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Enquête

SALARIÉS, VOUS N'AVEZ PLUS DROIT À L'ERREUR

Enquête | publié le : 01.06.2002 | Frédéric Rey, Anne Fairise

Respect des objectifs et obligation de résultat deviennent peu à peu la règle, du haut en bas de la hiérarchie salariale. Avec, comme corollaire, une évaluation individuelle de plus en plus formalisée et sophistiquée. Dans cette course à la performance, certaines entreprises n'hésitent pas à traquer les maillons faibles.

Des comptes dans le rouge ou un cours de Bourse qui pique du nez… et voilà Pierre Lescure (Canal Plus) ou Jean-Claude Sarazin (groupe André) débarqués. Mais la nouveauté, c'est que les P-DG ne sont plus les seuls à être congédiés pour résultats insuffisants. De haut en bas de la hiérarchie, chaque collaborateur est, de plus en plus, assis sur un siège éjectable. En avril 2002, les syndicats d'IBM ont découvert que chez le constructeur informatique l'ensemble des salariés étaient notés en fonction de leur contribution à l'entreprise et classés en plusieurs catégories, dont la plus basse est l'antichambre du licenciement. Mieux, les managers sont incités à remplir un quota de malclassés, à l'avenir très compromis (voir page 22). D'autres groupes, comme Hewlett-Packard ou Alcatel, sont eux aussi partis à la chasse au maillon faible. Et, depuis quelques années, les prud'hommes voient affluer les contestations de licenciement pour insuffisance professionnelle. Le tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, a ainsi constaté une augmentation de 30 % des contentieux entre 1993 et 2000 : un tiers de la hausse résulte de licenciements pour faute et 15 % de congédiements pour insuffisance des résultats.

Fini le bon vieux temps où le contrat de travail se résumait à allouer – en contrepartie d'un salaire – sa force de travail à l'entreprise pendant un temps donné. D'une simple obligation de moyens, on est insensiblement passé à une obligation de résultat, laquelle redescend la ligne hiérarchique et finit par toucher peu ou prou toutes les strates de salariés. La finance règne en maître dans les usines, les services sont considérés comme des entités autonomes, des business units. La relation client-fournisseur devient la norme entre les acteurs d'une même entreprise. Et la fixation d'objectifs concerne de plus en plus de collaborateurs.

Mesurer, juger, noter la performance, cette banalisation de l'évaluation a généré une multitude d'outils. À côté du classique entretien annuel, on trouve désormais des logiciels d'autoévaluation ou des centres dédiés, les assessment centers. Dans une enquête menée en 1998 à l'initiative de l'Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel (ANDCP) et de HEC, 96 % des DRH d'entreprises de plus de 700 salariés déclaraient mettre en œuvre un système d'appréciation de leur personnel. L'évaluation n'est pas nouvelle. Dans les années 70, les groupes en pointe la pratiquaient déjà. Mais « il s'agissait alors de s'assurer de la fidélité et de l'attachement à l'entreprise », précise Sandra Bellier-Michel, directrice du développement e-business chez Adecco. La donne a changé. Sous la pression des actionnaires, seule la performance compte. La question implicitement posée au salarié est de savoir si son travail rapporte suffisamment à l'entreprise, eu égard à son coût.

Une carotte transformée en bâton !

D'où le succès du management par objectifs. Sacralisé par le gourou Peter Drucker, c'est devenu une méthode en vogue dans les entreprises, et l'évaluation une activité essentielle des responsables RH. « Ces moments dans la vie du salarié doivent constituer des espaces privilégiés de dialogue, explique Jacques Ciboulet, associé du cabinet de consultants Eurogroup. L'évaluation doit se faire dans un esprit d'échange et de consensus. » Il ne s'agirait que d'aider le salarié à progresser et à développer son potentiel. La réalité est moins rose. La plupart des entreprises s'appuient en effet sur les résultats de l'appréciation pour prendre des décisions essentielles concernant le salarié, dans une logique de gestion de plus en plus individualisée.

L'évaluation de la performance devient déterminante pour monter en grade, accéder à la mobilité interne, bénéficier de formations, toucher un bonus ou décrocher une augmentation. Une récente étude de la Dares, le service statistique du ministère du Travail, montre que 90 % des grandes entreprises et la moitié des PME procèdent à des augmentations de salaire individuelles. Dans un cas sur deux, le montant de la hausse salariale repose sur une évaluation formalisée des performances. Et lorsque de tels systèmes existent, ils couvrent le plus souvent l'ensemble des salariés. Si la sanction est avant tout monétaire, elle peut aussi aller jusqu'au licenciement. La jurisprudence retient de plus en plus les systèmes d'appréciation comme un élément de preuve dans le contentieux du licenciement. Parfois à décharge. « Une appréciation trop optimiste ou élogieuse prouve non seulement le caractère abusif du licenciement, mais, plus encore, caractérise l'arbitraire de cette décision », note Me Sylvain Niel.

La performance liée à la personnalité

« À force d'avoir instrumentalisé, mécanisé pour quantifier et mesurer, les entreprises se sont éloignées de l'objectif premier de l'entretien qui était d'ouvrir un espace de dialogue », estime Jean-Paul Bouchet, de l'Union des cadres CFDT. « La seconde dérive, c'est un jugement porté non seulement sur du factuel, mais de plus en plus sur des critères mélangeant professionnel et personnel », ajoute-t-il. Le nouveau concept de savoir-être est ainsi une auberge espagnole de notions psychologisantes : leadership, adaptabilité, disponibilité, efficacité personnelle, sens de la négociation, du relationnel, du participatif… « Cette notion, qui n'a cessé de gagner du terrain, est dénuée de toute rigueur conceptuelle, martèle Sandra Bellier-Michel. Nommer cela des compétences et prétendre pouvoir les évaluer, cela revient à dire : “Votre performance est liée à votre personnalité.” C'est une erreur fondamentale ! »

Dans l'entreprise en réseau, peu hiérarchisée, chacun est censé s'investir, communiquer, s'épanouir. Les objectifs ne sont plus fixés autoritairement, mais en commun. Les mots d'ordre d'autonomie et de responsabilisation vont toutefois de pair avec une évaluation de plus en plus sophistiquée. « Si le petit chef a disparu, la contrainte est toujours présente, mais elle a été intériorisée comme si le salarié avait un gendarme dans la tête », explique Jean Vannereau, psychologue du travail et consultant à Bordeaux. Le sociologue Jean-Pierre Le Goff a été l'un des premiers à décortiquer cette logique implacable : « La performance a été complètement individualisée. Le salarié se retrouve face à un modèle de perfection qu'on lui demande d'atteindre sans avoir la maîtrise de ses moyens. » Les consultants rencontrent des situations grandissantes de stress, « en particulier dans les entreprises où la primauté est donnée au retour sur investissement à court terme, précise Jacques Ciboulet, la pression sur la hiérarchie peut devenir très forte ».

Rattrapés par les cas de souffrance au travail et de harcèlement moral, les syndicats ont compris l'importance d'étendre le champ de la négociation collective au contenu des systèmes d'évaluation. Pour la CFDT Cadres, trois principes fondamentaux doivent être respectés : loyauté, transparence et proportionnalité des méthodes mises en œuvre, « afin de ne pas détourner, comme à IBM, les objectifs poursuivis », note Jean-Paul Bouchet. À l'Ugict CGT, la cogitation va aussi bon train. Pas question pour autant de faire table rase de l'appréciation : « Il existe une attente de reconnaissance individuelle, souligne Christian Pilichowski, secrétaire général de la Fédération cadres CGT de la métallurgie, mais nous souhaitons introduire dans les différents processus mis en œuvre des critères portant sur les moyens et la prise en compte de la performance collective. Il semble en effet difficile de mesurer l'efficacité d'un individu hors du contexte de service ou de l'entreprise. Enfin, nous voulons discuter de l'objectivité des critères retenus. »

Certains consultants partagent la même analyse : « Il ne faut pas individualiser davantage les objectifs. Mettre l'accent sur la réussite finit pas être contre-productif », affirme Didier Noyer, d'Insep Consulting. Mais Sandra Bellier Michel note que les dirigeants font de la résistance : « Ils n'aiment guère que l'on remette en question les systèmes d'évaluation. » Et conteste, du même coup, leur pouvoir d'appréciation du savoir et du savoir-être de leurs salariés.

La loi n'est guère diserte
Mais la jurisprudence met en avant l'adéquation des moyens aux objectifs

Seulement cinq petites lignes dans le Code du travail. Alors que l'évaluation est devenue une pratique très courante dans l'entreprise, le petit livre rouge ne lui consacre qu'une maigre place. Il stipule d'abord une obligation d'information selon laquelle tout salarié doit être renseigné sur les techniques d'évaluation destinées à s'assurer de sa compétence professionnelle. Cette information peut être réalisée individuellement ou collectivement auprès du comité d'entreprise. Enfin, la méthode utilisée par l'entreprise doit être pertinente avec la finalité poursuivie et présenter un degré raisonnable de fiabilité. Dans la réalité, force est de constater que, jusqu'à présent, bien peu d'entreprises et d'élus au CE se sont emparés de ce sujet. « Je ne l'ai quasiment jamais observé », rapporte Jacques Ciboulet, associé du cabinet Eurogroup Consulting. « Le pouvoir managérial a été livré à lui-même depuis une génération avec la seule limite du droit du travail, dont on sait que s'il n'est pas porté par un rapport de force au quotidien il reste lettre morte », explique le sociologue Henri Vacquin. Devant la multiplication des contentieux pour insuffisance professionnelle, c'est la Cour de cassation qui a amené les entreprises à utiliser l'arme du licenciement pour objectif non tenu avec davantage de modération. La jurisprudence a mis en avant le principe d'adéquation des moyens par rapport aux résultats attendus. Lorsque le salarié n'a manifestement pas les moyens de remplir les objectifs fixés, l'employeur n'est pas en droit de le lui reprocher et de fonder un licenciement sur ce motif. Même si la Cour de cassation ne se contente plus d'impressions, l'affaire IBM aura aussi servi à faire prendre conscience de la nécessité d'intervenir en amont dans ces processus.

Auteur

  • Frédéric Rey, Anne Fairise