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Politique sociale

Les cinq recettes du secteur public pour se moderniser sans heurt

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.05.2002 | Valérie Devillechabrolle

EDF, SNCF, La Poste… lentement mais sûrement, ces mastodontes publics entrouvrent leur monopole. Pour y parvenir sans braquer des troupes particulièrement rétives, ces entreprises utilisent diverses méthodes de contournement : filialisation des activités concurrentielles, rajeunissement du personnel, tractations en coulisse avec le syndicat majoritaire.

Postiers, cheminots, électriciens et gaziers, travaillez en paix ! À écouter les déclarations de leurs dirigeants, ces quelque 600 000 agents du service public n'ont rien à craindre de la libéralisation européenne de leurs marchés respectifs. Un discours tranquillisant relayé au plus haut niveau de l'État tant par Jacques Chirac que par Lionel Jospin, l'un et l'autre unanimes à défendre une « ouverture progressive et maîtrisée » des monopoles publics à la concurrence. Et les actes sont là pour prouver l'authenticité de cet engagement : des atermoiements politiques sur l'ouverture du capital des entreprises concernées… aux délais supplémentaires arrachés lors du dernier sommet de Barcelone, pour retarder la libéralisation du marché électrique des ménages ou du fret ferroviaire.

Cette prudence s'explique aisément. Car ces bastions syndicaux ont, par le passé, fait la preuve de leur capacité d'obstruction, par exemple en obligeant Alain Juppé à retirer son projet de réforme des régimes spéciaux de retraite en 1995, ou encore en obtenant en 2001 l'abandon de Cap Clients, le plan stratégique de la SNCF. Cependant, derrière ces propos volontairement apaisants, la modernisation économique et l'ouverture européenne de ces mastodontes publics sont en marche, lentement, certes, mais sûrement. En témoignent la politique d'expansion d'EDF en Europe, les rachats et alliances conclus par La Poste ou encore la « coopération » développée par la SNCF avec les autres grands réseaux ferroviaires. Autant d'avancées inconcevables il y a encore quelques années.

Pour progresser sans braquer leurs troupes, les directions concernées usent de divers stratagèmes, dont le dosage varie en fonction du poids de leur masse salariale, de leurs marges de manœuvre financières, du rapport de force syndical, voire de la personnalité de leur dirigeant. Inventaire de ces méthodes de contournement.

1 S'AFFRANCHIR EN DOUCEUR DU STATUT D'ORIGINE

L'une des premières tactiques utilisées consiste à contourner petit à petit le pesant statut du personnel de ces entreprises publiques. Pour faire face à la brutale transformation du marché des télécommunications, France Télécom n'a ainsi pas hésité à stopper dès 1997 l'embauche de fonctionnaires, alors que la loi de transformation en société anonyme lui imposait d'en recruter jusqu'en 2001. La Poste lui a emboîté le pas, non sans prendre des gants. Selon Michel Wiener, son directeur de l'information, l'établissement public « recrute encore un fonctionnaire pour cinq embauches », les quatre autres étant régis par la convention collective négociée en 1991. « Moyennant des garanties sociales nettement moins avantageuses, se désole Robert Gilles, de la Fédération CGT des PTT. Même si la coexistence des deux statuts reste difficile à gérer, de l'avis de Michel Wiener, l'embauche de contractuels constitue une arme imparable pour transformer l'emploi à La Poste : selon le bilan social 2000, le nombre de contractuels progresse chaque année de 3 500 équivalents temps plein, tandis que les postes de fonctionnaires diminuent de plus de 5 000. Un effet de substitution qui risque de s'accélérer considérablement avec le départ en retraite de plus de 90 000 fonctionnaires d'ici à 2012.

Sur les marchés les plus exposés à la concurrence, celui du transport de colis notamment, La Poste va encore plus loin en recourant massivement à la filialisation. Elle s'est entourée de plus de 200 filiales employant plus de 20 000 salariés, regroupées dans trois holdings correspondant à chacun de ses métiers (courrier, services financiers et colis). « Tandis que les fonctionnaires et les contractuels de La Poste qui travaillent dans ces filiales sont progressivement rapatriés dans la maison mère, les salariés qui y demeurent sont régis par la convention collective du secteur, forcément moins avantageuse », souligne Philippe Crottet, de SUD PTT.

Dernier exemple en date : Médiapost, la filiale spécialisée dans la distribution de publicité non adressée, qui vient de racheter Delta Diffusion au groupe Vivendi, va reclasser plusieurs milliers de postiers tout en usant de son influence au sein du syndicat patronal du secteur pour ouvrir la négociation sur une nouvelle convention collective, moins avantageuse que celle de La Poste. « Cela va surtout nous permettre d'améliorer des conditions de travail précaires dans un secteur qui jusque-là était dépourvu d'accord collectif », plaide Michel Wiener. La Poste n'est pas la seule entreprise publique à filialiser. La SNCF s'y est timidement essayée, notamment lorsqu'il a fallu liquider le Sernam, sa filiale de messagerie très déficitaire, pour l'intégrer à Geodis. Cette dernière société relevant de la convention collective de la route, 2 500 des 3 500 cheminots du Sernam ont tout de même eu la possibilité de réintégrer la SNCF.

2 FAIRE ENTRER DU SANG NEUF

La filialisation faisant figure d'épouvantail pour les cheminots, la SNCF, tout comme EDF d'ailleurs, use des préretraites et des embauches pour transformer la culture de l'entreprise sans toucher au fameux statut. « Au nom du mythe du sang neuf, les entreprises espèrent résoudre leurs problèmes non seulement en permettant au personnel que les nouvelles règles du jeu n'intéressent pas de partir en préretraite, mais aussi en embauchant massivement des jeunes, réputés plus ouverts à la concurrence. La réalité est un peu plus complexe, car c'est oublier qu'en l'absence de réforme managériale d'envergure les jeunes les plus impatients démissionnent tandis que les autres finissent par se fondre dans l'ancienne norme sociale », expliquait récemment Pierre-Éric Tixier, professeur à l'IEP de Paris, à l'occasion de la sortie de son ouvrage Du monopole au marché, les stratégies de modernisation des entreprises publiques (éditions La Découverte).

Trois entreprises publiques se sont pourtant engouffrées dans la brèche. À commencer par France Télécom, qui a déboursé plus de 5 milliards d'euros sur dix ans pour financer le départ en préretraite de quelque 51 000 fonctionnaires. Ou encore EDF-GDF, qui n'a pas hésité, selon Pascal Cottin, de la CGT, à « plomber sa masse salariale » pour anticiper le départ de 9 700 agents sur les trois dernières années. Parallèlement, la SNCF et EDF-GDF ont profité de la loi sur les 35 heures pour opérer un renouvellement sans précédent de leurs effectifs : de 20 % en trois ans à EDF ; « de pratiquement un quart en six ans », précise de son côté Pierre Izard, le directeur des ressources humaines de la SNCF.

Toutefois, cette stratégie coûteuse trouve ses limites. En particulier à la SNCF où, avec 160 000 journées de travail perdues pour cause de grève en 2001, soit le double du score enregistré en 2000, les cheminots ne semblent pas prêts à renoncer à une culture du rapport de force. Cet apport de sang neuf ne s'est pas non plus traduit par un quelconque recul des farouches adversaires de la libéralisation aux dernières élections professionnelles organisées en mars dernier. À la SNCF, et a fortiori à EDF, la CGT demeure un acteur incontournable…

3 PACTISER AVEC LE SYNDICAT MAJORITAIRE

Après avoir constaté l'impossibilité de transformer l'entreprise contre l'avis de la CGT, François Roussely, le P-DG d'EDF, a changé son fusil d'épaule en cherchant à conclure avec cette organisation majoritaire un pacte politique. Concrétisé lors de l'accord sur les 35 heures par la signature historique de la centrale ouvrière, ce nouvel état d'esprit s'est traduit par des petits gestes en faveur des militants cégétistes : remise à flot des finances, fort déficitaires, de la mutuelle interne gérée par la CGT ; attribution de moyens confortables de fonctionnement au nouveau comité de groupe européen ; financement de SOS Énergie, l'association de lobbying de la CGT… « La direction mise sur des intérêts convergents avec la CGT qui tendent à maintenir le système en place, tout en permettant à EDF de pénétrer de nouveaux marchés en Europe. Au risque de se retrouver ensuite au pied du mur d'évolutions brutales », observe Jacques Kheliff, le secrétaire général de la FCE CFDT.

