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Statut doré au Louvre, main-d'œuvre flexible au British Museum

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.03.2002 | Valérie Devillechabrolle

Bienheureux gardiens du Louvre qui travaillent cinquante jours de moins par an que leurs collègues du British Museum ! Alors que le musée londonien peut librement embaucher, rémunérer et licencier, son homologue parisien est coincé par la pesante tutelle du ministère de la Culture, prompt à lâcher du lest en cas de grève.

En dépit de quarante jours de grève et de quelque 430 000 visiteurs perdus, le Louvre a damé le pion, l'an dernier, au British Museum, son concurrent depuis plus de deux cents ans : la Joconde a attiré 5,5 millions de touristes l'an dernier, contre moins de 5 millions pour la pierre de Rosette, chère à Champollion, de son homologue britannique. Pour veiller sur ces trésors, les deux établissements font appel à une main-d'œuvre importante, où les personnels d'accueil et de surveillance, en tenue gris foncé à Paris, bleu marine à Londres, constituent les plus gros bataillons. Si l'on y ajoute les conservateurs, les employés de la restauration et autres personnels techniques et administratifs, près de 1 000 personnes travaillent au British Museum contre près de 1 800 au Louvre. Chiffre éloquent, les 300 gardiens du British Museum se partagent la surveillance de près de 33 000 mètres carrés, alors que pour assurer l'accueil et la sécurité de 60 000 mètres carrés d'exposition permanente, soit à peine le double de surface, le Louvre emploie plus d'un millier d'agents, soit trois fois plus de personnel.

Dans la gestion des ressources humaines, le British Museum bat le Louvre à plates coutures. Le dernier rapport de la Cour des comptes rendu public fin janvier n'est pas tendre avec le musée parisien. Pauses à rallonge, fermetures intempestives des salles ou des vestiaires en raison d'un manque de personnel, gestion anarchique des plannings, absences injustifiées, horaires hyperréduits, les Sages de la Rue Cambon envoient une sacrée volée de bois vert aux gestionnaires du Louvre. Le musée britannique possède, il est vrai, un gros avantage par rapport à son homologue français. À l'instar de tous les musées nationaux britanniques, cette public agency bénéficie depuis 1996 d'une totale autonomie de gestion de ses personnels au point que ces derniers sont régis par l'Employment Law, le Code du travail britannique. Exemple concret : le musée londonien peut recruter son personnel, par petites annonces et après des entretiens et tests d'aptitude, comme n'importe quelle entreprise privée. Une règle qui vaut pour tout le monde, de l'employée de vestiaire au directeur général.

Le recrutement de ce dernier, à l'automne 2001, a d'ailleurs donné lieu à « une compétition très ouverte », selon Ian Black, le directeur des ressources humaines du British Museum. À partir d'une short list d'une vingtaine de personnes transmise par un cabinet de recrutement, le conseil d'administration du musée a conduit une série d'entretiens pour présenter à Tony Blair, qui l'a acceptée, la candidature de Neil Mac Gregor, ancien directeur général de la National Gallery. Rien de tel au Louvre, dirigé depuis mars 2001 par Henri Loyrette, où la nomination du président-directeur relève du pouvoir discrétionnaire du ministre de la Culture. Et la fonction échoit obligatoirement à un conservateur des musées.

Comme l'a pointé la Cour des comptes, l'autonomie dont est censé bénéficier le Louvre depuis 1993 n'est que pure façade. La direction du plus grand musée français n'a aucun pouvoir sur les 1 096 fonctionnaires d'État qu'il emploie et qui représentent pourtant près de 60 % de son personnel. Que ce soit en matière de rémunération, de promotion ou de sanction, le président du Louvre ne dispose d'aucune marge de manœuvre. Même les fiches de paie des employés du musée étaient, jusqu'en février, éditées par le Trésor public. « La récupération de cette fonction administrative va enfin nous permettre d'avoir les mêmes données individuelles que le ministère », commente Henri Poinsignon, le nouvel administrateur général adjoint chargé des ressources humaines, issu de l'Inspection du travail. Mais pour le reste « le Louvre est contraint de faire le grand écart permanent entre ses besoins opérationnels d'accueil du public et les lourdeurs administratives imposées par l'État », commente Frédéric Périn, son prédécesseur.

