logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Responsabilité civile et pénale du cadre : les baïonnettes intelligentes

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.03.2002 | Jean-Emmanuel Ray

En exécutant les ordres de son employeur, le cadre peut s'exposer à des poursuites civiles ou pénales de tiers. En matière civile, pas de problème : s'il n'a pas excédé les limites de ses fonctions, le salarié sera exonéré de toute responsabilité. En matière pénale, c'est moins simple.

Si l'on écarte la responsabilité spécifique de certains cadres délégataires en matière d'hygiène et de sécurité, la mise en cause de la responsabilité civile ou pénale d'un salarié demeurait exceptionnelle grâce à une politique volontariste de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Le paradoxe est aujourd'hui que si l'employeur a de grosses difficultés à poursuivre son salarié, la victime du dommage causé par ce dernier (ex. : client, voisin… ou concurrent) ne se heurte pas à de tels obstacles. Nolens, volens et vu la croissance exponentielle des incriminations pénales au périmètre incertain dans la France aujourd'hui, aucun cadre n'ayant fait qu'exécuter des ordres très créatifs en matière fiscale, de surveillance informatique des salariés ou de politique commerciale agressive n'est aujourd'hui à l'abri de poursuites émanant d'un tiers ayant subi un dommage. Ce dernier pouvant d'ailleurs agir en justice afin d'obliger la société en cause à se montrer compréhensive, sinon généreuse dans la négociation à venir, évitant ainsi de se mettre à dos une bonne partie de son encadrement scandalisé par ce nouveau mistigri juridique.

« L'affirmation de la faculté d'agir en responsabilité met en œuvre l'exigence constitutionnelle posée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont il résulte que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Dans sa décision du 9 novembre 1999, le Conseil avait constitutionnalisé l'article 1382 du Code civil, allant ainsi beaucoup plus loin que dans sa décision du 22 octobre 1982 qui avait refusé une quelconque irresponsabilité civile des syndicats à l'occasion des conflits collectifs, mais au nom du droit pour toute victime d'obtenir réparation. Position partagée par nombre de juridictions raisonnant de plus en plus en fonction de la solvabilité de l'un ou de l'autre. Bref, « qui est assuré » ?

Abus de fonctions et arrêt Nikon

C'est l'employeur-commettant qui, et ce n'est pas un hasard, répond a priori des dommages causés par les préposés qu'il a sous ses ordres (C. civ., art. 1384, al. 5). Or si tout préposé n'est pas forcément salarié, tout salarié est préposé du fait du lien de subordination qui le lie à son employeur. Il est donc rare que la victime soucieuse d'obtenir réparation intégrale se tourne en priorité vers le préposé. Elle préfère assigner l'employeur, plus solvable et surtout assuré.

Encore faut-il qu'il ne s'agisse pas d'un abus de fonctions, autrement dit que le salarié n'ait pas « agi sans autorisation, à des fins étrangères à ses attributions, s'étant placé hors des fonctions auxquelles il était employé ».Auquel cas il risque de se retrouver en tête à tête avec sa victime. C'est par exemple la conclusion à laquelle est arrivé le TGI de Lyon le 20 février 2001 à propos d'un informaticien licencié ayant, de son nouveau poste de travail et à l'insu de son second employeur, bombardé avec succès la bande passante du premier. « Ces actes sont, sans contestation possible, étrangers à l'exercice de ses fonctions », indiquait le tribunal, exonérant la seconde entreprise (chanceuse) de toute responsabilité, mais condamnant le salarié à verser 300 000 francs de dommages-intérêts à son ex-employeur. Mais un salarié ayant assassiné son chef de service à la suite de l'annonce de son licenciement ne s'était pas placé hors fonctions (Cass. crim., 25 mars 1998), et il en va de même de gardiens ayant volé du matériel : obscure clarté de la jurisprudence sur l'abus de fonctions, en raison de divergences d'optique entre les différentes chambres de la Cour de cassation…

L'arrêt Nikon du 2 octobre 2001 interdisant à l'employeur de prendre connaissance de tout courriel titré « personnel » n'a-t-il pas ouvert une seconde brèche en ce domaine ? Un chef d'entreprise peut-il être encore déclaré automatiquement responsable de dommages causés à autrui par la faute d'un de ses salariés (ex. : diffamation, destruction de données, harcèlement par courriels…) alors que la mention « personnel » semble désormais lui retirer les moyens de contrôle et de surveillance fondant cette responsabilité du fait d'autrui ?

Quid, enfin, d'un informaticien allant se promener sans aucune identification dans le système de données du concurrent ? Hors fonctions, donc seul responsable ? Mais à qui profite le crime ? Ne serait-il pas en service (discrètement) commandé ? À notre époque de guerre économique, où le véritable capital d'une entreprise est informationnel, les fameux hackers ne sont pas seulement de jeunes et facétieux ludions se livrant à des concours de pêche au grand bug. Deux arrêts récents rendus par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation ont sur ce dernier terrain modifié la donne : la CFE-CGC s'est d'ailleurs en janvier 2002 émue de cette « dérive ».

Responsabilité civile seule

Un pilote d'hélicoptère salarié procède à l'épandage d'herbicides sur des rizières : vent camarguais aidant, des cultures voisines sont atteintes. Si l'on devine qui est incompétent, qui est civilement responsable ? Son employeur certainement, aucun abus de fonctions ne pouvant en l'espèce être reproché au pilote. Mais l'entreprise peut avoir été mise en liquidation, n'être pas assurée, ou la victime vouloir faire littéralement payer sa faute à la personne physique qui a commis le dommage. « N'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant. » Rendu par l'Assemblée plénière le 25 février 2000, l'arrêt Costedoat écarte d'un attendu l'article 1 382 du Code civil, créant un cas d'irresponsabilité favorable au préposé qu'est le salarié qui n'en peut mais : il faut travailler pour vivre, et l'adage « nul n'est censé ignorer la loi » ne s'applique plus qu'aux membres de la Cour de cassation ou du Conseil d'État.

Cet important arrêt est bien dans la ligne de la jurisprudence de la chambre sociale, rappelant régulièrement que le salarié ne répond pas à l'égard de son employeur des risques de l'entreprise. Sa responsabilité ne peut donc être recherchée par son entreprise qu'en cas de faute lourde au sens du droit du travail, c'est-à-dire dolosive en droit civil. Très dolosive est-on tenté d'écrire puisqu'en matière de vol, par exemple, « si ce délit implique un élément intentionnel, celui-ci n'implique pas, par lui-même, l'intention de nuire à l'employeur » (Cass. soc., 3 octobre 2000). Bref, le salarié a soustrait la chose d'autrui dans son propre intérêt : « Méfiez-vous du meurtre, car il conduit au vol, parfois même à la dissimulation. »

Même motif et même sanction pour l'employeur voulant se faire rembourser les 144 communications téléphoniques personnelles mais interdépartementales passées par sa salariée : directement, il s'agirait d'une sanction pécuniaire prohibée. Et comme passer sa vie au téléphone (ou sur le Net) ne témoigne d'aucune intention de nuire (cour d'appel de Bordeaux, 23 avril 2001)…

C'est justement pour éviter au salarié de devoir payer quoi que ce soit à son propre employeur que la chambre sociale avait abandonné sa jurisprudence permettant de mettre en cause celui ayant commis une faute impardonnable proche de la stupidité, « l'épaisseur incommensurable de la bêtise » évoquée par Jean Carbonnier. Le licenciement disciplinaire, alors prononcé pour faute grave, donc privative des indemnités de rupture, constitue en effet déjà une lourde sanction. C'est dans cette même optique de limitation de responsabilité civile qu'en matière de grève, où la faute lourde est le seuil de riposte disciplinaire (C. trav., art. L. 521-1) mais où l'intention de nuire est forcément présente, la Cour a créé une faute plus lourde que lourde : la faute lourde de grève (Cass. soc., 15 mai 2001 : délit d'entrave à la liberté du travail).

L'employeur ne versant dans cette hypothèse ni indemnités de rupture ni indemnités de congés payés, il lui revient de prouver l'intention de nuire : il est aujourd'hui rarissime qu'il puisse le faire, sauf menace préventive du salarié (« Si vous…, je vous préviens que… »), témoignage de collègues généralement malintentionnés, ou encore mésaventures récurrentes (ex. : bug annuel au jour anniversaire du licenciement du responsable informatique).

Ni la convention collective, ni le règlement intérieur, ni a fortiori un usage ne permettent de descendre en dessous de ce seuil jurisprudentiel d'ordre public. Pas davantage une clause expresse incluse dans le contrat de travail, « quels qu'en soient les termes, en l'absence de faute lourde ». Mais l'irresponsabilité civile du salarié obéissant aux ordres proclamée par l'arrêt Costedoat s'étend-elle à l'hypothèse d'infractions pénales ayant causé un dommage à autrui ?