Autre gage donné aux troupes de Denis Cohen, le secrétaire général de la Fédération CGT des mines et de l'énergie, la direction d'EDF a, avec la complicité du groupe communiste à l'Assemblée nationale, réussi le tour de force d'imposer son propre statut social à ses futurs concurrents européens, dans le cadre de la loi de transposition de la directive de libéralisation de février 2000. « Plaquer mécaniquement sur d'autres un cadre vieux de cinquante ans me paraît difficile », estime pourtant Jacques Kheliff. Parallèlement, EDF et Gaz de France ont phagocyté les deux nouvelles branches patronales des industries électriques et gazières. Yann Laroche, le directeur du personnel et des relations sociales d'EDF-GDF, admet volontiers s'y comporter en « opérateur dominant » tout en se défendant d'en avoir les « excès ».

Reste que si cette méthode a permis de garantir une certaine paix sociale en interne, elle n'a jusqu'à présent pas favorisé la construction de nouvelles règles du jeu social. Comme en témoigne le retard pris dans la négociation sur le nouveau système de rémunération de branche, sur lequel direction et CGT défendent deux logiques opposées. « Il nous faut prendre le temps de trouver des convergences », explique Yann Laroche, qui espère voir aboutir cette négociation au printemps 2003.

Mais c'est surtout à l'occasion des inévitables discussions autour de la consolidation financière du très coûteux régime des pensions des industries électriques et gazières (voir encadré ci-contre) que le pacte conclu entre la direction et la CGT risque d'être le plus malmené : pour provisionner les quelque 45 milliards d'euros nécessaires à l'équilibre du régime – un préambule indispensable à toute ouverture du capital –, les deux partenaires ne pourront pas, cette fois-ci, se contenter d'une « mesure cosmétique », selon l'expression de Jean-Yves Roure, responsable de la CFE CGC.

4 DÉSINSTITUTIONNALISER LE DIALOGUE SOCIAL

Alors que la SNCF avait elle aussi tendance à privilégier l'accord au sommet avec les organisations majoritaires, à l'occasion des 35 heures notamment, la libéralisation prochaine du fret ferroviaire l'a conduite à déplacer ce dialogue au niveau européen. Direction et syndicats ont, depuis quelques mois, entamé deux négociations à cet échelon. La première vise à lister, à travers une licence de conduite unique, les qualifications nécessaires aux conducteurs de train appelés à travailler hors des frontières, la seconde doit définir les conditions d'utilisation harmonisée des roulants (horaires, temps de repos…).

« Ces négociations nous ont permis d'aborder avec nos organisations syndicales des sujets que nous n'abordions jamais auparavant, en leur permettant de toucher du doigt la réalité sociale des autres réseaux », se félicite Pierre Izard, le DRH de la SNCF. Autre avantage non négligeable de ce dialogue supranational, selon Denis Andlauer, le patron des cheminots CFDT, « cela amène les syndicats français à faire preuve de davantage de maturité en les obligeant à parler d'une seule voix et à aborder les sujets au fond ».

À la différence de la SNCF, La Poste n'a pas attendu la libéralisation européenne pour délaisser ses instances paritaires traditionnelles, héritées de la fonction publique. « Nous ne pouvions pas discuter, par exemple, de l'avenir des services financiers ou de la refonte des compétences consécutives au basculement démographique dans le cadre de nos comités techniques paritaires [CTP] », explique Michel Wiener. Conséquence, pour débattre des réformes en cours avec les organisations syndicales, La Poste a institué des commissions d'échanges stratégiques et autres commissions de dialogue social qui, du coup, ont eu tendance à ravaler les CTP au rang de « chambres formelles d'enregistrement ». « Ces deux niveaux sont très complémentaires et fonctionnent très bien », se félicite Michel Wiener. Il est vrai qu'il y a une nuance de taille entre ces deux instances : alors que les CTP sont dominés par les syndicats majoritaires (CGT et SUD) hostiles à la réforme, chaque organisation siège à parité dans les commissions d'échanges, ce qui confère un avantage aux partisans de la réforme. Mais alors que la direction a ouvert en mars une grande concertation sur le renouvellement des compétences des postiers à l'aube du choc démographique, tous les syndicats entendent bien « discuter des vrais enjeux sociaux » de ce chantier, en matière d'emploi ou de transformation des métiers dans une logique strictement commerciale. « Nous n'accepterons pas l'idée d'une négociation alibi qui ne porterait que sur la solidité du vélo ou l'imperméabilité de la veste des facteurs ! » prévient Christine Escalier, de la CGT.

5 OFFRIR AU PERSONNEL DES COMPENSATIONS

À l'égard des salariés eux-mêmes, les trois entreprises ont cherché à faire accepter les réorganisations, en profitant des 35 heures pour leur proposer des formes d'organisation du temps compatibles avec leur vie familiale. Un donnant-donnant très apprécié par les trois quarts des postiers et des agents d'EDF-GDF, si l'on en croit les dernières enquêtes de satisfaction interne. « Ces négociations se sont traduites par 8 000 accords locaux. Elles nous ont permis de faire significativement progresser le dialogue social sur le plan local, ce qui explique certainement en partie que la conflictualité locale ait été divisée par 2,5 entre 2000 et 2001 », estime Michel Wiener. Non-réduction des heures supplémentaires et accélération des embauches à EDF-GDF, non-application des marges de flexibilité supplémentaires négociées à la SNCF, les entreprises publiques ont, semble-t-il, accepté de payer la paix sociale au prix fort, comme en témoigne, par exemple, la dégradation des comptes de La Poste en 2001. À l'avenir, les directions des trois entreprises publiques vont devoir imaginer d'autres facteurs d'adhésion à la réforme. « Les directions pourraient chercher à rendre la vie au travail de leurs salariés plus intéressante et plus rémunératrice », suggère le sociologue Pierre-Éric Tixier. Convaincre les intéressés qu'ils ont moins à perdre qu'à gagner avec l'ouverture de leur entreprise à la concurrence suppose que normalisation économique rime avec modernisation sociale.

L'État à la rescousse

Ouverture à la concurrence oblige, l'heure de vérité devrait bientôt sonner pour le financement du régime spécial de retraite dont bénéficient les postiers et les électriciens-gaziers. Pour les directions, cette question est en effet devenue « incontournable », « pour ne pas courir le risque d'obérer le développement futur de l'entreprise », précise Yann Laroche, le directeur du personnel et des relations sociales d'EDF. L'équation ne sera pas facile à résoudre. EDF et La Poste consacrent aujourd'hui respectivement 52 % et 42 % de leur masse salariale aux retraites. Mais le pire est à venir : dans l'hypothèse d'une ouverture de leur capital, EDF et Gaz de France ont ainsi calculé qu'il leur faudrait provisionner de l'ordre de 45 milliards d'euros pour financer la totalité de leurs charges à venir.

Afin de réduire la note sans prendre de front ses fonctionnaires, La Poste a d'ores et déjà prévu d'appeler l'État à la rescousse. « Le financement des retraites constituera l'un des gros dossiers de la négociation, au second semestre, de notre prochain contrat de plan 2003-2007 », confirme Michel Wiener, le directeur de l'information. Reste à savoir si l'État acceptera d'endosser la facture des retraites des postiers dans les mêmes conditions que celles des agents de France Télécom en 1997. Moyennant l'engagement de plus de 6 milliards d'euros, l'opérateur de télécommunications avait réussi le tour de force de payer ses cotisations retraite au taux du privé, tout en permettant à ses fonctionnaires de continuer à bénéficier du dispositif public de cessation d'activité.

EDF souhaite également que l'État endosse la part « résiduelle » des efforts que l'entreprise et ses salariés ne pourront pas raisonnablement supporter. Où placer le curseur ? Les pouvoirs publics n'étant pas, à la différence de La Poste ou de France Télécom, juridiquement tenus de payer, il appartiendra au prochain gouvernement d'évaluer politiquement le prix du maintien de la paix sociale à EDF.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle