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Vie des entreprises

Ces entreprises qui préfèrent recruter de père en fils

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.05.2002 | Catherine Lévi

Les dynasties n'existent pas que chez les patrons. Victimes de pénurie de main-d'œuvre ou d'enclavement géographique, nombre d'employeurs locaux font jouer la préférence familiale. Bonne intégration, paix sociale… ils y trouvent leur compte. Mais l'élévation des qualifications requises à l'embauche tend à devenir un obstacle à ce reliquat de gestion paternaliste.

Marty est ce qu'on peut appeler une entreprise familiale. Chez le leader européen du parquet, niché à Cuzorn, un petit village du Lot-et-Garonne, tout le monde se connaît. Normal, la plupart des 530 salariés habitent à moins de 30 kilomètres à la ronde. Dans la vallée de la Lémance, on vient travailler à l'usine Marty de père en fils. Comme Sébastien Foulou, 28 ans, chef d'équipe sur les quais d'embarquement, qui a suivi les traces de son père, Claude, 55 ans, aujourd'hui responsable de l'atelier parquets. En 1971, ce dernier n'avait pas hésité à quitter son métier d'ouvrier soudeur pour entrer comme simple manutentionnaire chez Marty. « Le parcours de mon père est stimulant. Cela m'a donné envie de suivre son exemple », explique Sébastien. D'autant que chez le fabricant de parquets, on favorise les recrutements familiaux. Près d'un tiers des salariés ont un parent dans les lieux.

Beaucoup d'entreprises françaises sont restées des affaires de famille. Mais on trouve également de véritables dynasties au sein de leur personnel. Chez Spirel, une filiale savoyarde du fabricant de stores Somfy, une quarantaine de personnes, sur les 240 salariés, appartiennent à quatre ou cinq familles. Mieux, dans l'usine Bonduelle de Renescure, dans le Nord, 14 grandes familles sont représentées parmi les 650 employés. Certaines comptent jusqu'à 10 personnes dans l'entreprise, père, mère, enfants ou cousins. Pas très loin de là, dans la célèbre cristallerie d'Arques, un généalogiste trouverait son bonheur. C'est bien simple, sur les 11 700 salariés, la majorité comptent au moins un membre de leur famille dans cet empire industriel, véritable ville dans la ville. Conducteur polyvalent, Daniel Dicque travaille, comme ses trois frères, dans l'entreprise. Quant à Alain Veraheghe, conducteur en fabrication, il côtoie pendant ses heures de travail sa femme, son frère, son beau-frère, sa belle-sœur et son oncle. Sans oublier son beau-père, jeune préretraité, lui aussi ancien de la cristallerie.

Vive la préférence familiale !

Chez les gros employeurs régionaux, comme Yves Rocher, Brioche Pasquier, en Vendée, ou les Papeteries de Gascogne, en Aquitaine, on trouve souvent des liens de parenté entre les salariés. « Avec 7 000 personnes sur le bassin d'emploi de Grenoble, nous comptons obligatoirement des salariés appartenant à une même famille », explique Marc Bochirol, l'un des DRH de Schneider Electric. Dans les zones rurales, le recrutement prend souvent un caractère familial. « Nous avons sept sites industriels en triangle dans un tout petit périmètre. Avec un tel poids en milieu rural, il y a nécessairement beaucoup de personnes d'une même famille », indique Gérard Soulard, DRH du groupe de salaisons Fleury Michon qui emploie 3 300 salariés en Vendée.

Même cause, mêmes effets chez Spirel. Installée à Saint-Rémy-de-Maurienne, un village savoyard de 900 habitants, cette PMI est la troisième entreprise du bassin d'emploi. Ou encore chez Marty : « Il n'est pas facile d'embaucher des jeunes qui n'ont pas envie de faire des kilomètres pour venir travailler au fin fond d'une vallée lot-et-garonnaise », reconnaît le responsable des ressources humaines, Olivier Frémot. Seuls les cadres acceptent de faire un séjour dans le terroir parce qu'ils savent que c'est souvent le prix à payer pour voir leur carrière progresser.

Mais, dans beaucoup de ces entreprises, les embauches familiales ne sont pas seulement le fait d'une pénurie de main-d'œuvre ou d'un enclavement géographique. À compétences égales, les directions des ressources humaines font en effet jouer la préférence familiale, qui devient un élément clé de leur politique de recrutement. Quitte à tordre le coup au principe d'égalité. « À égalité de compétences, nous prenons des membres de la famille, car ils perçoivent mieux notre culture et nos enjeux, étant tombés dès leur tout jeune âge dans la marmite, appuie Jean-Luc Chevalier, directeur du personnel d'Arc International, nouvelle appellation de la cristallerie d'Arques. Si un parent est impliqué dans son travail, il en ira de même avec les enfants. »

C'est notamment pour cette raison que la conserverie Bonduelle a fait jouer la préférence familiale lors de la signature d'un accord de Robien en 1997, prévoyant l'embauche de 100 salariés : 20 à 30 % des nouvelles recrues faisaient partie de la grande famille Bonduelle. Mais, pour ne pas être taxée de partialité dans ses choix, l'entreprise nordiste avait confié son recrutement à l'Afpa et à l'ANPE.

Les entreprises trouvent largement leur compte dans ces recrutements familiaux. « L'intégration est facilitée et il existe un fort sentiment d'appartenance à une communauté. Les salariés se sentent Bonduelle, observe Bruno Hespel, le DRH du site de Renescure. D'après nos enquêtes internes, près de 90 % d'entre eux se disent fortement concernés par la réussite de l'entreprise. Je suis convaincu que la qualité des produits s'en ressent .» Outre la motivation, le fabricant de conserves dispose, à portée de main, grâce au réseau familial, d'un personnel toujours disponible. Un critère essentiel dans une activité très cyclique : 40 % des 600 saisonniers de Bonduelle, qui travaillent de juin à décembre, ont un parent dans l'usine, qu'il s'agisse d'enfants en quête d'un job d'été ou des conjoints.

Lorsqu'un proche travaille déjà dans l'entreprise, les salariés s'adaptent plus facilement à une organisation du travail contraignante. Le meilleur exemple reste celui des dockers, métier souvent exercé de père en fils (voir encadré, page suivante). À l'image de la famille Hautbois, où Tony, petits-fils, fils et neveu de docker, a rejoint les quais à sa majorité. « Quand on vient d'une famille de dockers, on accepte des rythmes de travail spécifiques et des conditions de travail parfois rudes », remarque Jacky Vernanchet, DRH des Terminaux de Normandie, même si l'existence de ces générations de dockers ne résulte pas toujours d'une politique volontariste des entreprises de manutention.

Autre atout non négligeable, le travail en famille est généralement un gage de paix sociale. Chez Arc International, par exemple, il n'y a pas eu le moindre mouvement de grève depuis soixante ans. Même si la direction a su nouer avec « ses » organisations syndicales des relations plus que cordiales, la présence d'un proche parent dans l'entreprise n'incite guère les nouvelles recrues à la contestation. La pression familiale peut s'avérer très convaincante pour dissuader un salarié de jouer les fortes têtes.

Il est vrai que les tenants du recrutement familial figurent plutôt dans la catégorie des entreprises où il fait bon vivre. Où la politique sociale est généreuse et la culture d'entreprise bon enfant, à des années-lumière du capitalisme anonyme à l'anglo-saxonne que connaissent bon nombre de salariés. « La famille est une valeur forte pour le groupe, qui est toujours dirigé par des actionnaires familiaux, explique Bruno Hespel, de Bonduelle. Nous sommes dans une tradition de progrès économique et social. » Pour des raisons identiques, Arc International bénéficie d'une cote d'amour auprès des familles du Pas-de-Calais. Au point, indique la direction des ressources humaines, que « certains préfèrent un CDD à la verrerie à un CDI ailleurs ». « On est bien dans cette entreprise. On peut progresser en salaire et en poste. Pourquoi voulez-vous qu'on aille voir ailleurs ? » affirme Daniel, l'un des trois frères Dicque qui travaillent à la cristallerie. Conséquence, la plupart de ces entreprises « familiales » affichent un turnover très bas.

Une consanguinité étouffante

S'il est plébiscité par le personnel, le recrutement familial n'est pas toujours facile à gérer pour l'entreprise. D'abord, parce qu'il devient vite un dû : « Récemment, nous n'avons pas pris une secrétaire qui ne parlait pas anglais, et la famille a râlé », témoigne Jean-Luc Chevalier, d'Arc International. Ensuite, parce que lorsqu'elle est trop marquée, la consanguinité peut devenir étouffante. Surtout lorsque des problèmes d'ordre personnel interfèrent avec les questions professionnelles. Dans une usine savoyarde, deux sœurs en sont venues aux mains. Dans une autre, c'est un frère qui n'a pas accepté l'autorité d'un aîné qui a pris du galon. « Pour que le système fonctionne, il faut que chaque salarié se démarque, qu'il existe vraiment. Il ne suffit pas d'être le cousin ou la belle-mère de… », estime Olivier Frémot, responsable RH du fabricant de parquets Marty. Par précaution, les spécialistes des ressources humaines évitent de faire travailler les salariés d'une même famille au sein de la même équipe.

L'autre risque inhérent à ce mode d'embauche, c'est la tournure que peuvent prendre d'éventuelles restructurations. Difficile de mettre sur le carreau des familles entières qui réagiront de façon forcément plus affective que des salariés lambda. Chez Arc International, de plus en plus exposé à la concurrence internationale, l'avertissement a été lancé : « Il est important que les familles aillent aussi voir ailleurs. Et nous les incitons à le faire », indique aujourd'hui Marie-Claudine Debuire, la directrice des ressources humaines. Sans grand succès jusqu'à présent.

La qualification d'abord

Autre inconvénient des recrutements familiaux : les salariés du cru n'ont pas toujours les qualifications requises. C'est l'une des raisons qui ont incité la société Fleury Michon à mettre un bémol à cette politique au début des années 90. Jusque-là, il n'était pas rare qu'un candidat rafle la mise en faisant valoir un lien de parenté avec un salarié de l'entreprise. « Notre premier critère, aujourd'hui, c'est la qualification », confirme Gérard Soulard, le DRH du groupe de salaisonnerie. Avec l'élévation des niveaux de compétences, la pratique de la préférence familiale tend à s'atténuer au fil des ans.

À l'instar de Fleury Michon, nombre d'entreprises pratiquent le recrutement familial par tradition ou nécessité, mais ne favorisent plus son développement. « Notre politique de recrutement ne valorise pas ce mode d'embauche », lâche Marc Bochirol, de Schneider Electric. Un cadre récemment embauché en témoigne: « J'étais attiré par cette entreprise où mon père travaillait, en raison de sa proximité géographique et de sa dimension internationale. Lors de mon entretien d'embauche, j'ai pourtant failli ne pas être engagé, parce qu'un responsable des ressources humaines était gêné par mon lien de parenté. Si mon père n'était pas parti à la retraite, je n'aurais pas eu le poste, car nous aurions travaillé dans des secteurs trop voisins. » Comme bien d'autres, Schneider Electric se contente aujourd'hui de réserver les jobs d'été de préférence aux enfants des salariés en poste. « C'est une sorte d'avantage social », concède Marc Bochirol. Mais rien de plus.

Dockers en famille

Syndicat, famille, même combat. La préférence familiale dans le recrutement des dockers est un usage qui trouve ses sources dans le corporatisme syndical. Pour tenir compte de l'irrégularité du travail portuaire, la loi de 1947 avait fait de l'emploi à la journée la règle en matière d'embauche. Les intermittents possédaient une carte d'immatriculation professionnelle, dite carte G, délivrée par les autorités du port, mais, dans les faits, gérée par les syndicats, qui la réservaient volontiers aux membres de leur famille : frères, fils, neveux. Les embauches échappaient ainsi aux entreprises de manutention, quasiment dans l'impossibilité de recruter hors des familles des dockers CGT et parfois condamnées à faire travailler des « bras cassés », alors même que l'évolution des techniques de manutention exigeait toujours plus de qualification.

Cette pratique a été remise en cause par la loi de 1992 instaurant des contrats de travail et la mensualisation au profit des détenteurs de cartes G. Le recrutement « chromosomique » court toujours, même si, petit à petit, les embauches se sont diversifiées. Ainsi, dans la plus grande légalité, un docker licencié titulaire d'une ancienne carte G revient au vieux système d'intermittent et doit être embauché en priorité. En outre, comme l'a pointé un rapport de la Cour des comptes en 1999, des discriminations à l'embauche demeurent. Les dockers CGT du Havre ont, par exemple, fait inscrire dans un accord passé en 1996 avec différentes entreprises de manutention un monopole d'embauche pour leurs enfants pour les emplois occasionnels. La clause a été retoquée par l'État. Mais les CDD d'usage dans les entreprises sont en réalité réservés aux membres des familles de dockers. Si les entreprises veulent leur liberté de manœuvre, elles ne rechignent cependant pas à recruter dans les cercles familiaux. « Sociologiquement, il serait difficile de ne pas faire travailler des gens du sérail », reconnaît Xavier Galbrun, délégué général de l'Union nationale des industries de la manutention dans les ports français.

Auteur

  • Catherine Lévi