons faites. »

Avec, peut-être, un peu plus de doigté qu'ailleurs. « Certes, reconnaît Didier Santidrian, délégué CFDT du groupe Spie, les différentes restructurations qui ont essentiellement touché la construction, le transport et l'énergie se sont passées en douceur. Mais si les licenciements ont été limités, c'est surtout grâce à la lutte que nous avons menée. Et ce n'est pas fini ! Désormais, les salariés retiennent leur souffle jusqu'à l'année prochaine. » Une échéance décisive. Le groupe britannique Amec, qui détient aujourd'hui 46 % du capital, deviendra majoritaire. Nul doute, pour le personnel, que l'entreprise rentrera alors définitivement dans le rang.

Le MBO, ça marche

Quand Carlos Bedran, président du directoire de Brime Technologies, fait le bilan des quatre années écoulées, il affiche un air satisfait. C'est après le départ à la retraite de l'ancien dirigeant qu'avec une dizaine de cadres il a repris cette société spécialisée dans le conseil et l'ingénierie dans les nouvelles technologies. Depuis, elle n'a cessé de se développer. Ses effectifs ont été multipliés par cinq, passant de 318 à 1 765 personnes. Et, depuis son entrée en Bourse en 1999, elle a repris une quinzaine de PME.

Une croissance rendue possible par un MBO rondement mené. Comprenez un « management buyout ». Principe : pour racheter leur entreprise, des cadres (souvent dirigeants) se regroupent et lèvent des fonds auprès d'une société de capital-risque. Cette dernière se retire quelques années plus tard, généralement entre trois à sept ans, en empochant une substantielle plus-value. Aujourd'hui, de nombreuses reprises d'entreprises se déroulent de cette façon. Notamment lorsqu'une maison mère cède l'une de ses filiales à ses cadres. À l'instar de Cegelec, racheté par ses dirigeants à Alstom, de Courtepaille, ancienne filiale d'Accor, ou de Picard Surgelés vendu par Carrefour pour quelque 900 millions d'euros. « Nous observons que les entreprises qui font l'objet d'un MBO se développent plus vite que la moyenne, plaide Bertrand Pivin, directeur associé du capital-risqueur Apax Partners. Les salariés se sentent plus impliqués et les relations hiérarchiques semblent plus simples. Enfin, nos propres études montrent qu'entre le jour où nous entrons dans le capital de la société et celui où nous en sortons, les effectifs salariés progressent d'environ 43 %. » Reste que la sortie du fonds d'investissement se traduit souvent par une introduction en Bourse ou par l'arrivée d'un nouvel actionnaire majoritaire, ce qui bouleve généralement la vie de l'entreprise. Et celle de ses salariés.

Auteur

  • Sarah Delattre