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Politique sociale

Comment le lobbying patronal tisse sa toile

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.04.2002 | Marc Landré

Fini le lobbying à la papa bâti sur les seules relations personnelles. Pour faire efficacement pression sur les pouvoirs publics français et européens, le Medef et l'Afep se sont dotés de juristes et d'experts, capables de contrer, propositions en main, les projets contraires aux intérêts patronaux.

L'affaire semblait entendue ! En une nuit, les députés communistes et le gouvernement étaient convenus en catimini de durcir le dispositif antilicenciement prévu par la loi de modernisation sociale. Mais c'était sans compter sur le patronat, très remonté contre ce volet du texte et prêt à tout pour le faire abroger. Deux mois durant, les juristes du Medef, alliés à ceux de l'Association française des entreprises privées (Afep), vont alors décortiquer les dispositions du projet de loi et faire appel à deux professeurs de droit pour identifier ce qui est, du point de vue de la liberté d'entreprendre, constitutionnellement contestable. Résultat, lorsque le texte est définitivement adopté le 18 décembre, le Medef dispose d'un « recours clefs en main », prêt à être déposé devant le Conseil constitutionnel. En trois jours, l'organisation patronale convaincra 120 parlementaires de l'opposition de porter l'affaire devant les Sages de la Rue de Montpensier qui censureront, le 12 janvier, la nouvelle définition du licenciement économique au nom… de la liberté d'entreprendre.

Une pression très en amont

Il est rare que les milieux patronaux en viennent à user de l'arme absolue du recours constitutionnel pour défendre leurs intérêts. Leur pression sur les décideurs politiques se pratique généralement plus en amont. À côté des petits réseaux d'influence que sont le Cercle de l'industrie, Ethic ou Croissance Plus, le Medef et l'Afep ont mis en place de véritables « machines ». L'influence, c'est d'ailleurs la vocation première de l'Afep, association regroupant les patrons des quatre-vingt-une plus grandes entreprises françaises, créée en 1982 par Ambroise Roux et aujourd'hui présidée par Bertrand Collomb, le P-DG du groupe Lafarge. « Nous sommes une instance de représentation des entreprises, précise Patrick Rochet, son discret mais très influent directeur général, un juriste de 57 ans qui, après un passage à la Datar et dans la banque, a rejoint Ambroise Roux dès la création de l'association. Nous faisons en sorte que la législation applicable aux entreprises ne crée pas de contraintes qui entravent inutilement leur compétitivité. »

Une trentaine de personnes – des juristes hautement qualifiés – réparties par secteurs (fiscal, droit du travail ou des sociétés, concurrence…) analysent quotidiennement, sur trois colonnes, les textes en préparation par le gouvernement. Dans la première est retranscrit le projet étudié ; dans la deuxième, la position de l'association ; dans la troisième, les changements à y apporter. Mais c'est en réalité un nombre plus important de personnes qui sont mises à contribution sur chaque dossier grâce à la collaboration des meilleurs juristes des entreprises adhérentes. « Les propositions préparées par l'Afep sont la résultante d'une concertation permanente entre les membres de l'association », explique Patrick Rochet. Tout comme les autres organisations patronales, l'Afep se met également parfois en action à la demande de l'administration ou parce qu'elle décide de monter un projet de loi sur un point non couvert par la législation. Comme avec son projet d'introduction dans le droit français de la notion de « trust », entérinée au début des années 90 en Conseil des ministres… mais jamais présentée aux députés.

Au Medef, on ne se cache pas non plus de faire du lobbying auprès de la Commission européenne, des cabinets ministériels, des grandes directions de l'administration et des parlementaires. Il existe même une direction spéciale dédiée aux relations avec les députés et les sénateurs. La « Direction générale des études législatives » qui existait du temps du vieux CNPF a été transformée, avec l'avènement du Medef, en « Direction des relations avec les pouvoirs publics », plus transparente et plus professionnelle. « Avant 1997, on faisait du lobbying à l'ancienne, se souvient Jacques Creyssel, le directeur délégué. On privilégiait les rapports personnels et les contacts avec les décideurs publics. »

La raison de cette mutation ? L'échec de la méthode sur le dossier des 35 heures. Jean Gandois, alors patron du CNPF, était persuadé que ses bonnes relations avec Martine Aubry – qui fut sa directrice générale adjointe à Pechiney entre 1989 et 1991 – suffiraient à faire plier le gouvernement. Cette erreur stratégique finira de convaincre son successeur, le « killer » Ernest-Antoine Seillière, de changer de technique. Et d'équipe. Fin 1998, Jacques Creyssel recrute Jean-Pierre Philibert, alias « JPP », un proche d'Alain Madelin, député UDF puis DL pendant neuf ans et ancien secrétaire de la Commission des lois de l'Assemblée, pour encadrer la nouvelle direction. « Son passé représente un atout, reconnaît un cadre de l'organisation. Il reste, aux yeux des députés et des sénateurs, un parlementaire à vie, il parle leur langage et est crédible quand il essaie de les faire changer d'avis ou de leur vendre un amendement. » Réponse de cet avocat en droit des sociétés de 54 ans, ancien associé du cabinet Fidal : « Je connais bien ce milieu et j'y ai gardé de solides amitiés, à droite comme à gauche. Mon rôle est de rencontrer tout le monde et de faire que ceux qui ne se voient plus se revoient. »