Une armada de vacataires

Pour recruter, le musée dépend en effet des concours organisés par le ministère de la Culture. Un véritable marathon. « Pour respecter le principe constitutionnel d'égal accès des citoyens aux emplois publics, nous sommes obligés d'attendre que le ministère publie la liste de tous les postes vacants. Puis qu'il émette un avis de concours, qui est organisé dans des délais pas nécessairement compatibles avec nos besoins », confirme Henri Poinsignon. Résultat, pour assurer la surveillance d'une surface d'exposition qui a doublé en dix ans avec l'ouverture de l'aile Richelieu et du département des antiquités égyptiennes, le Louvre a été contraint de recourir à une armada de vacataires, recrutés à temps partiel. « On en a compté jusqu'à 700 au milieu des années 90, avant de revenir autour de 400, à la suite de la vague de titularisations lancée après un important conflit sur la précarité en 1999 », précise Guilherme Ferrera, responsable CGT, l'organisation majoritaire au Louvre. Toutefois, d'après les calculs de Didier Selles, l'autre administrateur général adjoint, chargé des finances, le compte n'y est pas : « Il nous manque toujours 276 emplois dont 178 d'agents de surveillance en équivalent temps plein par rapport à notre charte d'objectifs, ce qui nous a encore contraints à augmenter le volume de salles fermées au public, passé de 22 à 26 %. » Un chiffre qu'il espère toutefois réduire de moitié d'ici à trois ans grâce au futur contrat pluri-annuel d'objectifs.

Au British Museum non plus les effectifs ne collent pas aux besoins, mais pour d'autres raisons. Confronté à de très sérieuses difficultés financières depuis plusieurs années, le musée a dû adopter, à l'automne 2001, un plan d'économies de 3 millions de livres (4,85 millions d'euros) pour combler un déficit lié essentiellement, selon Chris Jones, le directeur des opérations, à une dotation gouvernementale insuffisante. « Non seulement celle-ci n'a pas été réévaluée depuis l'ouverture de la Grande Cour, mais elle a subi une érosion de 30 % sur les dix dernières années du fait de l'inflation. » Conséquence, pour préserver à tout prix la gratuité de l'entrée, le British Museum n'a pas hésité à supprimer 90 postes en 2000, des administratifs pour la plupart, donnant la priorité aux 150 personnels d'accueil nécessaires à l'ouverture, quatre-vingt-quatre heures par semaine, de la Grande Cour intérieure, surplombée d'une nouvelle verrière, point d'orgue de travaux de modernisation destinés à saluer le 250e anniversaire de l'édifice. Le plan d'économies prévoit également un gel des embauches.

Des licenciements trop coûteux

À la différence du Louvre, le British Museum pourrait envisager des départs volontaires ou des licenciements, mais la direction évite d'y recourir compte tenu de leur coût. « Comme nos employés bénéficient encore d'éléments de statut de la fonction publique, ces départs sont soumis au versement d'indemnités quatre fois supérieures à celles en vigueur dans le privé », explique Ian Black. Soit l'équivalent de vingt-quatre mois de salaire pour un agent ayant trente ans d'ancienneté ! De toute manière, dans un bassin d'emploi où le taux de chômage est largement inférieur à 5 %, les effectifs se réduisent naturellement, à raison d'environ quatre démissions par semaine.

Hormis son bataillon de vacataires, le Louvre ne peut guère compter que sur la flexibilité interne pour améliorer l'organisation du travail. Profitant du vol d'un Corot en 1998, la direction a totalement revu, il y a dix-huit mois, la répartition des personnels de surveillance. Les gardiens travaillent désormais en quatre équipes. Trois sont affectées à chacune des ailes du musée (Richelieu, Denon et Sully), tandis qu'une quatrième, polyvalente, est chargée de boucher les trous. « Cette nouvelle organisation a permis aussi de développer de nouvelles façons de travailler, comme la surveillance mobile ou en binôme. Rien à voir avec le fonctionnement à l'ancienne, où le surveillant est rivé à sa chaise, prêt à “acquitter son alarme” à la moindre alerte », souligne Céline Alcazar, une jeune gardienne affectée à l'aile Richelieu, titularisée après six ans de vacation. Patron de la surveillance depuis 1998, Serge Leduc se félicite surtout de l'arrivée d'Osyris, un nouvel outil informatique de gestion de plannings : « Grâce à lui, nous avons considérablement raccourci les délais d'organisation de l'affectation quotidienne des agents (d'une demi-journée à vingt-cinq minutes environ) tout en utilisant au mieux leur temps de travail effectif, par la mutualisation des jours de congé et de repos des gardiens. »

Et, au Louvre, ce n'est pas un luxe ! Car depuis l'entrée en vigueur des 35 heures, le 1er février dernier, les gardiens travaillent… l'équivalent de cinquante jours de moins dans l'année (quatre cents heures) que leurs collègues londoniens. Alors que Richard Desmond, un ancien docker reconverti en gardien de musée dans les années 90, est sur le pont 41 heures par semaine, repas compris, avec cinq week-ends et cinq nocturnes jusqu'à 20h30 par cycles de sept semaines, Céline et ses autres collègues en horaires postés ne travaillaient déjà, avant les 35 heures, que 37 heures par semaine en moyenne, à raison de neuf jours sur quatorze, un week-end sur deux et deux nocturnes sur quatre. Sans compter la sixième semaine de congés payés et toutes les journées de récupération octroyées en échange du travail volontaire un jour férié.

Les « errements » de la direction

Avec les 35 heures, les agents postés vont hériter de onze jours de repos en plus. « En compensation des vingt-deux dimanches travaillés dans l'année », précise Pierre Zinenberg, le représentant de SUD Culture, la deuxième organisation du musée. À charge pour la direction du Louvre, suspendue aux résultats des négociations conduites par le cabinet de Catherine Tasca, d'amortir le choc. « Pour ne pas augmenter encore le taux de fermeture des salles, nous allons concentrer la prise de ces jours sur le mardi, jour de fermeture au public », promet Didier Selles. « Cela n'empêchera pas les pressions à propos des quotas de congés fixés, en particulier dans la période des ponts du printemps, pronostique toutefois Serge Leduc, le patron de la surveillance. Il ne sera pas toujours facile pour l'encadrement de résister aux demandes des agents, avec lesquels ils doivent maintenir un lien de confiance étroit. »

Car, contrairement à son homologue britannique, l'encadrement du musée parisien souffre d'un cruel manque de légitimité. « Au point que l'on peut parfois se demander si ce ne sont pas les agents qui managent leurs chefs », raille un consultant qui a travaillé sur le dossier du Louvre. La Cour des comptes relève, pour sa part, que la direction du musée, « sachant qu'elle ne maîtrise pas la gestion des agents et qu'elle peut en outre être désavouée par le ministère de la Culture, est encline à tolérer des errements ou des comportements inadmissibles ». Au risque de laisser prendre de sérieuses libertés avec le service rendu au public. En témoignent les mille deux cent cinquante heures de travail annuel du personnel d'accueil, à raison d'une pause d'une demi-heure pour chaque demi-heure de travail, ce qui ramène la journée de six heures trente à trois heures quinze de travail effectif. « Un rythme qui résulte de la pénibilité du travail sous la Pyramide », plaident les syndicats. « Comme elle ne pouvait rien lâcher sur les salaires, la direction du musée a eu tendance à donner du temps libre », commente un cadre, en précisant que le musée est en train d'opérer une remise en ordre.

De l'ordre dans la maison

Les carences managériales du Louvre proviennent aussi des relations sociales très ambiguës qu'entretiennent la direction du musée, le cabinet de la ministre de la Culture et, en arrière-plan, Bercy, détenteur des cordons de la bourse, avec les organisations syndicales. Comme on le reconnaît volontiers à la direction du musée, « les syndicats obtiennent parfois de la tutelle ce que la direction n'arrive pas à obtenir ». Exemple : les créations d'emplois ou encore la résorption de la précarité qui a fait l'objet d'un protocole ministériel en 1999. Les organisations syndicales ont bien retenu la leçon. « Même si nous entretenons des relations cordiales avec la direction du Louvre, notre vrai interlocuteur est au ministère : il n'y a qu'à voir la vitesse à laquelle le cabinet engage la négociation dès lors que nous menaçons de fermer le musée », confirme Guilherme Ferrera, de la CGT.

Recruté, selon ses propres termes, « pour expliquer aux organisations syndicales que l'autorité relève dorénavant du musée », Henri Poinsignon a bien l'intention de mettre un peu d'ordre dans la maison. Aguerri par plusieurs années tendues à la tête de l'hôpital de Fort-de-France, le DRH du Louvre ne s'est pas démonté face à la soudaine avalanche d'arrêts maladie qui a curieusement décimé les rangs des caissiers le 2 janvier, premier jour de la mise en place de l'euro. Et qui a eu pour effet immédiat de provoquer d'interminables files d'attente de touristes transis de froid dans la cour Napoléon. « J'ai dépêché un médecin agréé pour qu'il s'assure de la réalité de l'état de ces malades. » Autre signe de ce changement de ton, la condamnation en référé, cet automne, pour « occupation illicite du domaine public » (des piquets de grève qui paralysaient l'entrée du musée, à l'aide d'antivols de motos). « Depuis ce jour, le musée n'a plus été fermé et les syndicats n'ont pas fait appel », se félicite le DRH, qui a proposé ultérieurement aux syndicalistes de négocier un décompte de leurs heures de délégation, combiné à une procédure d'alarme sociale comparable à celle en vigueur à la RATP. Pour l'heure, les syndicats n'ont pas donné suite…

De l'autre côté de la Manche, la direction du British Museum ne prend pas autant de gants avec les représentants du personnel. Pourtant, les quatre organisations représentatives des principaux métiers du musée, toutes affiliées au puissant Trades Union Congress (TUC), syndiquent plus de 80 % du personnel. « Même si elle est censée nous consulter sur ses orientations, la direction ne fait que le minimum et l'encadrement peut parfois se comporter de façon très dure avec les salariés », se désole Ursula Stone, représentante des personnels administratifs et commerciaux du musée. Ian Black, le DRH, assume : « À écouter les syndicats, il faudrait toujours négocier plus de transparence et plus d'équité. Mais comme la direction estime ne pas poursuivre les mêmes buts que les syndicats, nous nous en tenons à une simple consultation. » Pragmatique, Ian Black s'est fixé pour objectif d'obtenir l'aval des représentants du personnel sur 80 % des projets de changement, « le conflit étant légitime sur les 20 % restants ».

Il reste toutefois un vrai sujet de négociation entre direction et représentants du personnel, c'est celui des salaires. Un dossier d'autant plus compliqué qu'à la différence du Louvre, où toutes les rémunérations – de celle du vacataire à celle du président-directeur – sont codifiées dans la grille nationale des classifications de la fonction publique d'État, le British Museum s'est affranchi depuis des lustres de toute grille. « Il n'y a plus aucune transparence dans les salaires, s'emporte Ursula Stone, tout dépend en réalité de la date d'embauche ! » De fait, confirme Chris Jones, le directeur des opérations du musée, « les salaires d'embauche sont fixés en référence à ceux pratiqués sur le marché du travail ». Résultat, « en fonction de sa date d'embauche, une employée de vestiaire pourra gagner 21 632 euros par an, soit 4 563 euros de moins qu'une de ses collègues embauchée dans une période plus favorable », reprend Ursula Stone. Autre critique de Hadrian Ellory-van Dekker, le jeune représentant des conservateurs, la direction profiterait de la réputation du British Museum pour proposer des salaires moins élevés.

Des négociations qui s'éternisent

Pour les représentants du personnel, les négociations salariales annuelles constituent l'occasion privilégiée de « réparer ces énormes disparités », explique Frances Carey, représentante des cadres du British Museum. À la différence des musées français, où la tutelle a toujours le dernier mot en matière de salaires, direction et syndicats sont, au British Museum, forcés de déboucher sur un accord. « C'est un système équitable, souligne Frances Carey, car il ne peut y avoir d'augmentation de salaire sans accord. » Conformément à la législation, les quatre organisations syndicales ne peuvent pas signer sans avoir obtenu, par un vote à bulletins secrets, l'aval de la majorité du personnel. Conséquence, il n'est pas rare que les négociations s'éternisent : en 2001, par exemple, l'accord salarial n'est intervenu qu'en septembre, avec effet rétroactif au 1er avril, au terme d'une consultation à laquelle ont participé plus de 650 salariés.

Au bout du compte, alors qu'un agent de surveillance parisien gagne moins de 10 euros l'heure, son collègue londonien en gagne près de 11, mais avec un coût de la vie supérieur. Vraisemblablement, les nantis du Louvre n'échangeraient pas leur sort contre celui des gardiens de musées britanniques, vestige de statut public accommodé à la sauce libérale.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle