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Vie des entreprises

De l'astreinte à la télédisponibilité

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.04.2002 | Jean-Emmanuel Ray

Ni du temps de travail ni tout à fait du temps de repos… Entre la très classique astreinte et la télédisponibilité généralisée qui se profile, pour l'encadrement en particulier, grâce à la conjugaison des téléphones mobiles et des ordinateurs portables, l'analogie est frappante. Sauf que l'une est juridiquement encadrée et l'autre pas… encore.

Si les bonnes vieilles astreintes ont aujourd'hui un régime juridique spécifique, téléphones mobiles et ordinateurs portables permettent de rendre nombre de cadres télédisponibles pour travailler n'importe où, n'importe quand. Mais si avec les NTIC tout est possible, tout n'est pas permis. « Les moyens modernes de communication mettent le salarié, où qu'il se trouve, dans une situation de dépendance à l'égard de son employeur » : l'arrêt EDF rendu par la cour d'appel de Paris le 3 novembre 2000 est sans doute plus réaliste que la définition déjà dépassée des astreintes retenue par la loi du 19 janvier 2000. Une astreinte que l'article L. 212-4 bis définit ainsi : « Période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, a l'obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d'être en mesure d'effectuer un travail au service de l'entreprise. »

« Sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur » ? L'étymologie (astringere : serrer ; au sens figuré : obliger) comme la réalité d'une « astreinte » n'est-elle pas justement de devoir intervenir immédiatement et à tout moment ? En cas d'appel, le salarié peut-il répondre qu'il est non joignable car en repos ? Ou qu'il veut terminer ses rosiers, et qu'on verra bien lundi matin si tout cela était vraiment si urgent ?

« Demeurer à son domicile ou à proximité » : si c'était le cas à l'époque du téléphone familial à fil, le moindre mobile peut aujourd'hui le suivre partout : même dans des lieux où le silence est encore d'or (cinéma, théâtre) grâce au vibreur. C'est souvent le plus simple, sinon l'unique moyen de joindre les commerciaux et autres salariés nomades.

Les NTIC permettant par ailleurs de limiter les déplacements (exemple : prise de commande à distance), l'astreinte est devenue beaucoup moins astreignante : la liberté de mouvement est à peu près totale… sous réserve de laisser branchée en permanence cette laisse électronique et de pouvoir intervenir dans les délais prévus.

Mais comme tout discours sur les NTIC, il ne faut cependant pas naïvement s'en tenir aux paroles verbales : prétendre sur un air las « devoir traiter plus de 130 courriels le lundi matin » montre une position considérable ; et le mobile multifonction démontre à l'environnement familial que son propriétaire est un rouage vital de l'entreprise. Bref, ces signes extérieurs de pouvoir restent souvent valorisants, a fortiori si l'astreinte est bien rémunérée.

Comme par ailleurs on imagine mal rester bloqué dans un ascenseur pendant une nuit ou se passer de tout chauffage collectif en attendant le lundi matin, les astreintes ne font pas l'objet d'une virulente contestation. Or, au pays des 35 heures, elles permettent parfois de contourner le noyau dur de l'ordre public de protection, c'est-à-dire les temps maximaux de travail comme les temps minimaux de repos, tout en ne paraissant pas toujours conformes à l'article L. 120-2.

Plus généralement se profile, pour l'encadrement en particulier, une télédisponibilité généralisée grâce à la conjugaison des téléphones mobiles et des ordinateurs portables, en attendant que, dans trois ans, les deux ne fassent plus qu'un. Ils permettent en effet de se connecter au serveur central en tout lieu et à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, ce mélange personnel-professionnel étant de plus en plus important en raison du brouillage créé par nombre d'entreprises. Si elles indiquent que l'utilisation du téléphone mobile ne donnera lieu à aucun contrôle, cette renonciation reste souvent synallagmatique ; le responsable hiérarchique ne risque plus de tomber sur un conjoint ronchon ou des enfants agressifs, et le salarié l'utilisant couramment pour sa vie personnelle ne peut pousser de hauts cris en cas d'appel professionnel sur le temps privé. Si l'on y ajoute les effets de l'amendement Messier, qui permet jusqu'en 2003 de fournir, en franchise d'impôts et de charges sociales, équipement informatique et abonnement à Internet pour le sanctuaire de la vie privée qu'est le domicile des collaborateurs (cf. Vivendi, Prisma, France Télécom, EDF…), on peut craindre une dilution totale de cette frontière, pourtant si nécessaire à l'équilibre personnel comme à la vie familiale et sociale.

Bien sûr, comme l'a affirmé volontairement haut et fort l'arrêt Abram/SA Zurich Assurances du 2 octobre 2001, « le salarié n'est ni tenu d'accepter de travailler à domicile ni d'y installer ses dossiers et ses instruments de travail ». Mais, dans un premier temps, ses proches sont ravis de pouvoir disposer gratuitement ou presque de ces NTIC si branchées et ludiques ; et il s'agit moins de la bonne vieille sub/ordination (« Tu me boucles le dossier Sassion pour lundi matin ») que des exigences subtilement intégrées d'une sub/organisation plus ou moins consentie (cf. le débat organisé sur ce thème par le Forum des droits sur l'Internet, forum internet.org).

Bref, rien n'est simple… y compris le régime juridique de ce temps du troisième type.

1° Source des astreintes

La loi du 19 janvier 2000 est ici d'une largeur panoramique : elles peuvent être mises en place par des accords de branche, d'entreprise ou d'établissement, ou, à défaut, unilatéralement par l'employeur, après information à l'Inspection du travail.

Mais peut-on imposer des astreintes à un collaborateur ? Cela pose un double problème.

A priori, il s'agit évidemment d'une modification du contrat, que le salarié peut donc refuser. Et si l'employeur veut lui imposer cette nouvelle et importante sujétion, il peut prendre acte de la rupture qui sera requalifiée en licenciement (Cass. soc., 31 mai 2000). La Cour de cassation fait en ce domaine preuve d'un solide réalisme : ainsi, le 2 février 2000, avait-elle absous un ambulancier à qui son entreprise voulait désormais confier un téléphone portable le rendant partout télédisponible.

Mais attention à ne pas aller trop vite, comme le rappelle l'arrêt du 13 février 2002 : « Le contrat de travail, qui ne comportait aucune clause relative aux astreintes, n'a pas été modifié par la mise en œuvre d'astreintes, dès lors que la convention collective applicable au contrat en prévoyait la possibilité. » Si cette solution n'est pas nouvelle (cf. Cass. soc., 16 décembre 1998), il faut cependant rappeler que :

a) Pour être ultérieurement opposable au salarié, la convention collective doit dès l'embauche avoir été communiquée au salarié, l'employeur ne pouvant s'en prévaloir « que si le salarié a été informé de son existence au moment de son engagement, et mis en mesure d'en prendre connaissance » (Cass. soc., 6 novembre 2001).

b) « Dépourvu de clause de non-concurrence, le contrat de travail de M. X. ne pouvait être modifié par un accord collectif instituant une interdiction de concurrence. » L'explosif arrêt du 17 octobre 2000 est transposable aux astreintes, ces nouveaux accords collectifs étant dans les deux cas créateurs de sujétions pour les salariés. S'il est légitime que la Cour de cassation veuille protéger le collaborateur qui, lors de l'embauche, aurait peut être refusé une telle contrainte, il résulte néanmoins de cet arrêt que la convention dite « collective » ne l'est plus vraiment ; si les salariés embauchés après sa signature resteront soumis à son caractère impératif et automatique, les anciens pourront librement accepter (avenant obligatoire), ou non, de s'y plier. Et si l'employeur voulait faire plier à la volonté collective leur volonté individuelle, ce conflit d'impérativités se terminerait par la victoire totale du contrat, le collaborateur pouvant alors prendre acte de la rupture, qui ne pourrait être légitimée par la seule existence d'un avenant conventionnel.

Conséquence pratique : dans une même population, certains salariés peuvent être tenus à des astreintes sous peine de sanctions disciplinaires, mais d'autres peuvent décider de s'y soustraire sans commettre la moindre faute.

D'où l'importance de la contrepartie pécuniaire, qui aplanit comme d'habitude nombre de difficultés et ouvre la porte au volontariat.