Responsabilité pénale et constitution de partie civile

Comme tout citoyen, un cadre s'étant livré même sur ordre à des actes réprimés par le Code pénal met en jeu sa propre responsabilité pénale (Cass. crim., 13 mars 1997). Dans la pratique, cependant, le lien de subordination amène souvent le juge répressif à une bienveillance proportionnelle au rang hiérarchique du prévenu. La théorie militaire des « baïonnettes intelligentes » permettant de refuser d'exécuter un ordre manifestement illégal est en effet aussi belle à expliquer que difficile à appliquer sur le terrain, avec l'inscription à l'ANPE comme seule médaille.

Mais la victime peut-elle se constituer partie civile et obtenir réparation, alors que le préjudice résulte d'un ordre patronal ? Double écueil : 1° L'équité trouve-t-elle son compte dans la mise en cause d'un salarié à qui le crime ne profite pas, ayant simplement exécuté des ordres dont son employeur est le seul bénéficiaire et à qui toute action en garantie ultérieure est interdite ? 2° S'il est classique qu'en cas de dommage il puisse y avoir responsabilité civile sans responsabilité pénale, l'inverse serait paradoxal.

Cadre des services administratifs et comptables d'un hypermarché, Patrick C. établit à la demande de son employeur de fausses attestations de stage afin d'obtenir les avantages financiers liés à l'embauche de contrats de qualification. Le frauduleux montage ayant été découvert, il est condamné par le tribunal correctionnel d'Évry à 10 000 francs d'amende avec sursis pour faux, usage de faux et escroquerie : rien que de très classique. Ce qui l'est moins est la constitution de partie civile et la condamnation du cadre à des dommages-intérêts à ce titre ; demandant la simple application de la jurisprudence Costedoat, ses avocats avaient plaidé son irresponsabilité civile, personne ne contestant qu'il avait agi dans le cadre de la mission impartie. Élargissement écarté par l'Assemblée plénière le 14 décembre 2001 : le salarié « condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur ordre de son commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers engage sa responsabilité civile à l'égard de celui-ci ». Arrêt qui fait un peu désordre avec l'arrêt Costedoat rendu par la même assemblée l'année précédente, lui-même peu conforme à la décision du Conseil constitutionnel de 1999.

Bref, un malheur n'arrive jamais seul. Désormais le salarié, civilement irresponsable en l'absence d'infraction, pourra s'il commet un délit intentionnel sur commande patronale être non seulement condamné sur le plan pénal, mais se voir condamner à de lourds dommages-intérêts au profit du tiers s'étant constitué partie civile. Avec l'éventuel effet pervers d'un recours accru aux tribunaux répressifs par la victime voulant contourner la jurisprudence Costedoat.

FLASH

Clause de non-concurrence ? D'exclusivité ? De confidentialité ?

« Le contrat de travail est exécuté de bonne foi » : le nouvel article L. 120-4 issu de la loi du 17 janvier 2002 n'est pas un scoop. Mais s'il visait l'employeur, le salarié pourrait aussi bénéficier de son application, particulièrement celui flirtant avec la concurrence. Mais l'obligation de non-concurrence inhérente au contrat de travail ne doit pas être confondue avec la clause de non-concurrence ni avec une clause d'exclusivité ou de confidentialité.

– « La clause par laquelle un salarié s'engage à consacrer l'exclusivité de son activité à un employeur porte atteinte à la liberté du travail. Elle n'est donc valable que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. » L'arrêt du 29 janvier 2002 sanctionne une entreprise ayant imposé cette clause à un salarié à temps partiel qui, pour vivre, peut légitimement chercher à travailler ailleurs.

– Dans l'arrêt Nikon du 2 octobre 2001, le créatif ingénieur ayant intitulé « personnel » ses courriels avait par ailleurs réclamé à son ex-employeur la contrepartie financière de la clause de non-concurrence prévue par la convention de la métallurgie, invoquant une clause lui interdisant « de divulguer des informations expressément confidentielles ». Comme l'indique la Cour, cette clause de confidentialité « n'interdisait pas au salarié de s'engager au service d'une entreprise concurrente après avoir quitté la société ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray