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Vie des entreprises

Tirouflet soumet les chimistes de Rhodia à une thérapie de choc

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.05.2002 | Catherine Lévi

Depuis la création de Rhodia, il y a quatre ans, Jean-Pierre Tirouflet bouleverse allégrement la culture héritée de Rhône-Poulenc. Il insuffle une logique de résultat, met en place un management par objectifs et impose une notation à l'anglo-saxonne. Mais il peine à faire adhérer ses troupes au changement.

Un projet de fusion avorté avec le groupe chimique néerlandais DSM, des menaces de désengagement d'Aventis, l'actionnaire de référence, une baisse des résultats entraînant une restructuration et des cessions… l'année 2002 ne s'annonce pas sous les meilleurs auspices pour Rhodia. Jean-Pierre Tirouflet, le P-DG du groupe français, a clairement annoncé la couleur, lors de sa création, en 1998. Performance industrielle et rentabilité à court terme doivent être au rendez-vous. La première partie du parcours de Jean-Pierre Tirouflet s'est d'ailleurs traduite par un redressement spectaculaire de l'ex-branche chimie de Rhône-Poulenc, aujourd'hui terni par la première baisse de résultats depuis son introduction en Bourse, il y a quatre ans. Mais ce rétablissement s'est opéré au prix d'une thérapie spectaculaire pour le personnel. Car ce manager de combat a fait subir un électrochoc à l'entreprise. Exit la culture hiérarchique, place à la création de valeurs, à l'évaluation, au benchmarking. Rhodia et ses 27 000 salariés vivent désormais au rythme d'un management qui se veut moderne et efficace. Dans cette période agitée, Jean-Pierre Tirouflet maintient le cap, convaincu du bien-fondé de son approche, mais il lui reste encore à faire adhérer ses troupes à ses méthodes managériales.

1 INSUFFLER LE NOUVEL « ESPRIT RHODIA »

Passer sans transition d'une culture de l'effort à une culture de résultat et traduire ce virage dans le management, tel est le défi que s'est lancé Jean-Pierre Tirouflet. « La chimie de Rhône-Poulenc était en restructuration permanente, sans avenir, il fallait remotiver les équipes autour de nouveaux challenges », souligne Bernard Chambon, directeur général délégué chargé des ressources humaines. L'« esprit Rhodia » est défini par trois grandes valeurs : conquête, exigence et cohésion. Pierre angulaire du dispositif, le programme Spring, qui repose sur une amélioration continue des performances et le management par objectifs. La stratégie du groupe est déclinée en guides d'action, les fameuses KVD (key value drivers), par chaque entreprise qui définit ses plans d'action et s'engage à obtenir des améliorations en termes de croissance, de responsabilisation des équipes, de procédés…

Les prévisions de résultat sont réévaluées tous les trois mois, alors que Rhône-Poulenc raisonnait en budget annuel dans le cadre d'un plan à cinq ans. Incontestablement, ce système a bousculé les habitudes. « Il faut des méthodes pour aller vite et être performant. La chimie a trop longtemps été un monde d'ingénieurs orienté vers la production plutôt que vers la vente », plaide Daniel Frank, responsable du déploiement du programme Spring au sein de la DRH centrale. Présent depuis vingt ans dans le groupe, Philippe Cohet, qui préside la filiale Electronics & Catalys, est plus nuancé. « On peut rebondir rapidement, sans note de 20 pages. Mais c'est plus difficile. La vitesse est source de stress et on risque de surréagir. Les fonctions commerciales et financières sont plus à l'aise avec cette culture que la production et la recherche. »

Pour les organisations syndicales, ce système présente beaucoup d'inconvénients. Il est lourd et trop focalisé sur les aspects financiers. « Bien sûr, l'immobilisme étant mortel, il fallait bouger, admet Philippe Jaeger, coordinateur pour le groupe de la CFE-CGC. Mais l'application de ces programmes s'est traduite sur nos sites par une gestion fondée uniquement sur des critères de rentabilité à court terme. Nous sommes gérés comme un établissement financier et non comme une entreprise industrielle. Réactualiser nos prévisions tous les trois mois est, en outre, très compliqué, car nos actions dépassent cette échelle de temps. Et, entre le siège et le terrain, il y a un sacré décalage. » La direction admet que des erreurs d'interprétation ont pu être commises. Lucide, Jean-Pierre Tirouflet reconnaît que certains sites ont construit des usines à gaz, dénaturant – selon lui – l'esprit de la méthode.

2 FAIRE ÉVOLUER L'ENCADREMENT

La réussite d'un changement de culture aussi profond dépend largement de l'encadrement. Comme le fait valoir Bernard Chambon, « chacun dans l'entreprise doit s'identifier aux nouvelles valeurs du groupe ». Les trois grands principes de conquête, d'exigence et de cohésion ont donc été traduits en douze « compétences de comportement ». Entre autres : tenir ses engagements et améliorer en permanence ses performances, constituer des équipes responsables, innover, se renforcer par le partage de savoir-faire et d'expériences… Un référentiel a été bâti pour que les managers puissent situer leurs pratiques et mettre en place, en cas de besoin, des plans de progrès individuels. Les 350 cadres de tête au niveau mondial ont été évalués selon la méthode du 360 degrés. « Si nous décelons un manque d'écoute chez un responsable, il doit y porter une attention particulière et mettre en place des indicateurs pour mesurer ses progrès », explique Bénédicte Mautin, chargée du management global de la performance. Bernard Michelangeli, DRH de Rhodia Polyamide Intermediates, s'efforce ainsi d'améliorer sa gestion du temps avec l'aide d'un coach. Chaque cadre a des objectifs individuels de résultat et de comportement, évalués lors de l'entretien annuel d'appréciation. Une notation de A à D situe le niveau de performance de chacun : A dépasse le niveau d'exigence du poste, D sanctionne des résultats insuffisants. Ce bilan permet de déterminer les formations à suivre et conditionne les évolutions de carrière.

« L'une des forces de Jean-Pierre Tirouflet est de chercher à capitaliser sur les meilleures pratiques du groupe et de faire en sorte que les cadres puissent se les approprier », estime Philippe Cohet. Pourtant, le dispositif ne suscite pas une adhésion sans faille. « L'évaluation à 360 degrés est bien perçue par les cadres, explique Bénédicte Mautin, car ils n'ont jamais bénéficié d'une telle approche. En revanche, la mise en place des plans de progrès et de leurs indicateurs est plus complexe et exige du temps. » Culturellement, l'évaluation a du mal à passer dans les mœurs en France, les salariés d'origine étrangère, notamment les Américains et les Britanniques, jouant plus volontiers le jeu, selon la direction.

Mais le principe même de l'évaluation est contesté par les syndicats. Georges Veyrier, coordinateur pour le groupe de la CFDT, dénonce « la mise sous tension des salariés ». Maurice Rognin, coordinateur groupe CGT, juge « le système assez dur quand les objectifs ne sont pas atteints, à l'opposé du management participatif ». Quant à Philippe Jaeger, de la CGC, il s'inquiète du sort des cadres classés plusieurs années de suite en catégorie D.

Pour mobiliser l'encadrement, Rhodia développe largement la part variable de la rémunération, qui peut représenter 30 % du salaire de base, voire plus. « Les objectifs sont semestriels, ce qui permet une réactivité au marché », explique Jeffrey Poush, directeur des programmes de rémunération et d'avantages sociaux. Des stock-options sont également attribuées aux 100 premiers cadres du groupe, de façon récurrente, selon des critères de performance et de bilan d'activité. Jean-Pierre Tirouflet montre ainsi qu'il entend récompenser son état-major, dont il attend un engagement inconditionnel.

3 ÉRIGER LA FONCTION RH EN PARTENAIRE « BUSINESS »

Convaincu que la performance est une affaire d'hommes et de comportements, Jean-Pierre Tirouflet a souhaité faire de la fonction RH un partenaire business à part entière. Signe qui ne trompe pas, Bernard Chambon, le patron des RH, fait partie du comité restreint de direction générale, composé de cinq personnes seulement. L'équipe RH corporate est forte de 19 personnes. Les responsables des cinq divisions du groupe supervisent la vingtaine de DRH locaux. Ils boostent le dispositif Rhodia en déployant les programmes de changement et en assurant la gestion des cadres regroupés par « familles professionnelles » : marketing, finance, communication, ressources humaines… Jean-Louis Perrot, directeur des ressources humaines de la division chimie organique fine, coiffe par exemple la « famille industrie », qui représente 1 500 cadres. Pour repérer les meilleures pratiques professionnelles, il a élaboré une grille comprenant huit compétences caractéristiques déclinées en cinq niveaux d'expertise, chaque type d'emploi correspondant à un niveau de compétence.

On compte aussi une dizaine d'experts et de « développeurs » qui planchent sur des sujets transversaux, comme les rémunérations, la gestion de carrières, la formation… « Les responsables des RH doivent localement se fixer des priorités, avoir conscience des coûts et bien dépenser », souligne Daniel Frank, chargé du déploiement du programme Spring, qui contrôle la mise en musique des politiques de RH et réfléchit à la façon de mesurer leur efficacité et d'abaisser leur coût. Il cherche également à repérer les fameuses best practices par des comparaisons internationales.

Sur le terrain, l'adhésion des cadres à cette conception des ressources humaines est très inégale. Si certains responsables des RH comprennent la nécessité de rationaliser, d'autres préféreraient se concentrer sur des questions de développement des ressources humaines. Et le terrain « décroche » parfois. « L'organisation de la DRH centrale et le rôle de ses acteurs ne sont pas toujours très bien compris localement », estime Philippe Jaeger, de la CFE-CGC.

4 DÉCENTRALISER LA GESTION DU SOCIAL

Symbole de la décentralisation qui prévaut dans l'entreprise, Rhodia a scindé ses activités en 19 entreprises juridiquement indépendantes qui ont une marge de manœuvre totale à l'intérieur du cadre de management commun. Objectif : donner de la réactivité à un patchwork d'activités et mesurer la performance au plus près du terrain, tout en faisant jouer les synergies. Ce principe de décentralisation s'illustre parfaitement dans le domaine social où les questions de salaire, de restructuration et d'organisation du travail sont étudiées localement, le comité de groupe et le comité européen se réservant les sujets d'intérêt général, comme la couverture complémentaire des dépenses de santé.

Là encore, il s'agit d'une vraie révolution culturelle. Comme l'explique Max Matta, directeur des ressources humaines pour la France et des relations sociales pour l'Europe, « les syndicats étaient au départ dans une logique de dialogue centralisé et personne n'était bien préparé. Les 35 heures ont été un excellent outil pour apprendre à négocier en local et le dialogue social s'est responsabilisé ». Les syndicats n'ont pourtant pas pleinement souscrit au principe de décentralisation. « Un groupe progresse en mutualisant ses moyens et non en parcellisant ses activités », estime Georges Veyrier, de la CFDT. Même réserve de la part de Maurice Rognin, à la CGT : « La filialisation a un simple objectif : la flexibilité. Mais la centralisation est en fait plus forte qu'avant, car les décisions du siège s'appliquent localement avec une très petite marge d'adaptation. En outre, pourquoi faire partie d'un groupe si l'on perd les garanties collectives ? Du jour au lendemain, on peut apprendre qu'on est vendu sans le filet du groupe. » Par ailleurs, les syndicats pointent du doigt le regroupement des services de paie et de comptabilité, respectivement à Lyon et près de Prague, qu'ils apparentent à une recentralisation déguisée.

5 RESTRUCTURER, MAIS EN DOUCEUR

En recherche permanente d'amélioration de sa rentabilité, Rhodia n'hésite pas à se restructurer lorsque les résultats se dégradent. La direction a ainsi annoncé, cette année, à la fois un résultat négatif de 213 millions d'euros pour 2001 et une vague de restructurations portant sur la fermeture de 19 sites à travers le monde. En 2001, les effectifs ont été ramenés de 29 489 à 26 925 salariés, et ils devraient connaître une érosion du même ordre en 2002. Les divisions chimie organique fine et polyamide sont les premières concernées par la restructuration en cours. En France, seule l'usine de polyuréthanne de Lille serait condamnée, mais Rhodia Organique a annoncé 198 suppressions de postes sur un effectif total de 1 287 personnes, réparties sur ses différents sites. « On ne sait jamais où cela va tomber », souligne Maurice Rognin, qui s'interroge sur la logique industrielle de telles mesures.

Dans la tradition de Rhône-Poulenc, Rhodia s'efforce pourtant de restructurer en douceur. La fermeture du site d'Albi en 2000 est ainsi jugée relativement exemplaire par Robert Blandin, le manager de transition qui a mené l'opération. « Nous avons tout fait afin de trouver une solution pour les 70 personnes concernées et répondre aux attentes des élus en matière de développement local », explique-t-il. Finalement, une seule personne s'est retrouvée sans emploi ; 11 personnes touchent 70 % de leur salaire jusqu'à leur préretraite, sans exercer aucune activité, 55 personnes ont été licenciées et ont trouvé une solution avec l'aide du groupe, 7 ont bénéficié d'un reclassement interne avec une aide importante à la mobilité. En outre, 130 à 140 emplois ont été créés localement grâce à l'aide apportée à l'installation d'une pépinière d'entreprises.

Les syndicats jugent ces efforts positifs, mais ils ne s'en satisfont pas. « Il est vrai que Rhodia essaie de limiter les drames humains, mais on aimerait aussi parler de stratégie avec la direction générale et être consulté en amont », estime Georges Veyrier, de la CFDT. Pour sa part, Marie-Claire Sabadel, DRH de Rhodia Eco Services, est convaincue du bien-fondé de la pédagogie. « Les résultats ne sont pas au rendez-vous. Si nous ne bougeons pas, nous allons droit dans le mur. Le personnel peut comprendre les réalités et le pourquoi de nos mesures si l'on est parfaitement clair. » Un discours qui risque d'être entendu dans plusieurs divisions du groupe cette année.

6 COMMUNIQUER ET EXPLIQUER LES CHANGEMENTS

Pour faire passer le message et surmonter les résistances, Rhodia s'efforce d'améliorer sa communication interne. « Les équipes de tête doivent discuter davantage, reconnaît Bernard Chambon. Nous avons été un peu trop vite dans les changements. Par exemple, les résultats annoncés fin janvier ne sont pas suffisamment redescendus au niveau des équipes. » Le groupe s'est tout d'abord mis à l'écoute du personnel. Une enquête annuelle de la Sofres étudie le climat social ; la dernière a d'ailleurs révélé la motivation, mais aussi l'inquiétude des troupes dans la conjoncture économique actuelle. Certaines unités ont mis en place des baromètres de satisfaction. Et, tous les deux mois, deux membres du comité de direction animent localement des groupes de travail. « Nous les faisons réagir sur leurs sujets de préoccupation, explique Bernard Michelangeli, le DRH de Rhodia Polyamide Intermediates. Plusieurs cadres ont ainsi manifesté leurs inquiétudes sur leurs possibilités d'évolution de carrière du fait de leur profil très spécialisé. »

Autre étape dans ce renforcement de la communication, la réalisation d'un management book, une brochure qui expose de façon très simple aux cadres ce qu'ils doivent savoir sur les pratiques de gestion de Rhodia. On y trouve même un lexique avec les mots clés. Ce document a été réalisé par un opérationnel, Ruben Lazo, vice-président de la division spécialités pour produits de consommation, détaché provisoirement de ses fonctions pour cette mission. Afin de coller aux attentes du terrain, il s'est appuyé sur des entretiens réalisés avec 17 responsables d'entreprise.

Au plus haut niveau aussi, l'accent est mis sur la communication. Jean-Pierre Tirouflet passe une journée par mois sur un site pour voir comment évoluent les meilleures pratiques et expliquer la vision globale du groupe. « C'est aussi une manière de vérifier comment se passe le changement sur le terrain », note Brigitte Gagnard, responsable de la communication interne du groupe. Une certitude : l'esprit Rhodia n'a aujourd'hui plus grand-chose à voir avec la culture Rhône-Poulenc.

Entretien avec Jean-Pierre Tirouflet :
« Il faudrait sortir, en France, de l'idée que les entreprises ont vocation à créer de l'emploi »

C'est chez Rhône-Poulenc que Jean-Pierre Tirouflet a acquis sa culture industrielle. Cet énarque de 51 ans a d'abord entamé une carrière financière au Crédit national et à la Direction des relations économiques. Il a ensuite rejoint la direction financière de Rhône-Poulenc, en 1983, avant d'être nommé directeur général du secteur fibres et polymères. Ce grand amateur de livres d'histoire a été le plus jeune membre du comité exécutif de RP. « Émancipé » en 1998 avec la création de Rhodia, Jean-Pierre Tirouflet sait qu'il dispose de peu de temps pour assurer l'indépendance et la prospérité de ce nouveau groupe industriel. Président du comité de politique européenne du Medef, ce patron d'allure très « british » est conscient que la bataille se joue à l'international.

Vous avez entièrement revu les méthodes de management chez Rhodia ; pour quelles raisons ?

Mon souci a été de mettre le curseur sur la rentabilité, compte tenu du caractère cyclique de la chimie. J'ai donc développé une approche de management globale fondée sur la logique de résultat et sur une appréciation objective des performances des sociétés et des salariés du groupe. Dans ce cadre commun, chaque entité définit des indicateurs clés mesurables qui nous permettent d'apprécier l'amélioration durable de notre compétitivité. Quels que soient leurs marchés, toutes nos entreprises, que j'ai voulu autonomes pour favoriser notre réactivité, peuvent ainsi travailler ensemble grâce à une culture partagée par tous. En effet, la décentralisation ne marche bien que si vous avez des cordes de rappel. Ce nouveau dispositif est un facteur d'adhésion et fait progresser le personnel, mais il doit être géré de façon souple. Certaines entités en ont très bien compris l'esprit, d'autres ont mis plus de temps.

Certains vous reprochent de privilégier l'approche financière…

Il n'y a pas de logique industrielle qui ne s'inscrive dans une perspective d'amélioration de résultat, sinon il s'agit d'une économie administrée et l'activité est vouée à disparaître. Mais notre système de management n'a pas une logique purement financière puisqu'il s'appuie surtout sur des indicateurs qualitatifs, comme les gains de parts de marché, et qu'il est au service de notre stratégie de développement. Il est vrai qu'aujourd'hui nous devons faire des économies, c'est une question de survie. Mais, dès qu'on aborde le sujet, les syndicats répondent logique financière.

La réduction des coûts se traduisant par des suppressions d'emplois, les syndicats peuvent-ils réagir autrement ?

Il faudrait qu'en France on sorte de l'idée que les entreprises sont des ateliers nationaux et qu'elles ont vocation à créer de l'emploi. Leur finalité est de se développer et c'est cette croissance qui génère des emplois. Dans un secteur industriel comme la chimie, il est difficile de dégager un solde net d'emplois. Nous sommes engagés dans une course à la réduction des coûts au niveau mondial, ce qui nous conduit à des restructurations et à abaisser le coût de certaines fonctions, y compris en les délocalisant. Si j'y dérogeais, j'aurais des coûts fixes supérieurs à ceux de mes concurrents. Je ne suis pas sûr qu'à terme cela profiterait tellement au pays… Cela étant, nous devons être conscients de nos responsabilités sociales et gérer les restructurations industrielles en se montrant attentifs aux salariés. C'est, par exemple, ce que nous avons fait à Albi. Néanmoins, si l'on avait plus de flexibilité en France, le problème de l'emploi se poserait différemment.

Comment conciliez-vous cette approche avec votre engagement en faveur du développement durable ?

Le développement durable, auquel je suis très attaché, consiste à avoir un comportement éthique et à faire en sorte que la situation de nos salariés soit bonne partout dans le monde. Cela ne veut pas dire pour autant que tous les emplois doivent être maintenus en France. Nous devons avoir une optique et une éthique mondiales, par exemple en assurant à l'ensemble de notre personnel les mêmes conditions de sécurité du travail, qu'ils soient en Europe ou en Chine. Progressivement, les actionnaires commencent à adhérer à cette philosophie, même si ce critère n'est pas encore discriminant à leurs yeux. Cela étant, si l'entreprise se comporte mal sur le plan social ou environnemental, vous pouvez être sûr qu'ils vous pénaliseront.

Quelle est votre conception du dialogue social ?

Il doit être transparent et les salariés doivent comprendre les enjeux stratégiques. Les questions locales sont traitées au niveau des sites et les problèmes du groupe en central. Autrefois, durant les comités de groupe, lorsque les sujets abordés ne concernaient pas leur entité, les syndicats se contentaient d'écouter poliment. Notre dialogue est aujourd'hui plus riche car il s'exerce sur des sujets concrets, au plus près des réalités. Je ne suis pas favorable aux grands-messes creuses qui abordent tous les sujets et s'en tiennent à de vagues déclarations de principe.

Comment s'est passée la mise en œuvre des 35 heures chez Rhodia ?

Sans trop de difficulté. Les salariés postés travaillaient déjà 32,5 heures et cela nous a permis de régler des problèmes de dépassement d'horaires des cadres. Malgré tout, cela a été une contrainte. Pour l'intégrer de manière positive, nous avons négocié site par site afin de tenir compte de la spécificité de chacun. Mais les 35 heures nous ont coûté entre 1 et 2 % de la masse salariale.

Quel jugement portez-vous sur cette législation ?

L'abaissement de la durée du travail se faisait naturellement. Pourquoi imposer une norme uniforme alors que les entreprises ont des besoins différents ? Certes, on ne peut aujourd'hui revenir en arrière. Par contre, l'assouplissement du dispositif, là où le bât blesse, me semble souhaitable.

Que pensez-vous de la place du contractuel en France ?

Nous sommes l'un des pays occidentaux où le niveau d'étatisme est le plus élevé et la réglementation la plus développée, ce qui pèse sur la compétitivité du site France. Une plus grande place devrait être accordée à la négociation entre les partenaires sociaux. Pourquoi ne pas permettre aux entreprises de déroger pendant dix-huit mois au Code du travail par des accords signés avec les syndicats majoritaires et en tirer des enseignements pour éventuellement assouplir la législation ? Il y a chez nous un reste de méfiance entre pouvoirs publics, syndicats et entreprises qui réapparaît de façon récurrente. À gauche, comme à droite, certains pensent qu'il faut « tenir » les entreprises, suspectées de ne raisonner qu'en termes de profit alors que nos enjeux sont d'abord industriels. J'ai entendu en coulisse des parlementaires de gauche dire que la loi de modernisation sociale n'était pas une bonne chose. Mais, au final, la politique l'a emporté. La France n'a pas fondamentalement une tradition libérale et il faudrait d'ailleurs instiller une dose de libéralisme dans notre système. Je suis favorable au progrès social, mais avec plus de flexibilité.

Que pensez-vous de l'attitude du Medef et de la refondation sociale ?

Hier, l'organisation patronale pratiquait un lobbying souterrain, aujourd'hui elle affiche ses couleurs. Un bon coup de pied dans la fourmilière est de temps en temps nécessaire. Et, sur le fond, réfléchir à un système qui date de l'après-guerre, voir comment le rebâtir et l'adapter à une économie ouverte sur le monde et à une logique de compétitivité, me semble une très bonne chose.

Propos recueillis par Denis Boissard et Catherine Lévi

Auteur

  • Catherine Lévi