Sitôt en fonction, JPP renouvelle l'équipe « Parlement français ». Il recrute une constitutionnaliste comme adjointe et deux chargés de mission, dont une attachée parlementaire, très au fait des pratiques et des règles législatives. « On ne s'improvise pas lobbyiste, explique un membre de l'équipe. Il faut connaître les dossiers, les institutions, les techniques de rédaction d'un texte, avoir une très bonne culture politique et savoir quelles sont les spécialités et compétences de chaque parlementaire. » Cette équipe de fins juristes est à majorité féminine. Mais rien à voir avec le fait que le Parlement est… à 90 % masculin. « Les femmes ont une rigueur et un professionnalisme inégalables, une qualité et une capacité de travail étonnantes, vante leur directeur. Et quand elles sont sur un dossier, elles ne le lâchent pas. Le lobbying actuel est fondé sur la compétence. Et non sur la séduction. »

Un travail de titan

La technique du Medef ne diffère pas de celle de l'Afep. « On essaie d'être le plus prospectif possible, même si le Parlement légifère souvent dans l'urgence », souligne Jean-Pierre Philibert. Dès qu'un membre de l'organisation patronale a vent d'un projet qui est en préparation dans les services ou cabinets ministériels – soit parce que le Medef est informé en sa qualité de partenaire social, soit grâce à l'indiscrétion d'un parlementaire ou d'un contact au sein de l'administration –, la Direction des relations avec les pouvoirs publics ouvre un dossier. Elle récolte toutes les notes, publiques ou non, qu'elle peut se procurer puis se lance dans un minutieux travail d'analyse. Elle consulte les spécialistes des administrations (DRT, DGEFP…), des entreprises et des autres organisations patronales. Les petites mains du Medef réalisent ensuite un tableau « trois colonnes » pour arrêter leur argumentation.

Ce « travail de titan » peut durer plusieurs semaines et les synthèses sont systématiquement envoyées à tous les parlementaires. C'est seulement à ce stade que commence la phase proprement dite de lobbying. « Nous intervenons auprès de tous ceux qui peuvent infléchir certains points du texte », reconnaît un membre de l'équipe. Tout le monde au Medef est alors mis à contribution. Les Seillière, Kessler, Gautier-Sauvagnac et consorts se chargent d'essayer de convaincre, arguments et chiffres à l'appui, les ministres et leur directeur de cabinet. Généralement à l'occasion de rencontres très privées, comme d'ailleurs à l'Afep, qui organise toutes les six semaines des dîners réunissant décideurs politiques et patrons de l'association.

Parallèlement à ces rencontres, les lobbyistes interviennent auprès des membres de cabinets, rédacteurs des projets, responsables de l'administration, politiques… Lorsque le texte entre dans l'agenda législatif, une note finale est distribuée à tous les parlementaires et des contacts plus poussés sont noués avec quelques autres, en raison de leur poids politique ou de leur connaissance des dossiers. « À ce stade, nous discutons technique, précise un lobbyiste. Nous les mettons en garde sur certains points juridiques et il arrive que nous obtenions gain de cause. » Les présidents de groupe (en particulier le socialiste Jean-Marc Ayrault et le centriste Philippe Douste-Blazy à l'Assemblée) et les rapporteurs de texte sont systématiquement approchés. Le député PS Gaëtan Gorce et le sénateur RPR Alain Gournac, rapporteurs respectivement des lois sur les 35 heures et de modernisation sociale, ont ainsi fait l'objet de toutes les sollicitations. Tout comme les présidents de commission, à l'instar de celui des Affaires sociales du Palais-Bourbon, Jean Le Garrec, reconnu pour « sa faculté à faire entendre raison à ses collègues ».

Nocturnes au Palais-Bourbon

Mais sur les textes emblématiques, toute discussion est vaine. L'une des missions des vigies patronales est alors de « prévenir les amendements dangereux », voire d'en rédiger d'autres pour contrecarrer une disposition votée à la va-vite. D'où, parfois, une présence 24 heures sur 24 sur les bancs du Parlement. « Il est clair que nous dépassons de loin les 35 heures », ironise un « faiseur d'influence », familier des nocturnes au Palais-Bourbon. Et des nuits à courir après les parlementaires, les lobbyistes patronaux en ont connu plus d'une au cours des dernières années. « Il existe un tel fossé entre les pouvoirs publics et les entreprises qu'on est devenu très défensif, regrette-t-on à l'Afep. Plus le gouvernement réglemente l'entreprise, plus il considère que c'est politiquement payant pour lui. » Aussi l'Afep a-t-elle changé son fusil d'épaule en publiant en octobre dernier un appel signé par 56 patrons, dont un certain nombre catalogués à gauche, contre le volet antilicenciement de la loi de modernisation sociale. Une grande première pour cette association d'habitude si discrète, visant, de l'aveu même de son DG, à sensibiliser l'opinion publique plus qu'à faire reculer le gouvernement. « Quand les règles du jeu ne fonctionnent plus, nous en prenons d'autres, avance un adhérent de l'Afep. Lionel Jospin ne peut aujourd'hui plus se targuer de n'avoir contre lui qu'une partie du patronat. »

Les dérapages sont fréquents

La France n'est pas le seul terrain de jeu des lobbyistes patronaux, présents à Bruxelles pour influer sur les travaux de la Commission européenne qui, via ses directives, produit deux tiers des lois nationales. L'Afep s'appuie pour cela sur les acquis de l'Association des grandes entreprises françaises, avec laquelle elle a d'ailleurs fusionné en 2000. « Notre façon de travailler, précise, technique et discrète, intéresse aussi les milieux bruxellois », précise Patrick Rochet. Le lobbying est une pratique courante à Bruxelles, où elle est reconnue, comme dans le monde anglo-saxon, d'utilité publique. Il est ainsi très facile d'obtenir en quarante-huit heures un rendez-vous avec le directeur d'un service de la Commission. Pour sa part, le Medef dispose d'un bureau de quatre permanents au cœur de la capitale de l'Europe afin d'exercer une fonction de veille et de remontée d'informations. Le travail traditionnel de lobbying demeure l'apanage des directions parisiennes, l'équipe bruxelloise servant de relais. « Nous indiquons à Paris, grâce à notre connaissance des rouages et à notre introduction auprès de la Commission, la marche à suivre, les délais à respecter, les urgences à traiter, les points sur lesquels insister, puis nous transmettons les informations », confirme Marie-Christine Vaccarezza, chef de service du Medef en Belgique.

Même si l'avenir se situe, de l'avis de tous, à Bruxelles, le patronat tient à maintenir une attention particulière sur la France. « Lors des transpositions des directives, notamment en matière sociale, les dérapages sont fréquents et peuvent aboutir à des lois d'un autre âge, type loi dite de modernisation sociale », remarque Jacques Creyssel. Pas question, donc, pour le Medef et l'Afep de relâcher leur pression sur les pouvoirs publics hexagonaux…

Le lobbying « institutionnel » des syndicats

Les organisations syndicales ont elles aussi leur place dans le cercle très fermé des lobbyistes et emploient des techniques qui, peu ou prou, ressemblent à celles du Medef. La plupart du temps, cette tâche incombe aux secrétaires nationaux, intervenant sur les sujets dont ils ont la charge auprès des ministères compétents. À la CFDT, on a toutefois ajouté une pièce à l'édifice. Jean-Marie Toulisse, responsable des relations extérieures, suit les partis politiques. « Mon rôle n'est pas tant d'expliquer à mes interlocuteurs quelles sont nos positions que de connaître les dossiers sur lesquels ils travaillent afin de mieux pouvoir y entrer », précise-t-il. Avec « une certaine influence vu notre apport dans des sujets comme le Pare ou la prime pour l'emploi ».

Pour les questions européennes, c'est Jean-François Trogrlic qui représente l'organisation cédétiste auprès de la Commission, au CES et dans les instances paritaires communautaires. Il y côtoie ses homologues français, dont Anne Lenouille, de la CGT, ou Claude Cambus, de la CFE-CGC. Le vice-président délégué de la centrale des cadres rencontre régulièrement « en tête à tête des responsables de la Commission », mais la majeure partie de son action se déroule, selon lui, dans les espaces officiels de négociation. « Nous jouons avant tout la carte de la concertation sociale, abonde Anne Lenouille. Mais si le lobbying consiste à influencer les politiques en faisant défiler 50 000 salariés dans la rue, alors oui, nous en faisons. » Et si sa centrale livre parfois des amendements clefs en main à des députés ou exerce une influence sur les cabinets ministériels, « cela ne fait pas de la CGT un groupe de pression qui, comme le Medef, agit pour amoindrir la portée du dialogue social institutionnel ». Nuance…

Auteur

  • Marc Landré