2° La nécessaire rémunération de l'astreinte

« Attendu que tout salarié remplissant une astreinte doit recevoir en contrepartie une rémunération » : l'arrêt du 12 février 2002 sanctionne une société ayant prétendu que le forfait de rémunération visait globalement le travail et les astreintes. « Le forfait ne faisant pas apparaître la rémunération particulière de l'astreinte », condamnation à un rappel de salaire. Triple remarque.

a) Ne s'agissant pas d'un temps de travail, c'est comme l'indique la loi la « compensation financière » d'une sujétion particulière : aveu implicite qu'il ne s'agit pas non plus, en droit, d'un temps de repos effectif.

b) Mais la même loi emblématique de janvier 2000, visant « la réduction négociée du temps de travail », permet également aux partenaires sociaux ou à l'employeur de prévoir cette compensation « sous forme de repos », forme inédite de repos quasi compensateur d'un presque non-travail.

c) Il semble aller de soi que « la durée de l'intervention est considérée comme un temps de travail effectif » (C. trav., art. L. 212-4 bis). Mais quand commence et se termine exactement cette « intervention » ? Au moment de la réception de l'appel, le salarié ne pouvant plus « vaquer librement à des occupations personnelles » ? Ou au contraire quand il est arrivé sur place et qu'il travaille effectivement ? Et le nécessaire temps de trajet aller et retour ? Si la loi reste muette à ce sujet, de nombreuses conventions collectives prévoient légitimement que les trajets étant directement liés au travail demandé pendant une période a priori considérée comme de repos, ces temps contraints sont (donc exceptionnellement) considérés comme du temps de travail effectif : « La durée de l'intervention, temps de trajet inclus, est considérée comme temps de travail effectif. » (Protocole visant la fonction publique hospitalière, 27 septembre 2001, article 9.)

3° L'astreinte entre travail effectif et télédisponibilité

Qu'il s'agisse de droit communautaire ou du droit français, les astreintes relèvent du domaine d'ordre public qu'est la santé et la sécurité : les juges ont donc un pouvoir de requalification total. Pour la Cour de justice des Communautés européennes (Simap, 3 octobre 2000) et la Cour de cassation, une astreinte sur le lieu même du travail constitue par exemple un temps de travail effectif : « La salariée devait être présente sur le lieu de son travail et disponible pour intervenir à tout moment sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles : il en résultait qu'elle effectuait pendant ses heures de veille nocturne un travail effectif et non une simple astreinte. » (Cass. soc., 18 décembre 2001.) Et la chambre sociale ne se laisse pas attendrir par les éventuels « coups de main, au cas où », que devrait donner un salarié devant « rester disponible en dehors de l'horaire normal de travail, samedi, dimanche et jours fériés », en dehors de toute astreinte officielle, bien sûr : même si effectivement il n'y avait eu en l'espèce aucun appel et aucun travail effectif, il appartenait au juge de rechercher la nature exacte de cette disponibilité sur temps de repos (Cass. soc., 12 février 2002).

Une entreprise « socialement responsable » doit donc respecter ce droit à la déconnexion technique, indispensable à une déconnexion intellectuelle, beaucoup plus difficile à obtenir, surtout quand une idée nous… travaille.

FLASH
Un salarié à l'écoute de ses supérieurs

« L'installation par M. B. d'un dispositif d'écoute destiné à enregistrer les conversations de ses supérieurs hiérarchiques sur le lieu de travail constitue un manquement à l'honneur exclu du champ d'application de la loi d'amnistie. » (Cass. soc., 26 février 2002.) Si, avec les NTIC, l'essentiel de la surveillance patronale est invisible pour les yeux, les grandes oreilles installées par les salariés eux-mêmes pour intercepter courriels de collègues ou conversations de supérieurs constituent non seulement une faute grave, mais parfois des délits pénaux.

Cependant, comme l'a précisé l'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 17 décembre 2001 confirmant qu'un courriel est une correspondance privée, le responsable informatique « devant assurer le fonctionnement normal et la sécurité des réseaux, cela entraîne qu'il ait accès aux messageries et à leur contenu, ne serait-ce que pour les débloquer ou éviter des démarches hostiles […]. Il peut prendre les mesures que la sécurité impose, de la même façon que La Poste doit réagir à un colis ou à une lettre suspecte ; par contre la divulgation du contenu des messages ne relève pas de ces objectifs ».

Cet arrêt équilibré apporte, sur le plan pénal, un net bémol à l'arrêt Nikon du 2 octobre 2001. Mais, à juste titre, les DSI exigent désormais un avenant à leur contrat de travail précisant leurs droits et leurs devoirs exacts afin de ne pas servir de lampistes en termes de responsabilités civile et pénale.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray