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Politique sociale

Les salariés du privé ponctionnés au profit des retraités du public

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.2002 | Marc Landré

Pour compenser les déséquilibres démographiques entre les régimes de retraite, des transferts ont été instaurés entre les caisses. Les salariés du privé paient pour les agriculteurs, les fonctionnaires pour les cheminots, etc. Le grand gagnant reste le secteur public, d'autant que ses déficits sont comblés par le budget de l'État… donc par le contribuable.

Jacques Chirac l'a promis pendant la campagne électorale, François Fillon va devoir s'y coller. C'est au nouveau ministre des Affaires sociales qu'incombe la lourde tâche de négocier, avec des partenaires sociaux aux points de vue fort divergents, la réforme si longtemps différée des retraites. Objectif ? Assurer, face au choc démographique des années à venir, l'équilibre financier des régimes de retraite par répartition. Le tout, s'est engagé le candidat Chirac, dans « un souci d'équité ».

Pas simple. La France hérite en effet d'une multiplicité de régimes aux modalités de cotisations (assiette, taux…) et de prestations (calcul de la pension, avantages accessoires…) plutôt disparates, certains assurés étant nettement avantagés par rapport à d'autres. De surcroît, la situation financière de chacun de ces régimes dépend étroitement de son rapport démographique, c'est-à-dire du nombre des cotisants par rapport à celui des retraités. Les régimes des exploitants agricoles, des artisans, des commerçants ou des religieux sont ainsi en piteux état. Qu'à cela ne tienne, pour mutualiser la charge des déséquilibres démographiques et payer les retraites des régimes déficitaires, le législateur a institué en 1974 une compensation financière entre caisses. Un transfert de fonds qui, en 1999, a porté sur plus de 11,5 milliards d'euros. Seul problème : ce mécanisme, fondé sur un souci légitime de solidarité entre les assurés, mais plutôt opaque, est loin d'être équitable. Démonstration.

Il existe en réalité trois types de compensation. Primo, une compensation entre régimes de salariés (90 % de la population active) et régimes de non-salariés (tels les exploitants agricoles, les avocats, les ministres du culte… soit 10 % des actifs), fondée uniquement sur les rapports démographiques. « Les régimes ayant une structure démographique favorable (un nombre de cotisants plus important que nécessaire pour assurer l'équilibre du régime) compensent ceux dont le rapport démographique est faible », souligne le Conseil d'orientation des retraites (COR) dans son premier rapport paru en octobre 2001. Le transfert ne tient pas compte de la capacité contributive des non-salariés au motif qu'il était très difficile en 1974 de connaître avec précision le montant de leurs revenus. Un argument que remettent en cause certains experts.

Cette « compensation démographique » a représenté, peu ou prou, la moitié des 11,5 milliards d'euros passés d'un régime à l'autre en 1999. Les fonds proviennent, pour les deux tiers, du régime général et vont, pour les trois quarts, à la Mutualité sociale agricole (MSA). Les professions libérales et les avocats sont les deux seules catégories de non-salariés à ne pas recevoir de fonds, mais à en verser (respectivement 392 et 44 millions d'euros), du fait de la bonne santé de leur rapport démographique. Une contribution bien modeste, comparée aux 3,5 milliards d'euros octroyés par la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) à l'ensemble des régimes des non-salariés. Les salariés du privé paient donc, via leurs cotisations, une partie des pensions des exploitants agricoles.

La MSA gagne à tous les coups

La deuxième forme de compensation, appelée « compensation économique », concerne les régimes de salariés entre eux (tant privés que publics) et pèse pour près de 3 milliards d'euros. Fondée sur les charges démographiques des régimes, elle intègre aussi leurs capacités contributives. « Ceux qui possèdent un rapport élevé entre leur masse salariale soumise à cotisations et leur nombre de retraités compensent les régimes ayant un rapport plus faible », décrypte Élise Prat, de l'Observatoire des retraites. Cette fois-ci, les principaux contributeurs sont les fonctionnaires, qui alimentent plus de 80 % du transfert. À l'opposé, un seul régime reçoit plus de 80 % de la compensation : la MSA, encore ! Les agents du secteur public financeraient donc les pensions des ouvriers et des employés agricoles. La troisième compensation remonte, elle, à 1986 et concerne les régimes spéciaux de salariés, organisés sur une base socioprofessionnelle (comme pour les fonctionnaires) ou d'entreprise (type SNCF, RATP, EDF, Opéra et Comédie-Française…). Soit, en très grande majorité, les agents du secteur public et des entreprises publiques. Cette compensation « spécifique », ou « surcompensation », comme on l'appelle aussi, a avoisiné les 3,7 milliards d'euros en 1999 et provient à 98 % de la fonction publique (d'État, territoriale et hospitalière). Cette manne financière sert essentiellement à financer les pensions des militaires et des cheminots mais aussi, dans une moindre mesure, celles des marins et des ouvriers de l'État.

Le principe d'une compensation entre régimes de retraite n'est pas condamnable, bien au contraire. À condition toutefois que la charge des actifs et les avantages des retraités soient grosso modo équivalents dans chacun d'entre eux. Or c'est loin d'être le cas. « On paye quatre fois plus par tête que les salariés du privé au titre de la compensation démographique, explique Martine Cramard, cadre à la caisse de retraite des professions libérales, dont la facture globale a presque doublé en dix ans. Ça commence à faire beaucoup et nos cotisants l'acceptent de moins en moins. On compense aujourd'hui des régimes qui ont des rendements et des avantages supérieurs aux nôtres. » Un exemple parmi d'autres… « Tout régime qui a une situation démographique favorable a l'impression de payer pour les autres », nuance-t-on à la CFDT, en rappelant que la charge pourrait très bien un jour s'inverser et que les fourmis pourraient se transformer en cigales. « Il n'y a pas aujourd'hui de consensus sur ce qui serait le meilleur système de compensation, tranche-t-on à la Cnav. En revanche, il y a un consensus sur le fait que le système actuellement en place n'est pas le bon. »

Une usine à gaz

Explications de Michel Piermay, le P-DG de Fixage, une société d'actuariat auprès des compagnies d'assurances ou des institutions de retraite. « La logique de trésorerie annuelle et de compromis l'a emporté sur l'équité du système. Pendant des années, on a préféré jouer sur plusieurs registres et concilier la logique universelle de la compensation avec les intérêts particuliers de certains régimes. On a rafistolé le système par petits bouts sans jamais le réformer en profondeur. On se retrouve aujourd'hui avec une véritable usine à gaz, un système de plus en plus compliqué à comprendre et à faire bouger. »

Une opacité dénoncée par le rapport du COR : « Le principe de compensation entre les régimes est accepté et sa nécessité, dans un système constitué d'une multitude de régimes, bien comprise. Cependant, les modalités de calcul des divers transferts de compensation sont critiquables et d'ailleurs critiquées. » Les réponses à apporter vont, selon le Conseil, « de simples aménagements techniques dont l'incidence financière peut toutefois être considérable » à « des choix de principe, faits lors de la mise en place des différents dispositifs de compensation, qui méritent aujourd'hui d'être réexaminés ». La première des critiques porte sur le décompte exact des effectifs de retraités et de cotisants. L'âge de la retraite dans un régime influence le nombre de ses retraités. Les régimes où celui-ci est précoce – à la SNCF, à la RATP et dans presque toute la fonction publique – ont mécaniquement davantage de retraités que ceux où il est, notamment dans le régime général, plus tardif. Et sont donc avantagés dans le calcul de la compensation. Tout retraité, qu'il ait cotisé pendant quelques années ou pendant toute sa carrière, est, de plus, comptabilisé comme un retraité à part entière. Cette règle avantage donc les régimes de passage. « Nous avons beaucoup de salariés occasionnels, de saisonniers, et les durées de cotisation sont en moyenne inférieures à dix ans, confirme Michel Nottet, sous-directeur du statut des personnes, du recouvrement et des prestations à la MSA. On sait que cela nous avantage dans le calcul du montant du transfert. » La prise en compte de la durée de la carrière, par exemple, en « équivalent carrière complète », est avancée par certains régimes pour rendre plus équitable le système.

Les caisses traînent les pieds

« Il est probable que cela modifierait sensiblement les montants de compensation », indique pour sa part Yves Ullmo, conseiller honoraire à la Cour des comptes, auteur d'un rapport sur ce sujet en 2001. Aussi recommande-t-il de procéder à des simulations pour déterminer les incidences financières sur l'ensemble du système de la variation de tel ou tel paramètre. Un fonctionnaire de la direction de la Sécurité sociale, et un seul, est chargé de tester toutes ces hypothèses. Ses premières conclusions devaient être remises à la Commission de compensation pour la fin juin. « Je vais avoir du mal à tenir les échéances, reconnaît cependant Franck Normand, chargé des simulations. Les données que les régimes me communiquent ne sont pas homogènes et il ne sert à rien de faire tourner des modèles quand ce qu'on met dedans est différent. » D'autant que certains traînent manifestement les pieds. L'un d'eux vient ainsi tout juste de retourner la réponse au questionnaire qui lui a été envoyé… il y a plus d'un an.

Pour tenter d'éliminer les différences de réglementation entre les régimes, les calculs se font sur la base d'une prestation de référence : la plus faible des régimes participants pour les compensations économique et démographique (soit, en 2001, celle des cultes et des salariés agricoles) et celle moyenne de l'ensemble des régimes spéciaux pour la surcompensation. « La référence à la prestation moyenne peut se justifier si elle intervient entre des régimes homogènes qui versent des pensions similaires, explique Michel Piermay. Mais c'est loin d'être le cas pour la compensation entre régimes spéciaux. » La pension moyenne des Mines était en effet de 5 500 euros en 1999 alors que celle d'EDF était quatre fois supérieure. Et la pension moyenne, retenue comme référence dans le cadre de la surcompensation, fut de… 15 550 euros. Soit trois fois plus importante que celle des Mines.

Des cotisations très différentes

Certains régimes se sont ainsi retrouvés à financer, pour les retraités des autres régimes, des prestations supérieures à celles qu'ils versent à leurs propres retraités. « Il est anormal qu'un fonctionnaire territorial de catégorie C finance, via ses cotisations, les avantages des retraités cheminots », s'insurge ainsi Alain Petitjean, secrétaire confédéral à la CFDT. « À partir du moment où les régimes ne sont pas homogènes, c'est difficile de s'attendre à trouver un peu d'équité dans le système », ironise un autre expert. « Cela s'oppose aux principes fondateurs de la compensation qui visent une solidarité entre les régimes sur une base minimale, qui ne soit défavorable à aucun régime », rappelle encore Yves Ullmo.

En fait, les critiques portent essentiellement sur la surcompensation souvent présentée comme un complément, entre des régimes homogènes, à la compensation économique. Un complément, de l'avis de nombreux spécialistes, sans justification réelle. « La surcompensation existe parce qu'elle repose à la base sur un mensonge grossier, avance Yves Ullmo : celui que les régimes spéciaux sont homogènes. Or c'est faux. » Ils couvrent des populations diverses (fonctionnaires de l'État, des collectivités locales et des hôpitaux, salariés des entreprises publiques, personnel des Mines, marins, clercs de notaire…). Les cotisations y sont très différentes et les salaires moyens très disparates (de 17 000 euros annuels dans les collectivités locales à 27 000 à EDF). La plupart des régimes participants sont intégrés (réunissant régime de base et régime complémentaire) tandis que le principal bénéficiaire, celui des Mines, est un régime de base dont la prestation moyenne est très inférieure à celles de la plupart des autres régimes. Pis, les conséquences de la surcompensation ne sont pas les mêmes pour tous les régimes puisque certains bénéficient d'une subvention d'équilibre de l'État, une « cotisation fictive » qui a dépassé 21 milliards d'euros en 1999 pour l'ensemble des régimes du secteur public. Ainsi, la caisse des cheminots (dont les cotisations ne couvrent que 34 % des charges de retraite) a-t-elle reçu une aide de 2 milliards quand les fonctionnaires d'État (qui ne possèdent pas de régime et de caisse à proprement parler, mais dont les cotisations représentent 18 % du volume des pensions) encaissaient, eux, un chèque de 18,5 milliards. Soit près de cinq fois ce qu'ils versent au titre de la compensation !

Certains observateurs en tirent la conclusion que la surcompensation est avant tout un moyen très pratique pour l'État de diminuer ses subventions directes aux régimes publics. Et ce, aux dépens d'autres régimes comme la caisse des collectivités locales, qualifiée par la CFDT de véritable « vache à lait » : elle a dû, pour payer les transferts à sa charge, piocher dans ses réserves financières et même emprunter. Pour rétablir une certaine équité, la suppression de la compensation spécifique a donc été suggérée l'année dernière lors d'une réunion au COR. « C'est la seule fois où il y a eu un réel affrontement idéologique, se rappelle un participant. Les représentants du ministère ne voulaient toucher à rien et les syndicats, eux, voulaient tout casser. »

L'État comble le trou

« Le système de compensation pourrait être plus transparent et équitable, postule Michel Piermay. Mais cela poserait de gros problèmes politiques. » Selon lui, la composition de la représentation nationale au moment du vote des lois indique qui le système avantage. En 1946, les professions libérales étaient majoritaires à l'Assemblée et le système de retraite les avantageait. Aujourd'hui, ce sont les fonctionnaires qui détiennent le pouvoir législatif… Si la fonction publique contribue elle aussi à la compensation générale (elle a versé en 1999 près de 4 milliards d'euros), peu importe en réalité le montant puisque son besoin de financement en matière de retraite est couvert par l'État. Elle pourrait verser le double ou le triple, le budget de l'État continuerait à éponger le trou laissé. « Le budget de l'État, ce sont tous les contribuables », ironise un expert. Autrement dit, les salariés du régime général paient via l'impôt, en plus de leur contribution au titre de la compensation démographique, les retraites des fonctionnaires et subventionnent, par là même, les avantages dont ils bénéficient !

« Il n'y a pas de raison que l'État finance les avantages particuliers de ses agents en faisant payer l'ensemble des contribuables », s'insurge Bernard Caron, spécialiste du dossier au Medef, qui réclame une caisse de retraite pour les fonctionnaires et un alignement de leurs conditions de retraite sur le privé.

À juste titre. Car les fonctionnaires cotisent 37,5 ans pour toucher une retraite à taux plein, contre 40 ans dans le privé. Leur salaire de référence est calculé sur les six dernières feuilles de paie, contre les vingt-cinq meilleures années en face. Leur pension est indexée sur l'évolution des salaires alors que celle du privé l'est sur… les prix. Leur taux de cotisation « salarié » se monte à près de 8 % du salaire brut, soit 2 points de moins que le taux du régime général. L'âge moyen de départ en retraite dans la fonction publique d'État est de 58,5 ans (et même 53,5 ans à la RATP, 54 ans à la SNCF ou 55,6 à EDF), contre plus de 61 ans dans le privé. La plupart ont eu droit à des départs anticipés ou à des bonifications de durée d'assurance (3,3 ans en moyenne à la SNCF, 4 ans à EDF ou 5,5 ans à la RATP) en raison de la pénibilité de leur travail, alors qu'aucun dispositif de cette nature n'existe dans le privé. Et, cerise sur le gâteau, la durée moyenne de versement de la pension y est supérieure, pour les hommes, de près de dix ans.

Conclusion : les agents du secteur public cotisent moins et moins longtemps que leurs camarades du privé pour percevoir davantage et plus longtemps. Et ce, sans que leur régime ait à se soucier d'un quelconque équilibre de ses comptes puisque l'État comble les déficits. Autant dire que François Fillon aura fort à faire s'il entend, comme l'avait promis le président lors de sa campagne, rétablir un minimum d'équité dans notre système par répartition.

Quand les ouvriers cotisent pour les cadres

Si l'Agirc et l'Arrco ne sont pas, par définition, concernés par les transferts de compensation entre régimes de base, cela ne les empêche pas de contribuer à leur manière au bon équilibre du système… entre régimes complémentaires obligatoires. « Nous exerçons depuis 1996 une solidarité financière entre nos deux fédérations de régimes qui n'ont pas les mêmes règles de fonctionnement, explique Philippe Goubeault, directeur technique et financier de l'Arrco. Nous égalisons nos rapports de charge. Nous corrigeons les taux de rendement et de cotisation de l'Agirc afin de pouvoir comparer les prestations versées sur les mêmes bases. » Mais, à l'arrivée, ce sont les ouvriers qui paient en partie, via la compensation Agirc-Arrco et alors qu'ils disposent de pensions et d'une espérance de vie bien inférieures, les retraites des cadres français. « Il est vrai que c'est quelque part intellectuellement choquant », reconnaît Alain Petitjean, secrétaire confédéral chargé des retraites à la CFDT. Cependant, les transferts de compensation entre les deux associations de retraite complémentaire (380 millions d'euros en 2001, contre 460 millions l'année précédente) ne représentent pas grand-chose en regard des sommes qu'elles brassent chaque année. Le volume financier de l'Arrco a ainsi avoisiné les 31 milliards d'euros en 2000 (soit le niveau cumulé des réserves) et un tiers ont été échangés entre les 47 caisses de la fédération au titre de la compensation interne. « Nous gérons désormais un seul régime : même taux de cotisations, même rendement et même niveau de prestations, traduit Philippe Goubeault. Toutes les ressources de la fédération sont regroupées dans un pot commun. Nous y puisons trimestriellement les moyens financiers pour compenser les besoins de trésorerie des caisses déficitaires et permettre à chacune, qu'elles soient ou non excédentaires, de se constituer des réserves. »

Montants des transferts (compensations, subventions, recettes fiscales) perçus par les salariés du public et parapublic et par les non-salariés. (solde net, en millions d'euros)Les gagnants et les perdants des compensations entre les régimes. (solde net 1999, en millions d'euros)

Auteur

  • Marc Landré