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Vie des entreprises

Harcèlements immoraux

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.05.2002 | Jean-Emmanuel Ray

Après le harcèlement sexuel, « nécessairement » constitutif de faute grave selon un récent arrêt de la Cour de cassation, c'est le harcèlement moral qui entre dans le Code du travail. Cet objet juridique sera délicat à manier, tant il laisse prise à la subjectivité. Et, de ce point de vue, la rédaction trop approximative de la loi n'est pas de nature à rassurer.

Issu du verbe « herceler » (la herse avec ses nombreuses piques), le harcèlement connaît aujourd'hui un bien triste succès juridique en Europe, après avoir définitivement éloigné les deux sexes outre-Atlantique au grand bonheur des écrivain(e)s, les universités multipliant les « cursus de genre » en forme de guerre contre le ci-devant sexe fort, avec des thèmes de recherche aussi stupéfiants que « la nécessaire déconstruction de la maternité » afin d'assurer une bonne fois pour toute l'égalité des sexes.

L'Union européenne (dont le suivisme en matière de politiquement correct est aussi constant que sa défense du modèle européen ailleurs) a présenté le 11 mars 2002 sa « nouvelle stratégie de santé et de sécurité 2002-2006 », avec « l'appréhension des nouveaux risques sociaux » où figurent « le harcèlement moral et la violence au travail ».

Mais la violence au travail est-elle vraiment nouvelle ? La lecture de Dickens ou de Hugo, ou plus près de nous de A. J. Cronin ou S. Weil montre qu'à l'évidence harcèlement sexuel et harcèlement moral ont toujours existé, particulièrement en entreprise, ce monde clos où un cadre passe plus de temps éveillé qu'avec son conjoint, où existent des rapports de séduction mais aussi de perversité.

Pas vraiment nouveau, donc, et déjà sanctionné : les magistrats français n'ont pas attendu le XXIe siècle pour opposer séduction et glauque abus de pouvoir, bizutage et intolérable atteinte à la dignité du plus faible. Au-delà du feuilleton Pierre Fleurence/Aciéries du Forez, il y a plus de vingt ans (lente éviction d'un délégué, montrant déjà la difficulté de séparer discrimination et harcèlement), la cour de Metz a par exemple sévèrement condamné le 30 janvier 2001 une société exigeant d'une secrétaire de faire des rapports toutes les quinze minutes Le 30 avril 2001, la cour de Grenoble avait alloué 55 000 euros à une assistante ayant fait l'objet « d'un véritable harcèlement : installée dans le hall d'accueil avec une table d'écolier sans tiroir, une chaise et un carton pour ranger ses affaires ».

Plus généralement, la Cour de cassation n'a jamais hésité à requalifier la démission provoquée d'un salarié harcelé en licenciement, sans cause réelle et sérieuse faute de lettre de notification, et abusif par les moyens indignes mis en œuvre.

Après le harcèlement sexuel de 1992 (Acte I), voilà donc le harcèlement moral de 2002 (Acte II).

I. Le harcèlement sexuel dix ans après

Dix ans après la loi du 2 novembre 1992, le contentieux demeure très faible, et les acteurs de terrain, syndicalistes et inspecteurs du travail en particulier, restent circonspects en ce domaine glissant. L'arrêt rendu le 5 mars 2002 en fournit un bon exemple, les trois juges successivement saisis ayant retenu trois sanctions différentes. Un ancien infirmier devenu « directeur médical et du personnel » est accusé de harcèlement sexuel par une femme… et deux hommes. Licencié pour faute lourde, il conteste cette redoutable qualification devant les prud'hommes, qui n'y trouvent rien à redire. La cour d'appel d'Aix écarte le harcèlement à l'égard des deux hommes, et qualifie la faute de simple cause réelle et sérieuse. Pour la chambre sociale de la Cour de cassation, in fine, « le harcèlement sexuel constitue nécessairement une faute grave ».

Il n'est pas certain que cette qualification automatique de faute grave soit pertinente. Primo, l'article L. 122-'7 indique qu'est « passible d'une sanction disciplinaire tout salarié ayant procédé » à un harcèlement sexuel ; or, désormais, la gamme des sanctions est plus que réduite par l'arrêt du 5 mars. Secundo, les prud'hommes n'aimant guère qu'on leur retire tout pouvoir d'appréciation, ils seront, dans les cas limites – par exemple d'un salarié âgé privé de ses indemnités de rupture dans des circonstances troubles –, tentés de dénier tout harcèlement pour lui permettre de les retrouver. Tertio, la « loi de modernisation sociale » (par trois antiphrases) a enfin modifié l'article L. 122-'6 en supprimant la notion d'abus d'autorité. Or la Cour de cassation a sans doute voulu par l'arrêt du 5 mars dernier sanctionner lourdement l'abus de pouvoir d'un supérieur hiérarchique profitant de sa position. Retiendra-t-elle cette très sévère solution en cas de harcèlement entre collègues, situation très différente puisque la crainte de mesures de rétorsion hiérarchique directe n'existe plus ?

Dans l'arrêt du 12 mars 2002, enfin, la faute grave est également constituée alors qu'aucun harcèlement sexuel n'était constaté. Là encore dans un milieu médical, un directeur du marketing est licencié pour faute grave, « son attitude inconvenante ayant choqué la pudeur de plusieurs salariées de l'entreprise ».

II. Harcèlement moral

« Juste à temps » ? « 2' heures chrono » ? Mais à quel prix ? Nos temps modernes, placés sous le signe de l'urgence et de la compétition permanentes, « mettent la pression » sur des salariés qui en ont littéralement « plein le dos » de cette « gestion par le stress ». Et les « flux tendus » génèrent des salariés « sous tension » : si, pour certains, ces « charrettes » structurelles relèvent du plaisir de la vitesse, tout le monde ne peut suivre : problème.

La volonté réelle du législateur de janvier 2002 n'est-elle d'ailleurs pas d'encadrer le pouvoir de direction sur ce terrain médiatisé, donc glissant, pour un employeur déclaré responsable des errements de ses hiérarchiques ? Mais dans notre pays, champion de la consommation d'anxiolytiques et autres psychotropes, le problème est de faire la part des facteurs personnels et professionnels, le paternalisme de nos grands-pères n'ayant jamais été jusqu'à se mêler des problèmes psychologiques de leurs salariés : quand on ouvre la boîte de Pandore dans une société déboussolée…

Une définition panoramique

Toute la difficulté est la subjectivité de l'analyse, c'est-à-dire le sentiment qu'en a d'abord la victime, qui n'a pas à prouver un dommage né et actuel (« susceptible de porter atteinte… »). Et l'on souhaite bien du plaisir aux magistrats dans la recherche de la vérité, ici plurielle (cf. en mars 2001, « Harcèlement moral : démêler le vrai du faux », remake du best-seller de Marie-France Hirigoyen). Si un harcèlement délibéré, qui « a pour objet une dégradation des conditions de travail », est évidemment visé, le comportement « ayant pour effet » cette dégradation (et non seulement des conditions de travail dégradantes) est également sanctionnable.

La pièce Harcèlement mutuel du Théâtre à la carte, une troupe intervenant en entreprise, démontre de façon frappante cette difficulté : avec un même texte mais sur deux tons opposés, un directeur commercial réprimande vertement l'une de ses collaboratrices. Dans le premier cas, la porte claque comme les mots, mettant le spectateur très mal à l'aise. Dans le second, même texte, mais ton paternel et sourires montrant le recul par rapport aux mots employés : qui y verrait un harcèlement ? Car tout dépend de l'atmosphère dans l'entreprise, du passé comme de l'état psychique de chacun : Gérard Depardieu aurait quelque difficulté à convaincre des juges d'un comportement qui, pour une autre personne en situation de faiblesse (y compris passagère : n'embaucher que des Rambo ne résout donc rien, car si Rambo divorce…) peut être ressenti comme un véritable harcèlement.

Une multiplicité d'acteurs

Le législateur n'a pas fait dans le détail : pas moins de six acteurs peuvent intervenir. Or la mesure la plus efficace est évidemment une discrète prévention en amont, avant qu'un classique incident relationnel ne dégénère en « maillon le plus faible » grandeur nature.

Le médecin du travail devient le personnage central (proposition de mutation), le cas échéant avec l'inspecteur du travail qui tranchera en cas de désaccord. Le CHSCT est désormais chargé de la santé « physique et mentale » des salariés, et les délégués du personnel voient leur droit d'alerte s'étendre à ce nouveau domaine. Et s'ils ont l'accord de l'intéressé, les syndicats pourront agir en justice.

Last but not least : le médiateur extérieur créé par l'article L. 122-5' du Code du travail, choisi par le préfet sur des listes présentées par des syndicats (vieilles ONG du social), mais aussi par « des associations dont l'objet est la défense des victimes de harcèlements moral ou sexuel » (ONG sociétales d'aujourd'hui, donc forcément ouvertes, sympathiques et efficaces). On imagine facilement l'harmonie immédiatement retrouvée dans le service considéré lorsque, en dehors des modes normaux de régulation locale par des acteurs connaissant les problèmes locaux (collègues choqués, chef hiérarchique, délégués, voire inspecteur du travail), ce médiateur extérieur convoquera les parties « qui devront comparaître en personne dans le délai d'un mois ».

Cette « médiation » (qui risque de ne pas se placer « au milieu ») est-elle par ailleurs adaptée puisque l'existence – et parfois les recettes – de ces associations dépend de la révélation, voire de la médiatisation de faits de harcèlement ? Vu, enfin, les lourdes sanctions pénales prévues (et un éventuel contentieux prud'homal new-look, le supposé harceleur sanctionné contestant les dires du harcelé), il n'est pas évident que le harceleur présumé avoue, ou semble le faire en se soumettant à cette médiation le stigmatisant dans l'entreprise.

III. Questions de preuve

La preuve du harcèlement sexuel est difficile à apporter, le harceleur s'y livrant généralement hors la vue de témoins. Paradoxalement, la preuve du harcèlement moral, qui exige des « agissements répétés », devrait poser moins de problèmes sur le terrain des faits : dans l'entreprise, nombreux sont ceux et celles qui ont constaté jour après jour les mutations, bouleversements des conditions d'emploi et autres tâches dévalorisantes imposés au harcelé.

Mais le nouvel article L. 122-52 a mélangé trop habilement un peu de directive européenne à un zest de jurisprudence de la chambre sociale… relatives à la discrimination : si le salarié présente (“établit', selon la directive de 1997) des éléments de fait laissant supposer (“caractérisant', dit la Cour de cassation) l'existence d'un harcèlement », il appartient au défendeur « de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ». On aboutirait en pratique à une inversion de la charge de la preuve, faisant du bon père de famille prudent et avisé un présumé fautif, voire délinquant, s'il ne peut démontrer, face à ces reproches sans véritable preuve… qu'il n'a rien fait de tel : la « preuve impossible » enseignée aux étudiants en droit de première année.

Le Conseil constitutionnel a, dans sa décision du 12 janvier 2002, courageusement adopté deux « strictes réserves d'interprétation », politiquement très incorrectes :

1. Sur le plan pénal, la réserve vaut annulation : « Ces règles ne sont pas applicables en droit pénal, et ne sauraient en conséquence avoir pour objet ou pour effet de porter atteinte au principe de présomption d'innocence. »

2. Sur le plan civil, « les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse ne sauraient dispenser celle-ci d'établir la matérialité des éléments de faits précis et concordants qu'elle présente au soutien de son allégation ».

Reste à savoir ce que feront les juges de ces réserves… ne figurant dans aucun Code.

FLASH
Feuilleton Basirico

« Tous les syndicats représentatifs qui ont un délégué syndical dans l'entreprise doivent être appelés à la négociation des conventions et accords d'entreprise, y compris lorsque la négociation porte sur des accords de révision. Toutefois, ces derniers ne peuvent être conclus qu'avec les organisations syndicales signataires de la convention initiale et, le cas échéant, avec les organisations syndicales non signataires sous condition qu'elles aient préalablement adhéré à ladite convention. » L'arrêt rendu par la chambre sociale le 26 mars 2002 veut résoudre une difficile question : avec qui signer un avenant de révision ? Un seul des signataires initiaux peut valablement revenir par avenant sur l'accord ancien. Mais fallait-il ne convoquer à cette négociation que les signataires d'hier, ou tous les syndicats présents aujourd'hui ?

La seconde solution est la bonne. Mais les syndicats non signataires (ou implantés depuis dans l'entreprise) ne doivent pas se faire trop d'illusions : leur seule signature ne permet pas de valider l'avenant… à moins qu'ils n'aient la bonne idée d'adhérer à ladite convention, afin de pouvoir la remettre en cause le lendemain.

La sanction est en tout cas drastique, sinon ingérable, comme nombre de nullités prétendant effacer le temps qui passe : « L'accord de révision conclu sans que les syndicats représentatifs aient été convoqués en vue de la négociation est nul. » De quoi inquiéter nombre d'entreprises ayant depuis dix ans révisé leur convention.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray